Keboemen
12 août 1935
Oui, voilà
les deux années de mariage déjà passées. Déjà ! Elle va vite la vie.
Surtout pour les gens heureux. Merci de tout mon cœur pour votre lettre 98 avec tous vos bons vœux qui
se réalisent vraiment. Merci pour les grains de sel de papali, les mots de Chaggi
et Chüggu (Charlot et Louis). Cela m’a fait plaisir, cette lettre de
famille, car elles deviennent rares les lettres où chacun écrit un bout et c’est
à maman que revient la tâche de remplir les deux feuillets habituels. Votre
lettre a d’ailleurs été la seule qui soit arrivée à temps avec une lettre
pré-anniversaire de papa Woldringh. Les lettres avion n’arriveront que demain,
probablement. Mais allons vite aux faits, car j’en ai beaucoup à raconter et il
est déjà lundi soir, de sorte qu’il ne reste plus trop de temps.
J’en suis
restée à nos vacances à Sarangan.
Nous sommes arrivés avec le train jusqu’à Madioen(Madoera), une jolie résidence
qui a quelque chose de français, je ne sais quoi, mais il m’a fallu penser au
pays de Neuchâtel et de Vaud en y passant. Là, nous attendait l’auto de l’hôtel Lawoe qui nous a conduit à
Sarangan en une bonne demi-heure, non sans s’arrêter au pied de la montagne pour
remettre nos bagages à des coolies qui les montaient à l’hôtel, parce que la
pente de la route était si forte qu’elle ne permettait pas à l’auto de les
transporter avec nous. Quand ce fut fait, nous repartions pour aussitôt
attaquer une grimpée qui m‘a fait pousser les hauts cris. Bon sang, j’ai fermé
les yeux, pendant que Buby riait, mais je vous dis, j’avais l’impression d’être
à la foire de carnaval, sur l’un ou l’autre des Grands Huits ou Tobogan ou
engin à émotion. C’était formidable, figurez-vous que nous avons grimpé 1500 m
en trois km au plus, Oscar dit que c’est plutôt 2 km, mais je vous écris trois
pour éviter d’exagérer. Tout de même c’était comme si on montait à Chasseral (sommet du Jura suisse)
en ligne droite. Fou !
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Hotel Lawoe Photo Javapost |
Une fois arrivés, nous avons un peu été déçus à la
vue de l’hôtel qui était plein de gosses, une vraie pension de famille, mais à
la longue on en a été très contents, car la nourriture était excellente et
abondante. Aussi le service était assez soigné, un djongos pour 2 chambres.
Nous avions une des chambres les plus simples, une petite chambre de bain avec
wc, ensuite la chambre à coucher, meublées simplement mais propre et une
voorgalery vitrée très gentiment arrangée. La vue était magnifique et me
faisait penser à Macolin (au dessus du
lac de Bienne). Ce sont des Allemands qui ont cet hôtel, comme d’ailleurs
presque partout. Tous les hôtel de Sarangan sont en mains allemandes, des soldats retenus pour une raison ou une autre
pendant la guerre. Dommage qu’il n’y ait pas plus d’hoteliers suisses qui s’expatrient, cela me semble une assez
bonne affaire ici. Nous avons eu des Apfelstrudel, et un tas de mets allemand,
c’était heimelig. Toujours des légumes frais, entre autre aussi des asperges
fraiches, cultivées à Sarangan même, mais elles n’avaient pas trop de goût,
dommage. Là, j’ai bouffé, mes chers, j’ai bouffé, c’était presque une honte.
Mais cet air me donnait un appétit terrible. Il y avait de la salade à chaque
repas, alors j’ai demandé une petite assiette spéciale, comme Faaather le
dimanche, n’ayant plus de place sur ma grande assiette, et là j’empilais une
pyramide de salade. Tout le monde me regardait, mais cela m’était parfaitement
égal et ne m’a pas empêchée de jouir de tout ce que j’avalais, et deux trois
jours après, presque tout le monde m’a imité avec l’assiette à salade ! Je
crois que l’hôtelier devait être content de me voir décamper ! C’est tout
de même autre chose quand la cuisine européenne est faite par un Européen, ces
baboe-koki, cela n’apprend jamais les finesses de notre cuisine. L’hôtel a 20
chambres seulement, toutes réparties en pavillons. La prochaine fois nous irons
au Grand Hotel qui n’est pas beaucoup plus cher et offre un public plus varié.
