Bandoeng
13 novembre 1940
221
A sa maman
Je viens
par cette lettre te souhaiter une bonne et heureuse
fête pour le 19 décembre. Nous ne vivons pas dans des conditions idéales
pour fêter un anniversaire, mais tu sauras toujours en faire « the best of
it » n’est-ce pas Rötteli, sous tous les rapports. Petite Maman de mon
cœur, c’est ton 60ième et qui de
nous aurait imaginé que tu doives le fêter dans des conditions pareilles,
combien j’aimerais être près de toi, surtout à cette occasion, je pense bien
que vous pouvez vous l’imaginer sans que j’aie besoin de vous le dire.
D’ailleurs, cela ne sert à rien de se perdre en lamentations, cela n’avance pas
les choses. Les circonstances dans ce
vilain monde sont plus fortes que nous, il ne nous reste qu’à apprendre à
les accepter.
…je te
souhaite tant, tant et tant de bonnes choses, et je le souhaite de tout mon
coeur. J’espère que tu seras entourée des garçons en ce jour de fête et que
leur présence réjouisse ton cher cœur et sache combler la place laissée vide
par les circonstances. J’ai par moment beaucoup de peine à accepter que les
choses soient ainsi et je sais bien que chez vous cela ne va pas tout seul non
plus. Il ne reste qu’à dire : l’homme propose et Dieu dispose !
Sachons nous soumettre et c’est dans cette soumission que se trouve la force
nécessaire. Je sais que tu en fais l’expérience aussi, et cela me réconforte beaucoup.
Ayons confiance, n’est-ce pas ?
Tu vas te
demander ce que cela veut dire que ma
lettre est datée de Bandoeng. Boili est au service ici et comme c’est pour
un certain temps, nous avons loué une petite maison meublée et ainsi nous
pouvons être ensemble, tout en jouissant d’un climat de montagne, ce qui fait
beaucoup de bien à chacun, mais surtout à notre Schnucksibol. Fin septembre je
rentrais de nos deux mois de vacances à la montagne, et mi octobre Oscar a été
commandé ici. J’ai donc passé tout juste un mois à Batavia, puis j’ai vite
refait nos malles pour venir ici, car Oscar ne peut presque plus vivre sans son
Schnucksi. Ici nous vivons très tranquillement, pour nous, et sommes heureux
tous les trois. Nous avons revus John et Jans qui habitent ici tout près. Le
matin je vais souvent me promener avec Conradli jusque vers Jans qui est
toujours la même bonne pâte. C’est par l’entremise de Ir que j’ai pu louer cette petite maison. Ir et Bernard (Baalde,
médecin, voir who is who) aussi sont toujours très bons pour nous. Ir
surtout me gâte terriblement. C’est elle qui a tout arrangé la maison, ensemble
avec ma koki que j’avais envoyée ici un jour avant, elle a tout mis en ordre de
sorte que je n’avais rien à faire en arrivant qu’à m’occuper de Schnucksi.
Conradli
et moi avec la baboe sommes venus ici en train, et Boili en auto. C’est Oscar
qui a voulu cela, car en auto on ne sait jamais s’il n’arrive pas une panne en
route, et alors cela était trop long pour Schnucksi. Ainsi en train cela nous a
pris 2 ½ heures et à l’arrivée Ir
était à la gare pour s’occuper des bagages et de tout. Pour le voyage j’ai fait
un amour de petit cape pour Conradli, en piqué blanc. Tout le monde s’arrêtait
pour admirer cette frimousse qui sortait du capuchon pendant que nous
attendions le train. Une fois dans le wagon j’ai installé Conradli sur le banc
à côté de moi et il a dormi presque immédiatement, pendant une petite heure,
ensuite à son réveil je lui ai donné son jus d’orange et sa banane comme
d’habitude et il ne s’est pas senti dépaysé du tout. La baboe était dans le
wagon avec moi et portait un seau pour tout le nécessaire !!!
Conradli a
fait l’admiration de tout le wagon, tant par sa gentillesse que par sa bonne
humeur, ce qui ne sera pas sans réjouir ton cœur de grand-maman, hein ? D’ailleurs
c’est un fait, chacun s’étonne de l’enfant gentil et facile à manier qu’est
Conradli, alias Schnucksibol.
Ah, si je
n’avais pas mon Conradli. Je ne sais pas bien ce que je deviendrais. Il forme
en quelque sorte un contre poids. C’est lui qui m’empêche d’être découragée par
moments, c’est lui qui me fait garder confiance, c’est pour lui que je suis
remplie de courage et d’espoir. Et pour Oscar c’est tout à fait la même chose,
Conradli est le ressort de notre vie, car il empêche que toutes nos pensées,
tous nos intérêts soient tournés uniquement vers l’Europe. Sa présence exige
beaucoup de nous.
