Batavia
28 octobre 1936
A sa maman
Si mes
lettres te font plaisir, les tiennes m’en font tout autant, si pas plus. Merci
de tout cœur pour la 145. J’ai eu
plaisir d’apprendre que tu as aussi été voir le film de Chevalier.
Charrette,
nous avons toujours le derrière au cinéma ces derniers temps. Cette semaine
nous y avons déjà été trois fois et il est bien probable que nous y irons
encore deux fois. Avant hier, nous avons vu le Petit Lord Fauntleroy, dont nous
lisions le livre quand nous étions gosses.
Je suis si
contente que tu peux de nouveau jouir de la forêt, et surtout la forêt de sapins que rien n’égale, pas même la
forêt vierge. Cette dernière
impressionne par son gigantesque, son
mystère sauvage, sa végétation
abondante, tandis qu’une forêt de sapins, ces beaux sapins qui montent tout
droit vers le ciel et dont les branches forment des voûtes gothiques m’a
toujours fait penser à une cathédrale de
la nature, remplie de silence, de calme et de paix. J’y ai encore pensé
hier soir en voyant un film en couleur des Rocky Mountains, des ruisseaux de
montagnes, des lacs de glaciers entourés de sapins sombres et majestueux.
C’était beau et cela m‘a reportée en Suisse dans notre cher Jura. Ah oui, elle
est belle notre Suisse et je suis contente de penser que je reverrai sa nature
un jour, Les belles promenades que nous ferons ! Tu sais, j’aime bien
penser à ces choses-là, mais cela ne me donne pas le mal du pays. Non, je m’en
étonne même combien je reste calme
et contente en des occasions pareilles. La vie ici m’offre aussi tant de beaux
côtés.
C’est
drôle, comme nous avons en nous cet immense amour de la forêt, de la nature. C’est moi qui avait encore été
faire une dernière promenade avec la grand-mamali. Nous avions pris le funiculaire
à Evilard et nous sommes descendues par la forêt, c’était au printemps avant
d’aller à Sutz. Elle pensait bien que ce serait sa dernière promenade et je
sentais comme elle en prenait congé de sa chère forêt.
Il y a
quelques jours, j’ai rêvé d’elle, je ne me rappelle plus du rêve, je sais
seulement que j’avais du plaisir à sa présence, elle venait pour m’aider, mais
je ne sais plus en quoi.
Oui, tu as
aussi eu une douloureuse chez ton Dr. il sait aussi saigner celui-là. Hier nous
avons fini chez le dentiste. Nous en avons en tout et pour tout FL. 375.- en payant comptant. Oui, je
fais bien attention à ma santé. Je me porte beaucoup mieux, je suis bien ma
diète, ne mange pas de choses lourdes ni grasses, beaucoup de fruits et je me
porte bien.
A la
soirée de Nikkels je n’avais pas mis
le beau médaillon en or mais un pendentif en brillants formant une rose au bout
d’une tige très fine, et à la ceinture j’avais aussi un clip de brillants
(faux) mais qui brillaient quand même très bien et faisaient grand effet. La
ceinture était de suède noire sur cette robe bois de rose.
Annie Elout a accouché d’un fils, elle aurait tant voulu une fille ! C’est venu plus
vite qu’on ne pensait. Le vendredi j’avais encore acheté un melon que je
voulais lui porter le soir, car elle les aime, mais ce soir là Oscar est revenu
très tard du dentiste, de sorte que nous avons décidé de remettre la visite au
lendemain, mais cette même nuit à minuit Elout l’a conduite à l’hôpital. Il
paraît que l’accouchement en lui-même a bien été, l’enfant est venu très vite
mais c’est le placenta qui ne voulait pas sortir et ils ont dû avoir un
spécialiste. Annie a été un peu endormie pour cela. Maintenant elle va bien il
paraît. On craignait encore des complications, mais jusqu’à présent tout a bien
été. Je n’ai pas encore été la voir mais nous avons immédiatement fait envoyer
des fleurs. Je vais quelques fois chez elle à la maison voir si tout va bien
avec Fransje (le petit garçon des Elout) qui est souvent seul, et le soir après
l’accouchement nous sommes restés à souper avec Elout. Il était très fatigué,
mais il aimait bien avoir un peu de compagnie. Il doit avoir été très bon pour
Annie. Il a bien ses défauts, mais il a un cœur d’or aussi il est très bon et
dévoué quand il s’y met. Au fond, il s’est conduit comme chaque mari doit le
faire quand sa femme passe par un moment pareil, n’est-ce pas ? L’enfant
se porte bien aussi.
Merci
d’avoir acheté ces petites chemises pour Fransje. Non tu as eu raison d’en
acheter que 3 pour commencer. Tu me diras ce que cela coûte.
Le cape,
je ne l’ai pas donné à Annie après tout. Elle n’allait plus jouer au golf les
derniers temps et ainsi elle n’avait pas directement besoin du cape, donc je
l’ai gardé pour moi, il me rendra service aussi, une fois ou l’autre.
