vendredi 1 avril 2016





Keboemen

31 mars 1935

J’ai eu beaucoup de plaisir à ta lettre no 79, du 19 mars. Merci.
Donc, tu as un nouvel atout dans tes sentiments de fierté maternelle ! Je crois qu’il sera bientôt nécessaire de faire surélever le toit de la fabrique, tu y veilleras Faaather, sans quoi maman sera obligée de passer sa tête par les lucarnes pour pouvoir rester debout, et bientôt elle n’aura plus besoin de prendre un billet pour la Jungfraujoch, une ou deux visites de plus du colonel suffiront pour la faire arriver là sans peine ! Mais, flûte, j’ai beaucoup à vous écrire cette fois-ci, je ne vais donc pas perdre mon temps en méchancetés, quoique j’en aie encore une bonne réserve, pour une autre fois !

Je crois que je vous avais annoncé dans ma lettre de la semaine passée, que M. Voskuil venait nous faire sa visite d’adieu. Nous l’attendions donc mercredi matin, Buby a été à la gare, pendant que moi, je guettais pour les voir venir. Tout à coup je vois que madame Voskuil était aussi avec. Cela a été une bonne surprise. Ils sont directement venus chez nous où je leur ai offert une tasse de café. C’était 9 heures du matin. M.V. a beaucoup maigri, et elle avait aussi l’air chagrinée. C’est sûr, ce n’est pas gai pour eux, être venus ici et ne pas pouvoir accomplir le but de leur visite. Mais il a rencontré des difficultés qu’il n’a pas eu la force de maîtriser. L’administrateur de Rankas Bitoeng, celui qui a quitté, est à moitié fou, et a fait tant d’histoires, il a aussi traîné le nom de M. V. dans les journaux d’une façon insultante, etc, etc. Enfin, ils étaient plutôt abattus quand ils sont arrivés, mais ils ont trouvé de la sympathie chez nous, et je crois que cela leur a fait du bien. Vous comprenez, nous pouvions nous donner naturellement, il n’était plus notre patron, nous ne le considérions que comme ami. Madame est restée vers moi, pendant que les messieurs allient faire un dernier tour par la fabrique, ce qui a beaucoup coûté à m. V. M. Visser est descendu de Kopeng pour l’occasion. J’avais de la rysttafel à dîner, et j’ai demandé les Voskuil de rester avec nous, ce qu’ils ont accepté avec plaisir. Visser est aussi venu boire l’apéritif mais je l’ai laissé aller sans l’inviter, malgré qu’il était seul à la maison. Oscar en l’accompagnant, lui a dit de venir manger avec nous, mais Visser n’a pas accepté. Je sais bien que j’aurais dû l’inviter, mais d’un autre côté, je sentais que cela n’allait pas aux Voskuil qui le connaissent à peine, et surtout ils n’étaient pas d’humeur pour être en société. Ainsi  seuls chez nous, ils pouvaient se donner comme ils se sentaient. D’ailleurs m. V. m’a encore dit qu’il était très content que je n’aie pas demandé Visser à dîner. Ce dernier aura peut être un peu été blessé, mais tant pis, je verrai à arranger les choses quand ils reviendront. Après tout il pouvait tout aussi bien aller manger chez les Röhwer, ce qu’il a fait je crois. J’ai de nouveau eu beaucoup de plaisir à avoir madame Voskuil. Eh, ce qu’elle m’a de nouveau apporté de la sympathie ! Elle n’aurait pas mieux pu me traiter si j’avais été une de ses filles. Je lui ai dit que Itje venait de passer le dimanche de Carnaval avec vous à Bienne, ils ne le savaient pas encore, et ont eu du plaisir à la nouvelle, car il paraît que Itje a été assez malade. Enfin, c’était très heimelig, et cette visite m’a fait un bien énorme de nouveau. Après dîner ils sont partis à l’hôtel, où j’avais retenu une chambre le jour avant pour