samedi 2 avril 2016




Keboemen

8 avril 1935

Merci infiniment de vos lettres no 80, du mot de Papali, de celle de Chuggou et de la lettre arrivée par enveloppe spéciale (séparée), de mon Charlot. Comme toujours vos lettres ont été lues avidement, avec plaisir, et un tas d’autres sentiments. Nous nous réjouissons avec Chuggou de l’honneur qui lui est dévolu (conduire un nouveau modèle de tank), mais chez moi ce plaisir n’est pas sans mélange en pensant aux conflits politiques et diplomatiques incessants, dans lesquels se débat l’Europe. Enfin Oscar m’a rassurée tant bien que mal, me disant qu’eux aussi avaient des tanks dans leur armée, et que c’était des grosses caisses bonnes qu’aux parades, qu’en réalité elles ne servaient pas à grand chose en cas de guerre. Cela va peut être donner une petite douche à ta vanité de chauffeur, mon Chuggou, mais pour moi cela vaut beaucoup, même si je n’y crois qu’à moitié, car il se pourrait bien que mon Buby, par bonté de cœur, se laisse aller à dire des choses pas trop justes. Enfin, j’ai décidé de le croire, ce qui contribue beaucoup à me rendre ma tranquillité.
Quant à Charlot, je vais lui écrire spécialement et pour cela j’écourterai un peu la lettre commune.
Cette semaine a bien passé, mais beaucoup trop vite.
Le mercredi nous avons décidé que j’irais avec les Engelhart, faire cette journée décidée depuis longtemps près de Tjilatjap. Buby ne pouvait pas y venir ne voulant pas laisser la fabrique seule sans surveillance européenne, du moment que les Röhwer étaient de la partie. Cela m’embêtait bien de laisser Buby seul à la maison, mais d’un autre côté, il fallait un peu tenir compte des Engelhard qui avaient décidé ce pic nique  avec nous, et cela aurait déjà été la seconde fois qu’à la dernière minute, quand tout était décidé que nous nous retirions, alors nous avons décidé que j’irais seule. Je ne me promettais pas beaucoup de plaisir mais je me suis bien amusée tout de même. Une fois avec toute la compagnie, je me suis dit que cela ne servait à rien de regretter Buby, cela ne l’amènerait pas, et puisqu’une fois nous avions dit A, je voulais aussi dire B et en avoir pour mon argent.


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Nous devions partir de Keboemen, toutes les autos ensemble, à 4 heures du matin. Nous sommes partis à 5 heures, parce que les Rickshaw ont eu une demi-heure de retard, ces gens qui attendent toujours le point sur les i des autres, de leur prochain ! A 8 heures nous étions à Tjilatjap, où nous sommes montés sur un grand bateau à moteur, comme notre « Rousseau », par exemple, par une pluie battante, un ciel gris qui ne semblait puis vouloir finir, nous étions une quarantaine de personnes, de Premboen, Keboemen et Tjilatjap. L’ambiance a tout de suite été agréable, et moi j’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver tout ce monde. Je m’en suis fichu une bosse de parler, de rigoler, de m’amuser. Il y avait quelques uns des officiers du Saleier, le bateau ancré à Tjilatjap pour deux mois. 
le bateau

Il y avait aussi des gens que je ne connaissais pas encore, mais cela ne m’empêchait pas de parler et rire avec eux comme si nous nous connaissions depuis 10 ans. Pourtant j’étais beaucoup avec madame Engelhart, (tante Engel en  oom hard (mais je prononce Hart, ce qui veut dire cœur !) leur titre officiel maintenant). Ils ont bien pris soin de moi, oh tout le monde d’ailleurs, j’aurais toujours dû être à trois places à la fois. La promenade était belle sur cette Kinderzee, le bras de mer entre le rivage de Tjilatjap et l’île de Noesa Kembangan (Nusa Kembangan, voir ci-haut Géographie), dont je vous ai déjà parlé. Cela forme un lac de la grandeur du Bodensee, mais pas si régulier et par place seulement aussi large qu’une rivière pour ensuite s’élargir en une gouille (flaque) assez grande pour n’en plus voir les rivages, et finalement recevoir une large rivière tranquille dont nous avons remonté le cours pendant un certain temps. Autour de l’île de Noesa Kembangan, la profondeur est assez grande pour laisser passer les plus grands bateaux, tandis que près de la rive de Java, l’eau se perd dans d’immenses marécages (mangrove) peuplés de crocodiles. C’est un terrain sauvage, très bon pour la chasse. Nous avons vu des singes se balancer d’un arbre à l’autre, une quantité d’oiseaux que je ne connais pas encore, et des crocodiles, mais moi je ne les ai pas vu arrivant trop tard (on n’est pas de Berne pour rien !). 
village lacustre