Quant à
ton expérience avec Charlot, sois
tranquille, je ne te trahis pas. Je sais me taire aussi, va. Si Charlot est
nerveux, cela vient probablement de sa jeunesse. Ces heurts qu’il y a entre
vous quelques fois proviennent du contraste entre les deux générations plutôt
qu’entre vous personnellement. Surtout ne te fâche pas et continue d’avoir
pleine confiance en tes garçons, même s’ils marient une des trois belles filles que tu crains. Chacun sa
vie, Mamali, il faut que la destinée s’accomplisse.
Qu’Irma
Hadorn soit devenue vilaine ce n’est pas à s’étonner, on prend toujours
l’expression de son intérieur et cela ne doit pas être joli en dedans
d’elle !
Quant à
son opinion de faire soi-même de belles toilettes, je t’assure qu’elle n’a pas
tort. On gâte les maris, je l’ai déjà pensé quelques fois, sans vouloir me
plaindre en quoi que ce soit Buby n’a encore jamais trouvé que j’achète trop
etc, et chaque fois que je dis que je désire avoir cela et ceci pour une
nouvelle robe, il dit toujours : just
buy it, dear ! Il me dit toujours d’acheter tout ce que je veux pour
moi-même, mais le bon garçon n’a aucune idée de mes tours de force budgétaires
pour nouer les deux bouts. C’est vite dit d’acheter, et si je l’écoutais
toujours il serait bien étonné d’être sans argent vers le 15 du mois déjà. Cela
ne lui est encore jamais arrivé grâce à mon savoir faire. Il m’accorde tout,
mais il n’aucune idée ce que cela coûterait si je ne cousais pas moi-même.
Heureusement encore que c’est moi qui m’occupe des finances ! La
différence entre Irma et moi, c’est qu’ici on s’entend, tandis que là !!!
Hé, je
crois bien que tu as du plaisir à ta nouvelle chambre à coucher. J’aime bien
m’imaginer ma Rötteli dans un bel entourage. Dis-moi quelle couleur ont les
petits bouquets de roses de la tapisserie, car je me promène avec l’idée de te
faire des petits tapis pour les tables de nuit. Mais stpl. ne te réjouis pas
d’avance, mais dis-moi toujours les couleurs. Oui, je n’ai pas de peine à croire que votre logement est
heimelig. C’est la même chose avec mon flat ici, tout le monde le trouve
rudement heimelig et bien, et pourtant c’est tout simple, mais il a du cachet.
J’ai
l’impression que j’ai aussi vieilli ces derniers temps, j’ai des pattes d’oie
au coin des yeux. C’est le climat. Batavia est tout de même beaucoup plus chaud
que Keboemen, hier par exemple nous avions à l’ombre, dans une chambre fraiche 32°C. Ce serait la saison des pluies et
la pluie ne peut pas percer. Tout le monde se traîne, jure et soupire mais il
n’y a rien à faire, c’est Batavia.
Merci pour
les bigoudis, si tu me les envoie. Ils sont très bons, je les emploie de
nouveau ces derniers temps et ils me font de belles boucles. Cela change un
peu.
La Banque
parle d’ériger une nouvelle fabrique à Makassar,
sur l’île de Celebes. Si le projet
se réalise, il y aura des chances que nous soyons placés là-bas, Buby aimerait
bien, et à moi cela ne me ferait rien, autant Makassar que Keboemen, ou un
autre trou, quand il faudra quitter Batavia.
Je
m’aperçois que je viens de t’écrire deux feuillets. Il ne restera donc plus de
papier pour la lettre générale et j’espère qu’ils ne m’en voudront pas. Ce sera
pour une autre fois.
Dis à Papa
que j’ai été voir où se trouvait ce
Louka (fort probablement un client de
Milex). C’est comme je pensais, il habite une petite maisonnette à l’apparence
assez honnête pour que je puisse y aller si Oscar ne s’y oppose pas. Ce Louka
est une sorte de rhabilleur (métier d’horlogerie, réparations), selon
l’écriteau qu’il a devant sa porte. Ce n’est pas un Européen, sans quoi j’y
aurais déjà été.
Pour le
moment j’ai la rage de broder, j’ai pris tous mes Jardins des Modes et je copie
les ouvrages là-dedans, il y en a qui sont ravissants. Au fond je dois cela à
la madame Bos ci-dessous. Elle vient souvent me rendre visite le matin, car
elle ne fout rien de rien, ne touche jamais une aiguille. Moi cela ne me va pas
de perdre mon temps à babiller, surtout que ce ne sont jamais des choses bien
intéressantes, alors quand elle vient j’ai toujours un ouvrage sous la main.
Ainsi en parlant je ne perds pas mon temps. J’ai déjà fait de beaux petits
napperons ainsi et je vais continuer. C’est ce qui s’appelle to make the best
of a bad situation !
Après
demain, samedi, on va chez les Hausermann. C‘est sa fête à elle et elle donne une party. Je me demande comment cela
ira, Oscar, cela l’embête jusqu’à 100 et retour de devoir y aller, mais je m’en
fous, on ne peut pas toujours se retirer. Elle aura 19 personnes et elle habite
une toute petite maison ! Brrrr ! Je t’en dirai des nouvelles dans ma
prochaine lettre.
Maintenant…..Toujours
de tout cœur……