Nous avons payé Fl. 8.-, pour les deux par jour. Cela fait environ Frs. 17.--,
ce qui n’est pas bon marché, mais il fallait compter avec la haute saison des
vacances scolaires.
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Sarangan Lake Photo Nelly |
Sarangan est unique. Le village est bâti au
bord d’un petit lac qui s’est formé dans le cratère d’un volcan éteint, de
sorte que l’on peut baigner, ramer, faire un peu de voile et surtout des
excursions, des ascensions, des promenades dans des forêts profondes, tantôt
encore vierge, tantôt ressemblant tout à fait à nos forêts jurassiennes aux
sapins plantés en lignes droites. Nous avons passé toutes nos matinées dans ces
forêts. Tous les matins nous étions debout à 7 heures, buvions notre café avec
un petit pain, nous faisions notre toilette et allions déjeuner. A 8 ½ heures
nous étions déjà en chemin, munis de nos appareils de photos, de jumpers,
lunettes fumées, chapeaux et un petit plan de la contrée, et nous allions à
l’aventure, marchant où bon nous semblait, mais presque toujours nous grimpions
jusqu’à la limite des forêts, là où se trouvaient les pâturages couvrant les
pentes du Lawoe, le plus haut volcan de Java avec le Smeroe, 3400 m.
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vue depuis le lac (photo Javapost) |
L’année
passée nous avions été avec John et Jans sur l’autre côté du Lawoe, à
Tawangmangoe, ce que je vous avais raconté. Nous revenions toujours vers 1
heure, affamés et sainement fatigués au commencement, par la suite on était
bien entrainé et on aurait pu faire les plus grandes excursions, mais hélas, il
fallait partir. Après le lunch, bien rassasiés, nous allions nous étendre à
l’air, sur la terrasse devant notre chambre, sous des sapins et restions couchés
jusqu’au thé, après quoi nous repartions pour une petite promenade autour du
lac ou au village, ou encore, Buby jouait au tennis. Le soir nous allions
toujours nous coucher tôt, ainsi nous n’avons pas pris part aux « social
evenings » au salon et pas fait de connaissances non plus, mais c’est
compréhensible, vu que nous
n’avions que 8 jours là-haut. Là aussi, nous en avons eu 100% pour notre
argent. Mes chers, vous auriez dû voir nos mines resplendissantes et comme nous
avons encore bonne mine. Je ne peux cesser de me regarder dans la glace, tant
mon image me fait plaisir. Buby est bronzé comme un nègre, moi j’ai plutôt
rapporté des joues rouges comme si j’étais constamment fardée. Et une joie et
un entrain de vivre, de travailler, une légèreté de caractère, un contentement,
un bonheur, un bien être fantastiques. Vous aurez des photos de Sarangan aussi.
Nous voulons tâcher d’y aller avec Anne et Frans l’année prochaine, ou peut
être y passer Noël !
Nous
sommes partis de là, le samedi après-midi pour Solo, où nous avons reçu un cordial accueil de nos chers
patapouffes John et Jans, qui nous ont fêtés tant et plus avec des liqueurs et
du vin, tellement que nous avons eu les 4, non surtout nous deux, Buby et moi,
deux très bonnes chiques ! John aussi en avait son compte, il n’y a eu que
Jans qui a gardé la tête à sa place, ma bonne chère Jans. Nous ne devions que
passer la soirée là, et voulions profiter d’être ensemble, mais John et Jans
craignaient une famille qui voulait venir en visite. Alors comme j’avais
attrapé un rhume juste le dernier jour à Sarangan, John m’a installé sur leur
chaise longue, avec une couverture etc. dans leur salon. Les visites sont
venues, mais à ma vue elles n’ont eu aucune envie de rester, et nous nous
sommes tordu les côtes une fois seuls. Il n’y a que John pour se tirer
d’affaire !
Et maintenant la grrrrrande nouvelle !