Au milieu de cette gouille se trouve un village sur pilotis, dont les habitants vivent encore comme les lacustres en son temps, chez nous. Ils ne s’occupent que de pêche, y allant dans des canots faits d’un tronc d’arbre creusé, comme celui qui est exposé au Musée Schwab dans le jardin du Pasquart gauche (s’il y est encore) (oui !) Je vous dis, on se croyait transporté au temps de la pierre presque. Les maisons étaient aussi reliées entre elles par des ponts en bambou et en bois, comme le montrent les images des livres d’école chez nous. 
Ce qui m’a le mieux plu, c’était ces gosses tout nus, d’une belle couleur café au lait ou chocolat, formant un ensemble parfait avec leurs étroites embarcations qu’ils faisaient avancer avec une pagaie, et viraient autour de notre bateau avec une adresse étonnante qui nous faisait crier des fois, alors ils riaient avec leurs grands yeux noirs et leurs magnifiques dents blanches. Ce que ces gens ont des dents ici, c’est fou, autant de dents, autant de  perles lumineuses. 
M.Engelhart dans la pirogue

Enfin, j’ai retenu quelques images impressionnantes de beauté, et une fois de plus je suis rentrée enchantées des Indes, émerveillée remplie d’admiration et d’un profond amour aussi pour ces sites enchanteurs. Je vous dis, cela vous prend, cela vous enlace, cela vous charme, on ne peut plus s’y soustraire.
Vous savez que madame v.Tinteren est très grosse, plus grosse que toi mamali, aussi plus grande, et elle a mon âge( !) alors nous nous sommes promenées par une des « rues » de ce village lacustre bras dessus, bras dessous avec un des officiers du Saleier. 
le groupe

A un moment donné un monsieur de la troupe voulait faire une photo et ordonne à tout le monde de se poser sur une sorte de place (toujours sur pilotis) adjointe à une des rues. Nous étions le plus près de cette place, et madame v.Tinteren et monsieur van den Hoek, sans arrière pensée et d’un bon pas, se préparent à se poster pour la photo, tandis que moi j’ai eu une seconde d’hésitation me demandant si ces pilotis seraient bien assez solides pour tout le monde voyant que le bois par place était pourri par l’eau (on n’a pas passé toutes ses années à Sutz pour rien !) mais il suffit de cette seconde pour que je ne sois pas entrainée avec mes deux amis qui ont fait une chute de plus d’un mètre. Les pilotis avaient cédé sous leur pas. Vous auriez dû voir cela ! Le gros de la compagnie étant un peu plus loin a poussé des cris et des éclats de rire, car ce devait être  comique, mais moi, pas bernoise cette fois, j’empoigne madame v.T. et je réussi à l’asseoir sur la rue solide sur laquelle je me trouvais encore, pendant que v.d.Hoek, agile, s’était accroché quelque part et remontait comme un singe en riant. Mais moi j’ai bien eu la frousse, après j’ai ri.
Nelly rit (à gauche)

Nous avions à bord un restaurant chinois qui s’occupait de notre dîner, naturellement que des mets chinois, très bons et si bon marché. Nous avons mangé chacun ce qu’il voulait, fait quelques photos, et 3 des messieurs ont tiré sur des crocodiles qu’ils voyaient ou croyaient voir, sur des chiens volants ( Kalong, ou roussette de Malaysiechauves-souris, flying fox, pteropus vampirus,)