monsieur Voskuil seulement, mais cela allait tout de même, pour dormir, et le soir nous devions aller souper à l’hôtel avec eux. Ils nous ont vraiment traités comme toi tu traiterais Flock dans les mêmes circonstances. En rentrant, ils passeront par la Suisse pour reprendre Itje, et passeront peut être par Bienne, pour te donner de nos nouvelles. Madame V. m’a aussi offert de prendre quelque chose pour toi, je voulais t’envoyer l’une ou l’autre chose d’ici. Je verrai ce que je peux acheter, mais je ne promets encore rien. Nous avons passé une belle soirée, et je crois que cela a aussi remonté les Voskuil, ils étaient tout autres quand nous les avons quittés. Mais en embrassant madame Voskuil en lui disant adieu, je n’ai pas pu m’empêcher de pisser de l’œil un peu, surtout en pensant à toi, qu’elle reverra sous peu. Ils s’embarquent vers le 15 mai. J’ai toutefois l’impression que madame Voskuil n’en revenait pas de me voir si bien, car elle me demandait toujours à nouveau, si vraiment je ne souffrais pas du mal du pays. Elle m’a avoué que les premiers mois et la première année presque, qu’elle était ici, elle pleurait régulièrement chaque soir ! et que cela arrivait à beaucoup de jeunes femmes, alors que moi, je nage comme un poisson dans l’eau fraiche. C’est beaucoup grâce à Buby, cela c’est vrai, vous comprenez, nous nous aimons bien et le bonheur d’être ensemble n’est pas encore épuisé !!! Au contraire, il devient toujours plus grand.
Le lendemain de cette visite, grand épisode en plusieurs actes pour Buby ! Le vieux Röhwer lui en veut et lui a reproché d’être cachotier, parce que Buby ne lui avait pas dit que madame Voskuil accompagnerait son mari. Une chose que nous ne savions pas nous-mêmes, vu que les V. se sont décidés au dernier moment de voyager ensemble. Enfin, Röhwer trouve et a dit qu’on le laissait toujours tout ignorer, que s’il voulait savoir quelque chose qu’il fallait toujours qu’il demande, mais qu’on ne lui disait jamais rien. S’il avait su que madame Voskuil était ici, il serait venu la saluer (et c’est justement ce que les Voskuil ne voulaient pas) Oscar a répondu du tac au tac, que lui n’était pas cachotier, et qu’il n’aurait eu aucune raison de taire la venue de madame V. s’il l’avait su avant qu’il l’ait vue descendre du train, que d’ailleurs Röhwer l’avait aussi bien vue entrer chez nous et pouvait venir lui faire ses adieux sans autre, que R. avait aussi parlé à M. Voskuil lui-même, etc, etc. A la fin, le vieux Röhwer demande encore un peu naïvement : Est-ce que  vous étiez au bureau, hier soir, tout étant fermé chez vous ? –  Non, Mr. Röhwer, à midi les V. ont mangé la rysttafel chez nous et le soir ils nous ont invités à souper avec eux à l’hôtel, parce que leur fille va aussi souvent chez les parents de ma femme en Suisse, alors une amitié vaut l’autre.
Depuis, c’est à peine si le vieux Röhwer nous salue encore. C’est naturellement de la jalousie, et aussi, le vieux tourne au pessimisme, il va broyer du noir un de ces quatre matins s’il ne le fait pas déjà avec sa vieille qui ne lui fiche pas la paix et ne peut pas économiser un demi sou sur leur paye alors que lui doit se priver de presque tout. Enfin, je crois que je vous meule cela dans toutes mes lettres ! Il y a 15 jours, Röhwer avait une dent contre Visser parce que ce dernier lui a ouvertement dit que, c’était ennuyeux de devoir travailler avec un vieux ronchonneur comme Röhwer. Maintenant, c’est notre tour d’être en disgrâce, jusqu’à quand ?