Derrière
la maison, dans la cour, John avait, avait….. devinez quoi ? Une petite
Fiat, two-seater, modèle 509, peinte en rouge vif et noir
qu’il était chargé de vendre pour Fl. 350.-. Nous en avons offert 150.- et le
lendemain matin, en l’examinant mieux, 200.- vu qu’il y avait déjà un amateur
qui offrait autant. Le 7 courant, juste le jour de notre mariage, John
téléphone qu’il s’est présenté 2 amateurs pour Fl. 250.-, mais que John s’était
assuré la priorité pour nous, si nous voulions mettre ce prix. Il a tout à fait
démonté la voiture, l’a essayée, nettoyée et rafistolée et nous a assuré
qu’elle valait bien Fl. 250.-. Nous nous sommes mis à compter et recompter nos
maigres économies depuis Soerabaya sans pouvoir prendre de décision. Vous savez
qu’il y a longtemps que nous avons décidé l’achat d’une voiture, toutefois nous
comptions toujours y mettre Fl. 150.-, comptant, mais alors il se serait agi
d’une Ford ou d’une cariolle de ce genre, marchant 1 :7 ou 8. Ce genre de
chiottes sont très bon marché ici, tandis que les petites voitures ne demandant
pas beaucoup de benzine sont plus recherchées. Cette Fiat marche 1 :13 ce
qui n’est pas mal, qu’en pensez-vous Chauffeurs Marchand ?
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Fiat 509, 1935 photo internet |
A la fin, et
surtout parce que c’était justement le jour de notre mariage nous avons décidé
de la prendre, en payant Fl. 150.- comptant et le reste en 4 mois. Nous
pourrions payer comptant Fl. 200.- vu que je les ai, mais j’aime autant qu’ils
m’apportent les intérêts à moi qu’au vendeur. La voiture, avec impôts,
assurance et tout ce qui s’en suit, nous coûtera Fl. 10.- par mois, bien
compté, et la benzine alors à volonté. C’est là qu’il faudra montrer de la
volonté. Nous savons parfaitement que ce sera difficile, mais nous allons
risquer l’aventure. Cela nous remet presque à notre premier mois de mariage, vu
que cela demande toutes nos économies, sauf Fl. 100.- auxquels nous ne touchons
pas. Nous avons aussi pris cette décision parce que les fabriques ont fait
quelques bénéfices jusqu’à présent. Les frais généraux sont couverts pour toute
l’année, et ce que nous gagnerons maintenant peut être compté comme bénéfice,
mais ce sera employé pour acheter des stocks de coprah, afin de ne pas être pris
au dépourvu pendant la saison de pluie, et de pouvoir ainsi tourner sans trop
d’interruptions. La situation n’est pas encore brillante, mais elle est
meilleure que l’année passée, et Buby a bon espoir, Moi, j’ai encore de temps
en temps un peu de souci au sujet du risque que nous prenons d’acheter cette
chiotte ainsi, mais zut, nous pourrons toujours la revendre s’il le faut. Nous
aurons la réponse du vendeur vers le 18 août, nous saurons seulement alors si
oui ou non nous pouvons compter dessus. Qu’en dites-vous, mes chers ?
Trouvez-vous que nous sommes trop téméraires ? Maintenant que l’on paye
l’impôt sur la benzine au lieu d’un impôt sur la voiture, les petites chiottes
au roulement économique sont très demandées et cela restera. Et une deux place
avec un petit porte bagage derrière pour les valises et une place au besoin
nous dispensera d’inviter qui que ce soit, ce qui se fait souvent par politesse
ici. Je me demande ce que vous en dites ?
Le 7 août
Wies est arrivée avec la petite, dans une voiture neuve Stream Line qu’ils ont
prise à la place de leur vieille Chevrolet. Ils ont amené Nieburg avec eux, le jeune comptable d’ici qui
est maintenant à Tjilatjap. J’ai donc eu tout un petit monde pour souper, heureusement
que Wies avait pris du pain avec. J’avais deux poulets, des pommes allumettes
et de la belle salade de Premboen, ensuite on a mangé du pain avec un tas de
choses, telles que sardines, foie gras etc. Van Tinteren et Nieburg sont
repartis à 10 heures. Le jeudi matin nous avons été saluer la Rickshaw, parce
que Röhwer a été le patron de v.T. en son temps à Kediri. Là la petite était
très grinche, et en rentrant elle n’a pas voulu manger, le soir elle avait de
la fièvre, et le médecin a constaté un léger mal de gorge. Il a fallu la tenir
au lit pendant tout le temps, ce n’était pas facile et Wies a été très
inquiète. Does (donc v.T.) est revenu de Tjilatjap tous les soirs. Malgré cet
ennui, nous avons beaucoup joui de cette visite. Le samedi, le 10, le soir nous
n’avons donc eu que les Engelhart. La soirée s’est bien passée, à part ma
montagne de sandwiches inutilisés, mais la bowle était très bonne et le petit
hors d’œuvre apprécié. La Stimmung aussi était passablement bonne, on s’est
raconté des Witz.