kalong, chauve souris
  qui pendaient par centaines aux arbres, sur des poissons à soie et d’autres genres etc. car ces marais alternaient avec des bouts de forêt vierge. Vers 4 heures nous étions de retour à Tjilatjap où nous avons pris congé les uns des autres. Toutes les autos retournaient à Keboemen, pendant que les Röhwer et moi et encore une jeune fille restions à souper chez les v.Tinteren. Cela ne m’allait qu’à moitié, car j’étais fatiguée, plutôt j’avais un sommeil fou d’avoir ainsi été  à l’air toute la journée et puis je voulais rentrer pour tout raconter à mon Buby, qui avait été laissé seul toute la journée. Mais voilà, la Rickshaw tenait d’aller baigner, et ainsi ils ont accepté. Il y avait avec nous une jeune fille de 21 ans, actuellement fille au pair chez madame Ginsberg, à l’hôtel ici. Elle est assez sympathique, cette jeune, et elle fréquente un certain Cramer, ami des v.T. Il avait écrit aux Röhwer pour demander si sa jeune amie pouvait se joindre à eux pour venir à Tjilatjap, ils ont dit oui, et ainsi nous avons fait le voyage ensemble.  En revenant du bateau, pendant que nous faisions les adieux, ces deux ont disparus, Cramer ayant averti Röhwer qu’il nous retrouverait chez les v.T. Moi, m’ai bien compris cela, ces deux voulaient avoir un moment seuls ensemble, mais la Rickshaw a fait les hauts cris, disant qu’elle avait la charge de cette jeune fille que celle-ci ne savait pas vivre ( !!!). D’abord, j’ai aussi dit mon opinion, que je ne trouvais pas cela si terrible, mais je me suis vite tue, car elle s’exaspérait et pour un peu elle m’aurait encore dit que j’étais une entremetteuse ! Enfin, on juge toujours les autres par soi-même, et la morale que j’ai tiré de toute cette histoire, c’est que la Rickshaw doit bien avoir su profiter des moments seuls pendant qu’elle était fiancée !!! Enfin, la conséquence, c’est que la Rickshaw n’a plus fait attention à cette jeune, et si elle avait pu lui ficher un coup de pied, elle l’aurait fait, alors moi j’ai fait contre poids ! Tout l’après midi sur le bateau, pendant que moi je m’amusais avec tous et chacun, la bonne Rick était assise sur une chaise, toujours la même avec une des seules dames qu’elle connaissait ici de Keboemen. Vous pouvez penser si elle m’observait et si elle pouvait, elle viendrait en dire du mal de moi. Elle n’a pas pu se retenir, en rentrant, quand je disais que je m’étais bien amusée, Oui! – tu étais déchaînée !
Elle devait rager, la Ric, de me voir si gaie et si à la maison parmi tout ce monde oh, cela me faisait plaisir ! Je n’allais au moins pas trop vers elle, bien que quand j’y étais elle tâchait de me retenir comme elle pouvait m’offrant tout ce qu’elle avait à offrir pour me faire rester, mais la Näggeli trouvais toujours vite une autre excuse pour se joindre à un autre groupe.
A Tjilatjap elle a été chez le coiffeur, et moi, je n’ai pas pu résister à la tentation de faire couper ma tignasse aussi, résultat j’ai de nouveau une tête pas très belle, pour en dire le moins possible ! Cela c’est embêtant ici, car enfin je ne peux pas toujours filer à Semarang, c’est trop cher. C’est comme si j’allais de Bienne à Romanshorn pour me faire couper les cheveux !
Il a de nouveau fait beau chez les v.T. nous étions à la maison à minuit, partis de Tjilatjap un peu avant 10 heures. Il nous a fallu traverser la grande rivière sur ce ponton dans une nuit noire, sauf avec beaucoup d’étoiles, entre autre la grande ourse juste au-dessus de nous. J’en ai joui de ce quart d’heure de traversée, pendant que les hommes ramaient et poussaient avec leurs bambous, c’était beau, c’était les Indes, c’était l’aventure… et la Ric faisait presque aux culottes de peur, ce qui ajoutait encore à mon plaisir.
En arrivant, Buby se promenait devant la maison avec Tipsie, c’était bon de revenir à la maison !

Vite un mot à maman, avant que je l’oublie : J’ai lu dans le Journal (du Jura) les promesses de mariage d’un René Fell, divorcé, rédacteur. Est-ce Gilles ? Ce gueulon enfariné de chez Gassmann ? éditeur du JdJ ? Ecris-le moi stpl.

Non, John est encore toujours à Solo, mais peut être qu’ils iront à Batavia pour être mieux situés pour chercher une place, car John ne veut pas rester là à Solo où il n’y a pas d’avenir. Nous avons l’intention d’y aller un week-end, sitôt que Visser sera de retour de nouveau. Oui je crois bien que Itje Voskuil aimait bien venir chez vous, car quand j’ai parlé de sa dernière visite à ses parents, ils ont eu l’air gaiement contents. Madame V. m’a aussi offert de prendre quelque chose pour vous, j’ai déjà acheté quelques petit chose, mais je ne vous dirai pas quoi ; toutefois il n’est pas permis de se faire des illusions pensez à mon porte-monnaie ! Mais j’ai toute de même du plaisir à mon achat, je vais toujours le regarder.
J’ai trouvé dans le Jardin des Modes une annonce pour un buste. Demande à Hedy si elle croit que c’est bon cela. Je vais écrire à Paris directement pour en demander le prix encore sans engagement bien sûr. Que Hedy te dise si elle y trouve des désavantages et tu m’écriras stpl.

Mes chers, j’ai sommeil, à la prochaine fois, beaucoup de muntschis à chacun. Ge….

A la main : pour aller à ce pic-nique dimanche, je me suis vite fait une robe en shantung épais, très bien réussie, tout le monde l’admirait…


Cilacap/Tjilatjap et île Nusa Kambangan
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