A propos,
tes belles couvertures rouges, nous les employons de nouveau avec beaucoup de
plaisir et de reconnaissance. Elles sont encore très jolies car j’en ai grand
soin et sitôt que nous serons à Batavia, je les fais nettoyer et les enferme
dans mon coffre de camphre jusqu’à la prochaine occasion.
L’autre
jour j’ai été voir défiler Boili et j’ai beaucoup pensé à toi, car tu aurais eu
du plaisir aussi autant qu’on peut en avoir dans les circonstances
actuelles !
Dans ta
dernière lettre, tu me demandes quand nous pourrons venir en Suisse. Tant que
dure la guerre Oscar ne peut pas quitter le pays, mais sitôt que les hostilités
auront pris fin, nous viendrons. Je sais bien que tu n’as plus l’ennui de nous
maintenant, c’est seulement ton petit fils qui t’intéresse !
Pour le
bon ordre, je te confirme avoir reçu ta lettre
244 du 16 août, contenant ta photo. Je puis m’imaginer que tu as passé bien
des heures ainsi, écrivant sur tes genoux et les petits chiens à côté de toi.
Oui, le Chalet est toujours unique avec notre beau lac sans son paysage modeste
et si paisible.
J’ai
également reçu ta carte du Gurten (Berne),
non pardon, du Gurnigel (Préalpes
bernoises) ainsi que celle du Chasseral (Jura).
La correspondance arrive très irrégulièrement, il ne faut donc pas te faire de
souci si pendant longtemps tu n’entends rien de nous. Il se peut aussi que je
n’écrive pas à intervalles très réguliers, des fois j’en suis empêchée. En
feuilletant mon agenda, je m’aperçois avec étonnement qu’il y a de nouveau plus
d’un mois de passé depuis ma dernière lettre. C’est fou ce que le temps file.
C’est aussi que je travaille beaucoup, car à part mes soins à Conradli, je
couds tout moi-même, mes robes, la garde-robe de Conradli et les raccommodages
du ménage. Conradli grandit si vite qu’à peine j’ai fini une série de petites
chemises ou quoi que ce soit, elles commencent déjà à devenir trop petites et
il faut recommencer.
Papali
aimerait savoir si nous avons l’occasion de garder notre situation ici, même si
nous venons en congé. Mais oui, mes chers. Nous sommes indépendants ici, nous
formons un état indépendant et la vie ici continue comme par le passé. Nous
sommes donc bien décidés de revenir ici
après notre congé en Europe, car Oscar n’a aucune raison de vouloir changer de
situation et vu les années que nous avons déjà derrière le dos, c’est ici
qu’Oscar a le plus de chances d’avancer. Ici Oscar est dans son pays et je ne
crois pas qu’il aurait plus de chances de trouver une bonne situation en
Suisse, comme étranger. Quant à travailler ensemble avec Padre et mes fratelli,
je ne crois pas que ce serait sage et bon, surtout pour les liens de famille, à
la longue surtout. Est-ce que ce commerce de fabrication de plumes est tombé à
l’eau ? car tu m’écris que Charlot voyage pour des produits chimiques
maintenant. Il y a tant de ces affaires
qui promettaient de devenir des réussites merveilleuses et puis après un
certain temps on n’en entend plus parler. Je sais bien que la guerre doit avoir
changé beaucoup pour vous en Suisse, mais je me rappelle aussi les enthousiasmes de Padre !!! Je
sais bien que ce serait le ciel sur la terre si nous pouvions rester en Suisse
près de vous, et si nous pouvions le faire en restant indépendants de vous,
nous ne perdrions pas de temps, crois-moi. Malheureusement nous devons gagner
notre vie, et dans les conditions actuelles, nous ne pouvons pas mettre de côté
quoi que ce soit, c’est donc qu ‘Oscar doit continuer à travailler dur et
c’est en restant ici qu’il a le plus de chance de parvenir à quelque chose de
solide. N’oublie pas que j’ai fait mes
expériences au bureau entre papa et Oswald, papa et l’oncle Charly et tant
d’autres. Je sais bien que c’est Padre qui a eu le moins de faute dans tout
cela, tout de même j’en ai pris une
leçon et puis pour nous, il vaut mieux avoir un œuf dans la main qu’une
poule sur le toit.
Tu me dis
dans ta lettre que madame Koningsberger t’a écrit et demandé d’écrire à Koo.
Jusqu’à présent il n’a encore rien reçu et ta lettre serait la première
nouvelle qu’il ait de sa mère. Comprends-tu combien c’est important pour
lui ? Mamali, je te l’ai déjà écrit, quand vous recevez des lettres de
Hollande, transmets-les moi donc, transcris-les mots pour mots. Vous ne pouvez
pas vous figurer combien nous sommes assoiffés de nouvelles ici et combien de
fois je suis littéralement assiégée par des amis qui demandent des nouvelles.