Aujourd’hui ils sont partis à Kopeng pour la journée, rendre visite aux Visser. Avant de partir ce matin, la Rickshaw est encore venue me demander si je n’avais rien pour madame Visser. Je lui ai répondu que non, que je ne saurais pas quoi lui envoyer. –Oh, moi je lui ai fait une tourte. – Avec cela elle voulait naturellement me fâcher, mais elle n’y réussit plus. Qu’elle lui en donne des tourtes à madame Visser, il faut bien qu’elle la flatte. Mais je ne sais, elle doit encore avoir eu une surprise dans son sac, la Rickshaw, car en partant elle m’a presque embrassée, elle m’a pris le bras affectueusement, et elle a fait des chimagrées comme si elle avait du chagrin de se séparer de moi pour un jour ! Naturellement elle a bien une raison pour cela, je ne peux pas encore la deviner, l’avenir me la montrera bien, car je la connais, cette peste. Peut être aussi qu’elle voulait seulement me faire envie et prendre sa revanche sur notre souper des Voskuils, cela c’est bien possible aussi.
Oh, je suis si bien maintenant que j’ai fait toutes ces expériences, je ne m’en fais plus et notre vie coule si douce si paisible si gentille si heureuse. Si je vous raconte toutes ces choses, c’est bien pour vous donner une idée de notre entourage et enfin, parce que je vous raconte tout de notre vie ici, la vie de tous les jours.
Je vous écris, assise dans ma robe rose qui est enfin terminée. Elle n’est pas si mal que cela, elle plaît à Buby, c’est déjà le principal. J’ai maintenant une nouvelle idée qui me trotte dans la tête, je me réjouis de m’y mettre sitôt que ce courrier sera loin, mardi matin. J’ai acheté une sorte de piqué de soie, jaune citron avec lequel je vais me faire une petite robe garnie de bleu. Cette semaine j’ai raccommodé des fonds de pyjamas et des chaussettes, et fait un petit manteau pour la petite van Tinteren, mais il n’est pas encore tout à fait terminé. Il faudra que je me mette à faire des pyjamas pour moi, je n’en ai plus un seul d’entier. Par mon type tailleur, celui qui a fait la robe de chambre, j’ai fait faire des pantalons pour Buby, selon un modèle, et il a assez bien réussi, de sorte que je lui en donne encore à faire. A propos de cette robe de chambre, bien sûr que je sais ce qui manque, et si cela avait été à arranger, je n’aurais pas manqué de le faire faire. C’est bien les enmanchures qui n’étaient pas coupées trop petites, mais bien trop grandes, et comme il n’y avait plus de restes, on ne pouvait rien y faire. Pensez-vous, j’en sais tout de même assez pour savoir où cela manque ! Malgré tout Buby aime bien sa robe de chambre et la porte toujours avec satisfaction.
Depuis quelques jours mon Buby a une maladie, une maladie très désagréable qui pourrait bien avoir des conséquences fâcheuses. C’est la maladie du radio. Jamais il ne joue assez bien, assez finement ou assez fortement. Toujours il est à y rafistoler, à grailler, à tourner, à visser, à essayer etc. C’est vrai que notre radio a quelque chose qui ne joue pas et Buby cherche où cela se trouve, la faute, mais flûte, ce que ce peut être embêtant quelques fois !!! Gare, quand il va lire ceci, pauvre de moi ! Pour le moment il est retourné au travail. C’est la fin du mois, et il sera au bureau tout le jour il ne peut même pas venir jouer au tennis, mais…mais… mais ce soir, il y a le match Hollande-Belgique (football), alors il faut qu’on écoute cela. Je continuerai à 5 heures, maintenant je vais faire mon ronron journalier. Tipsie m’a déjà précédée, de temps en temps elle vient voir si je ne viens pas encore, car elle n’est tranquille que quand elle me voit au lit alors elle s’apprête à dormir, pas avant.
