lundi 18 avril 2016




Keboemen

Pentecôte, le 9 juin 1935

Mes bien chers
Tout d’abord merci pour votre lettre no 89. Pauvre Padreli, tout ce que tu dois endurer à la maison, c’est triste, vraiment je te plains des mauvais traitements que tu y reçois !
Lundi matin.
Je ne suis pas arrivée plus loin avec ma lettre hier soir. Il y avait un merveilleux concert de Mengelberg au radio, alors nous en avons joui, et quand c’était prêt il était 10 heures. Maintenant il est justement 6 heures, il ne fait pas encore bien jour, mais je veux profiter de vous écrire parce que plus tard je n’en aurai plus le temps.
Les van Tinteren viennent passer la journée avec nous, en revenant de Djocja. Ils y sont allés samedi et ont aussi passé par ici pour nous demander d’aller avec, mais nos finances ne le permettaient pas, ou plutôt nous y serions allés si, dans un mois, nous ne partions pas pour Soerabaya. Je me réjouis de passer la journée avec eux, les langues vont aller leur train.
J’ai eu une semaine assez mouvementée. Mardi j’ai donc eu la visite de tante Engel, nous avons parlé anglais, joué au tennis, beaucoup ri. Le soir Mr. E. devait venir la chercher pour leur leçon de javanais, mais il n’est pas venu seul, un de ses amis étant venu en visite chez eux pour quelques jours, il l’a amené avec. C’était un monsieur Danger (nom hollandais) qui revenait justement de Tjilatjap où il avait logé chez les v.Tinteren, étant aussi un ami à eux. Le monde est donc très petit. Nous avons décidé qu’ils resteraient ici à souper, alors lui et madame E. sont vite allé au village dans son auto, chercher de la boustifaille, du moins quelques petites choses pour compléter le menu. C’était un monsieur excessivement sociable, nous n’avons fait que dire des witz (blague) , de 7 heures du soir à minuit quand ils sont partis. Je ne me tenais plus de rigoler. Il y en avait des salés quelques fois, ce qui mettait les E. mal à l’aise à cause de moi, car ils font attention à moi comme à leur fille. Danger demeure à Djocja, les v.Tinteren allaient passer ce weekend chez lui. C’est un homme dans les 45 ans. Dernièrement il a composé une lettre qui a été lue dans le radio, une sorte de critique humoristique sur tous et tout, qui nous avait fait nous tordre les côtes.
Mercredi, journée calme.
Jeudi : tenez-vous mes chers ! Mon djongo a décampé ! Cela m’a fait passer des moments parfaits, de joie pure.
C’est allé ainsi : je lui avais dit de nettoyer l’argenterie, donc spécialement les services de table. Quand je me suis réveillée de ma sieste, j’ai été voir ! Du rouge était écrasé partout, il l’avait réduit en poudre et pensait qu’en employant beaucoup il n’aurait pas besoin de frotter tant. No 2, les services nettoyés gisaient pêle mêle, en un tas affreux au coin de la table. Oh, j’ai sauté, je lui ai répété qu’il était bête et devenait toujours plus bête, à la fin je l’ai encore appelé Karbow (waterbuffalo). En fin de compte il m’a dit : eh bien puisque je suis si bête, il vaut mieux que je parte – d’un air supérieur, croyant me jouer un tour. Moi, je n’ai pas attendu qu’il finisse sa phrase pour lui dire : baik pigi (très bien pars) et lui prendre des mains la cuillère qu’il tenait encore. Il a dû partir sur le champ, et quand Buby est rentré c’était une Girlie plus que joyeuse qui l’a reçu. Lui ne semblait pas aussi content, se demandant où j’en trouverais un autre qui soit honnête, car vraiment ce djongos ne volait pas et était bon pour Tipsie, mais zut, personne n’est irremplaçable.
Pendant une de mes visites à Tjilatjap, Wies m’avait parlé d’un de ses djongos qu’elle avait eu à Paboearan (Java occidentale), très bon et qui demeurait maintenant à Keboemen, or il a fallu que justement v.T. téléphone à Buby, qui lui a demandé le nom de ce djongos. Il s’appelle Toemar et c’est un ami du jeune Karim du bureau. Oscar l’a fait chercher immédiatement et après avoir parlé avec lui je l’ai engagé. Jusqu’à présent, il me plaît bien, il est plus ouvert que l’autre, il est honnête aussi et surtout, par-dessus tout, il est propre. Il a du plaisir à s’habiller proprement, enfin il est rangé et propre dans tout ce qu’il fait, une chose que je n’ai jamais pu habituer l’autre à être, malgré toutes les peines que je prenais et toutes les maronnées aussi. Enfin, concernant mon ménage, je suis dans le 7eme ciel! Buby aussi est content, c’est tout autre chose d’être servi à table par celui-ci, actif et décidé, tandis que l’autre c’était un dromadaire qu’il fallait pousser par tous les bouts. Ce certain soir que les E. ont soupé ici avec Danger, il avait été tellement bête et endormi, il faisait tout à rebours, je me suis fâchée comme tout. Enfin ce chapitre est terminé maintenant, je nage dans le contentement.
kakatoe
Vous ai-je une fois écrit que nous avions reçu un cacatoe des Lensik ?
Un beau blanc avec des plumes jaunes-vertes, mais il m’a mordu, la charogne, comme dirait Lölö (pardon papali, mon parler te fait mal aux oreilles, pas ?) Vous devriez voir Tipsie, elle en est jalouse !