Quand quelqu’un a reçu une nouvelle ici, on la téléphone directement é tous nos
amis et tes lettres sont un événement quand elles arrivent ! En lisant
cela de madame Koningsberger, j’ai immédiatement téléphoné aux beaux parents de
Koo qui sont à Batavia et ils sont venus sur le champs chez nous pour en savoir
plus, malheureusement je n’avais pas grand chose de plus à leur donner. Donc
une fois pour toutes, Mamali, si tu reçois une lettre ou une carte de Hollande,
de qui que ce soit (car beaucoup de gens ont ton adresse) écris-moi
immédiatement tout au long les nouvelles qu’elle contient. Nous sommes tous
anxieux ici de savoir comment se portent nos familles en Hollande. Dans le cas
de Koo, tu aurais dû lui écrire et copier la lettre de sa maman ou la lui
envoyer et à moi tu aurais dû la copier, ainsi on serait sûr qu’un des deux
recevrait la nouvelle. Pour le moment, Koo est bien content que sa maman ait pu
t’écrire. Tu pourrais aussi écrire à madame Koningsberger pour lui dire que son
fils est marié maintenant et très heureux. Oscar a été témoin au mariage, je te
l’ai déjà écrit dans une de mes lettres précédentes. En écrivant en Hollande, il vaut mieux ne pas mentionner de noms de
personnes, ni de lieu, emploie les pronoms seulement.
Si jamais
tu as des nouvelles de Kitty et de Ryk, l’amie de Kitty dont la maman a été ici
l’année passée, tu me les transmettras stpl. Nous aimerions tant savoir si
Kitty a son enfant maintenant et si tout est bien allé.
Voilà une
lettre de Conradli ! Pendant que j’étais en train d’écrire, il s’est
réveillé et je l’ai laissé s’amuser avec la machine un peu, j’espère bien que
la censure ne prendra pas ces quelques lettres pour des signes dangereux !
Je ne fais
pas de double de cette lettre car j’ai oublié notre papier carbone à la maison,
et je ne veux pas en acheter ici de nouveau. Il se pourra donc que je vous écris
deux fois la même chose.
Jusqu’à
présent je n’ai donc pas reçu ta lettre
du 28 juillet, mais bien celle du 16 août, la 244 donc.
Papa m’a
écrit ne pas recevoir de nouvelles de papa W. Nous aussi en sommes étonnés mais
papa W. doit bien savoir ce qu’il fait et pourquoi il n’écrit pas, donc
n’insistez pas. Pourtant dans votre télégramme vous nous dites qu’il se porte
bien, j’espère bien que c’est la vérité ?
Cela
semble bien tôt de vous souhaiter à tous et chacun un bon Noël, mes bien chers,
mais avec le temps que mettent les lettres maintenant, il faut s’y prendre à
temps. Quant à nous, nous rentrons vers
le 15 décembre et serons juste à la maison pour préparer un simple mais bon
Noël, pensez donc avec notre Conradli !!! Mes chers chers grand-papa et
grand-maman, comme je voudrais pouvoir vous donner ce plaisir d’observer les
grands yeux brillants de Conradli
quand il regardera dans les bougies ! Nous n’avons pas les moyens et ce
n’est aussi pas le moment de faire beaucoup d’extra pour Noël, de sorte que
nous ne ferons qu’un arbre, mais un beau. Après Noël nous chercherons à déménager, car notre maison à la Palmenlaan
est trop chère pour ce qu’elle offre Nous prendrons probablement une maison
encore plus petite, mais avec un peu de jardin autour, ce qui est indispensable
pour Conradli. Vous comprenez, maintenant nous pouvons chercher à notre aise et
j’espère bien que nous trouverons quelque chose de convenable. Continuez
toutefois d’adresser vos lettres à la Palmenlaan jusqu’à ce que vous receviez
des nouvelles et une nouvelle adresse précise. Il ferait beau pouvoir rester
ici à Bandoeng, l’air y est si bon mais voilà il faut vivre où Boili gagne
notre pain.
Voilà,
vous êtes de nouveau un peu au courant de notre vie d’ici, simple, tranquille
et heureuse par la présence de notre Conradli. Nous nous portons bien, Oscar
aussi. Il a de temps en temps des démêlés avec son ami E. (Elout) mais pour le
reste cela va bien au bureau, seulement ces derniers temps il n’y est pas trop
souvent. C’est comme les Charlou ! (service
militaire). Enfin, nous aurons eu de jolies 6 semaines ensemble ici, c’est
toujours cela.
Au moins,
n’oublie plus de bien écrire en détail et de copier les lettres que tu reçois
de nos amis de Hollande stpl. Il te faut les copier textuellement et je ne crois pas que tu as besoin d’avoir peur de la censure. Cela va sans dire
qu’ils n’écriront pas des choses que la censure ne peut pas laisser passer.
……..un bon
Noël et que la nouvelle année vous soit prospère et nous apporte à tous ce que
nous souhaitons le plus : la paix.
Pensez à
nous comme nous pensons à vous ; avec espoir, patience et affection et
surtout avec confiance. Toujours toutes nos bonnes pensées et tout mon cœur.
Votre Ge…