Les
Engelhart, pourtant, qui le matin même m’avaient envoyé des fleurs en quantité
suffisante pour en inonder toute ma maison, et des légumes de toutes sortes,
deux immenses paniers, ont dû nous annoncer une mauvaise nouvelle. Mr. E. était
donc administrateur de Premboen, et depuis 20 ans dans l’affaire, a été remis
au titre de simple employé et il doit quitter sa belle maison et aller demeurer
dans une plus petite, une toute petite maison sans jardin. Cela pour économiser
les impôts sur la grande maison soit disant, mais les E. ne se font plus d’illusions
et pensent que c’est le commencement de la fin, que Premboen ne tournera plus
et sera une ruine sous peu, ainsi que tant d’autres fabriques de sucre ici.
C’est leur magnifique jardin qu’ils regrettent le plus. Cela nous fait tant de
peine pour eux, la fin de ce mois ils doivent avoir quitté leur maison, vous
pensez ce que cela donne à faire et madame qui n’est pas encore bien remise de
sa malaria, elle est encore très faible. Ils ont quinze de grandes chambres et
maintenant ils doivent habiter une maison plus petite que la nôtre ici. Je vais
aller souvent à Premboen, ce mois-ci, et leur aider autant que possible,
surtout moralement. Pour mon anniversaire (10.08.) Madame E. m’a donné un beau coussin qu’elle a peint elle-même, et
des petits vases que nous avons peints ensemble, et toutes ces fleurs, vous
devriez voir cela, j’en ai partout partout. Des v.T. j’ai reçu une belle
cuillère en argent de Djocja, des jolis mouchoirs de Tootal, et des boutons
avec une barrette de ceinture assortie pour une robe. Le clou comme cadeau de
fête a de nouveau été le présent de papa Woldringh qui m’a fait parvenir un
billet de Fl. 50.- pour mon propre usage.
Vois-tu,
maintenant que j’ai Anne à Soerabaya, et que nous aurons une chiotte (je vois
la figure de Faaather chaque fois qu’il lit ce mot, beau entre tous !) ou
plutôt la puce comme je l’ai
immédiatement baptisée, je pourrai bouger un peu plus.
La première
chose que j’ai faite le jour de ma fête cela a été d’embrasser mes trois chères
Guege. J’ai sauté du lit et j’ai plaqué quelques bons baisers sur vos
frimousses qui me souriaient et me souhaitaient bonne fête. J’ai pensé à vous
comme vous aussi avez bien pensé à moi en ces jours-ci. Ils ont été si heureux.
Vous ai-je
écrit qu’à Soerabaya j’ai découvert
un magasin d’horlogerie suisse, un nommé Pfister, chez lequel j’ai été porter
mes montres à rhabiller. J’ai voulu parler Bärndütsch, mais diable je ne le
sais plus et lui non plus, on tombait toujours dans le hollandais. Sa femme est
de la ville de Berne, quand je lui
ai dit que je venais de Bienne, j’ai ri. Je me suis informée un peu, ils ne
vendent que du Cyma qui est excessivement bien introduit ici, et du Mauthe
parce que c’est le seul qui puisse concurrencer tant soit peu le japonais. Au
surplus ils vivent surtout de rhabillages. Parce que j’étais Suisse, il m’a
fait deux montres pour rien, par contre il m’a compté Fl. 2.50 pour remplacer
un ressort, le prix fixe ici pour ce rhabillage-là.
Dans 15
jours nous aurons peut être la visite de John et Jans, qui amèneront la puce, peut être ! Ensuite un
peu plus tard, la visite du Frank van
der Stock, le jeune homme qui nous a attendu au bateau à notre arrivée à
Batavia, il fait un tour à travers Java pour ses vacances et passera une à deux
nuits ici. Le 31 août, si tout va bien, nous irons peut être à un bal masqué à
Tjilatjap mais seulement si nos finances sont très bonnes. Nous n’avons pas une
envie folle d’y aller, mais les v.T. nous invitent tellement que peut être nous
irons un peu pour eux, pour être avec eux. Vous voyez qu’il se passe toujours
quelque chose ici, de sorte que le temps passe comme un voleur.
Votre Ge……
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