Voilà, il est 8 heures du soir, je suis restée au lit jusqu’à 5 heures ensuite j’ai baigné et je suis allée faire quelques pas avec Tipsie. Vers 6 heures, Buby est rentré, a vite baigné, nous avons vite soupé et à 7 ¼ heures il est retourné à la fabrique. Moi, je viens d’écouter une conférence au radio et maintenant il me faut tout de même travailler encore un peu et je vais tâcher de finir cette lettre.
Nous venons justement de nous rendre compte que je n’ai aucune possibilité d’aller à Djocja en train, il n’y a pas de connections pour revenir le même jour. C’est embêtant ! Enfin, on verra à s’arranger autrement. Il faudra avoir recours à John, le décider à venir ici, me cherche une fois, si c’est possible.
Bah, c’est à peine si j’y tiens à ma machine, j’aimerais tant aller couper ma robe citron je viens de trouver un joli petit modèle très simple, et je brûle d’aller la copier. Oh oui, j’aime bien coudre, et naturellement que je tâcherai toujours de me perfectionner. Si seulement j’avais aussi pris un cours pour arranger mes chapeaux un peu.
Tu m’as bien fait rire en croyant que je n’arrive à rien parce que je suis énervée. Bah, c’est bien le contraire ! Il te faut penser que je n’ai que les matins pour faire quoi que ce soit, car mes après-midi se passent à dormir, et ensuite à jouer au tennis ou être avec Boili, et les soirées sont courtes, car nous nous couchons toujours assez tôt. Avec cela je reçois tous les 15 jours soit un Jardin des Modes, soit un Chic et Pratique qui m’apportent une foule d’idées excellentes que je voudrais toutes exécuter, des nappes, des coussins, des robes, des déshabillés, des pyjamas, des écharpes, des napperons, etc. etc. c’est fou ce que ces journaux sont bon. Si je me laissais aller, je resterais toute la journée  à faire toutes ces belles choses. Tu vois que ce n’est pas le cas, puisque justement à cause de ces promenades aussi, je n’arrive jamais à rien faire. Bah, il faut bien vous résigner à entendre mes doléances je n’ai personne d’autre à qui les faire, ayant tout de même pitié des oreilles de Boili.
Oui, ta lettre est venue par Rome cette fois-ci, c’est l’avion Amsterdam-Bandoeng qui s’arrête à Rome aussi, ainsi je l’ai reçue comme d’habitude.
Ainsi les garçons ne seront pas à la maison pour leur fête. Oui, les temps changent ! Je ne peux pas le croire non plus qu’ils aient déjà 22 ans, c’est fou, il me semble les avoir moi-même encore.  Oh oui, nos 5 ans ici passeront aussi  comme un rêve. C’est toute la vie qui est si courte, on s’en aperçoit surtout quand on est heureux.
Lundi matin, c’est le premier avril aujourd’hui, tous les fournisseurs viennent avec leur note, de sorte qu’il me faut toujours me déranger, ce qui fera une lettre un peu décousue.
Je viens d’avoir été à la maison des Visser, ils sont revenus pour un jour, madame est aussi là. Elle restera encore un mois là-haut, il paraît qu’il fait si beau et bon. Elle a maintenant un chalet pour elle, elle fait sa popote elle-même, avec toutes ses baboes etc. Ils peuvent vivre très bon marché, qu’elle dit.
Il est bientôt midi, toute ma matinée a passé encommérages, aussi avec la Rickshaw chez qui j’ai été payer le journal. J’y ai trouvé Mme Hartong, et naturellement je ne suis pas restée longtemps ne voulant pas me mêler dans les histoires de ces deux femmes. La Ric ne pouvait déjà pas me voir avec un bon œil, car elle a peur que je lui enlève la Hartong. Bah, c’est des vaches, les femmes, mais il y a des exceptions, témoins les Marchand...



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