Demain c’est de nouveau mon tour d’aller chez les Engelhart, je m’en réjouis déjà, pauvre Buby sera tout seul.
Je viens de donner les ordres au djongos, nom d’une pipe quelle différence ! Je sais bien que c’est encore un balai neuf, mais diable, la comprenaille ! Et la propreté ! Maintenant cela ne me fera plus rien d’avoir des visites, je n’aurai plus besoin d’être sur des charbons ardents la moitié du temps. C’est un tout autre esprit qui souffle par la maison, la bibaboe aussi, elle se donne de la peine, et le kebon devient tout à fait serviable. Je dois vous l’écrire à vous, je n’ose pas aller chanter mon plaisir aux femmes ici, cela referait de la jalousie. Elles ont de nouveau une amitié entre elles, qu’elles se bouffent presque. Moi j’aime mieux gentiment rester à ma place, ni trop avec l’une ni trop avec l’autre. Cette semaine je me suis aventurée à donner une robe à coudre à mon zigue, après l’avoir faufilée et essayée. Il ne l’a pas trop mal faite, mais il y a encore quelques changements à faire. Cela va me coûter Fl. 1.-, je trouve que ce n’est rien comme prix, et cela me dispense de passer le meilleur de mon temps à la machine. J’aime beaucoup me faire des robes, mais je n’arriverai jamais à aimer coudre.
Mamali, n’est-ce pas, soigne-toi, ne fais pas de bêtises avec cette pression de sang trop haute. Papali, n’est-ce pas tu la feras obéir, tu savais aussi nous faire obéir dans le temps. Alors vous êtes de nouveau à Sutz, je me demande avec quel sentiment vous faites ménage dans vos deux chambres ! Mais tout de même je ne trouve pas l’idée mauvaise.
Nous avons enfin reçu une longue lettre de Coen (frère cadet de Oscar), écrite à la machine. Il s’en est acheté une portable aussi. Il semble bien se faire dans son milieu théosophe. Il a beaucoup d’occasions de se développer intellectuellement. Il s’occupe aussi de composer, entre autre une chanson qu’il a faite sur un poème anglais et qui a été chantée au radio Hilversum à Pâques, à un concert d’église. En outre il est toujours occupé de cinéma, ayant gagné plusieurs concours avec un de ses films, et last but not least, il a encore ses études et passe son premier examen ces jours. C’est un grand soulagement pour Oscar de le savoir happy and going on well, de même que pour moi, le développement et l’avancement de mes frangins.
Mes vieux zigues, va.
Chaggi (Charlot), tu sais tu devras te contenter de mes lettres à la maison pour le moment, je les écris en pensant aussi à toi (est-ce possible ?) tandis que je vais écrire à Lölö (Louis, en Angleterre) puisqu’il est loin.
Charlot, je suis si contente que tu aies trouvé Mathys. Il ne semblait pas être un type exceptionnel au Gym(gymnase= lycée), hein, mais peut être qu’il a changé un peu maintenant. Etes-vous déjà dans la société (Gymnasia, des étudiants) ? Tu as raison, profites de mettre ton nez partout dans toutes les sociétés et clubs que tu peux. Que ton temps libre soit employé pour entrer en contact avec autant de monde que possible, tu en as besoin. Démène-toi et intéresse-toi à tout, c’est maintenant ton unique occasion pour devenir sociable. Vois-tu, j’aimerais que tu deviennes comme Hompty-Tompty. Quand vous étiez petits on en avait un en celluloïd, on pouvait le jeter n’importe où et n’importe comment, il retombait toujours sur ses pieds avec une parfaite aisance. C’est ce qu’il faut pour toi, il faut que, où que tu sois, tu retombes toujours sur tes pieds avec aisance. Pour cela il faut te mêler à tout et à tous entrer dans un tas de milieux possibles, les apprendre à connaître et faire ton avantage de leurs qualités en restant maître de leurs défauts. The elasticity of mind devient un facteur de plus en plus important dans le monde, crois-en mon expérience. Pour cela c’est nécessaire que tu vives extérieurement aussi. Ta qualité d’étudiant t’ouvre toutes les portes, c’est le moment unique de te faire des amis, des connaissances, des relations, plus tard tu seras trop occupé à gagner ta vie tu n’auras plus les mêmes loisirs. Vois-tu je ne puis pas assez te dire, lave-toi à toutes les eaux, mon vieux, sans jamais perdre ton moi intérieur, cela va sans dire Je vois toujours plus que nous Suisses en Suisse, nous avons trop de préjugés sur beaucoup de choses, notre vie est restreinte en tous sens par des : cela ne se fait pas, etc. Une fois à l’étranger on se meut bien plus librement, la vie en devient tellement plus facile.

Mes chers, je vous quitte, les v.T. vont arriver d’une minute à l’autre. Love, love à tous



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