mercredi 28 septembre 2016





Batavia

31 mai 1937

A sa maman
…….sale femme ! (elle taquine)
Merci pour ta 162 à laquelle je vais me dépêcher de répondre. Je viens d’avaler avec plaisir un grand verre de ton bon sirop aux citrons (ta recette). J’en fais énormément, nous ne buvons presque que cela et mes visites aussi l’aiment beaucoup, de sorte que cela m’économise au moins une dizaine de florins par mois en me dispensant d’offrir des limonades et des jus de fruits qui sont très chers ici quand il faut les acheter.  Ma recette est maintenant :
3 livres de sucre sur 1.1/2 litre d’eau et 1.1/2 verre à bière de jus de citron.
Buby le boit toujours avec de l’eau gazeuse, alors cela lui fait de la bonne limonade, qui ne me coûte pas trop cher !!!
Je suis si contente que ma lettre soit arrivée à temps pour la Fête des mères. J’ai bien pensé à toi, une chose que sans cela je fais rarement ! Je trouve l’échantillon de ta robe très joli, joli, l’étoffe surtout est si fine et distinguée et je suis sûre que le dessin est aussi High life. Je me réjouis d’avoir ta binette. Mais tu sais, si Hedy est si chère, il ne faut pas te laisser faire, fais la pauvre autant que tu peux, nom d’une pipe, elles profitent assez de toi ces femmes. Et puis c’est très bien de payer tout de suite, mais ce n’est pas un bon principe de payer avant même d’avoir ta robe à la maison. Ah cela non, c’est une bêtise. Ce sont des gestes que j’ai fait quelquefois aussi, mais j’ai encore regretté chaque fois de l’avoir fait et maintenant je suis le principe de Levy de Sydney, je ne paie plus jamais rien avant 1. d’avoir la marchandise en main, 2. de l’avoir vérifiée.
Vois-tu, Hedy n’est pas à même d’apprécier cela, elles sont trop bêtes et trop moindres, ces femmes. Je sais qu’elle est toujours en difficultés financières et moi aussi je la payerais certainement tout de suite, mais jamais avant d’avoir essayé la robe finie. Crois-moi, Rötteli, elle ne peut pas apprécier ta façon délicate de la gâter, au contraire, cela la gâte vraiment.

Tu as eu raison de ne pas aller à Londres avec le Padre. Cela t’aurait trop fatiguée et comme je les connais, ils n’auraient pas voulu dépenser pour te payer une bonne place pour voir le cortège du couronnement (Georges VI) et avec cette vache de Constance (épouse de René Marchand, frère du papa de Nelly), tu n’as sûrement rien perdu. D’ailleurs vous verrez certainement mieux au cinéma. Nous aussi nous avons déjà vu passer tous les films du couronnement dont quelques-uns en couleurs qui étaient très très bien réussis. Et maintenant tu as un servir-boy, aussi un rêve de la Näggeli. Je comprends que tu en aies beaucoup de plaisir, c’est si pratique et on peut l’employer pour tant et tant de choses. Il faudra que la Näggeli t’envoie une fois un petit napperon pour aussi contribuer à ton plaisir.
Sale femme, tu ne me dis pas comment va ton genou. Est-ce que tu es tout à fait remise de ta chute ? Le genou est-il fermé de nouveau ? Peux-tu marcher sans peine ?
Je crois que ma dernière lettre, celle où j’avais un peu l’ennui, t’a fait assez de peine. Il ne faut jamais t’en faire pour moi, heureusement que cela ne dure jamais longtemps, car chaque fois je suis reprise par mon bonheur ici. Et… moi non plus je ne me réjouis pas du tout de te revoir et de t’embrasser. Mais tu sais, tu es bien sage et prudente de ne pas être impatiente et surtout de n’y compter que quand nous serons vraiment dans les bras l’une de l’autre. Vois-tu je vois journellement tant de ces choses qui se passent à la Banque, des jeunes qui sont sur le point de partir, qui ont déjà leur billet et tout et puis qui doivent d’un jour à l’autre renvoyer leur départ pour un cas de maladie, etc. ou bien qu’au lieu de pouvoir partir pour la Hollande, ils doivent s’embarquer pour un petit coin bien éloigné dans une direction contraire. Moi, maintenant je m’entraîne à ne plus compter sur rien que ce que j’ai dans les mains. Je commencerai de croire à notre congé quand je serai à Mâche ou à Schüpfen (villages près de Bienne), pas avant. Nous voilà au premier juin et la Banque n’a pas encore fait connaître sa décision par rapport aux tantièmes et gratifications. Entre nous, je trouve cela un peu cochon, il y en a tant qui attendent sur ces quelques ronds ! Nous aussi ! Ils auront leur assemblée annuelle le 2ème mardi de juin et les décisions seront connues le troisième mardi du mois. Patientons donc encore ! Après tout, ce ne sera peut être qu’une déception, alors zut !
Notre auto est de nouveau au garage, c’est fantastique, toujours il y manque quelque chose, c’est comme si au garage, en réparant une chose, ils en gâtaient deux autres. C’est des cochons, toute la bande !!! Oscarli va rouspéter quand il lira ceci !!!
Oui, je suis contente que mes lettres ne fassent que 6 jours. En Hollande elles ne font que 4 jours maintenant. C’est merveilleux. Et le port est devenu meilleur marché de 10 cents. C’est dommage qu’en Suisse il ait augmenté, je me demande pourquoi. Enfin, il ne faut pas t’en faire, tu ne m’écriras que toutes les trois semaines, car je ne veux pas que tu aies trop de dépenses, tu me gâtes déjà tellement.
A propos de dépenses, je viens de recevoir ma facture ce mois et j’en ai pour Fl. 10.- de plus que j’avais compté. Je ne sais pas ce que j’ai fait, c’est fichant, car depuis quelques temps mes dépenses n’ont fait qu’augmenter. On s’habitue  vite au luxe et à une vie plus large. Nous avons une fois goûté du raisin et comme c’était si bon, j’en ai très souvent acheté ce mois, ainsi que de très bonnes pommes que je paye toutefois 7.5 cents la pièce. Tu comprends, ainsi cela fait vite monter les factures. C’est drôle et si j’étais en Suisse je suis sûre que nous aurions plaisir à bouffer des bananes chères et qui ne coûtent presque rien ici. C’est ainsi avec tout. Mais je vais un peu resserrer et ramener notre mode de vie à la simplicité. Je n’ai plus ce Seuwen à manger maintenant. Je vois quand même la différence, surtout qu’il prenait toujours l’apéritif avant de manger. Cela me coûtait une bouteille de Bols (eau de vie de genièvre, 35%, très prisée par les Hollandais) par mois. Je suis contente d’être seule avec Buby de nouveau.
Cette Go van der Stok attend son baby ces prochains jours. La pauvrette avait encore un frère de son mari en visite et cela la fatiguait beaucoup alors je lui ai dit de venir chez moi et chaque fois nous faisions une petite fête. Je commandais de la pâtisserie etc, et tu aurais dû voir comme elle en jouissait. Je lui ai aussi fait envoyer des fleurs, elle en reçoit 2 x par semaine, c’est un abonnement que j’ai pris ainsi dans un magasin de fleurs. J’ai la même chose, pour Fl. 2.- par mois je reçois des fleurs pour remplir mes 5 vases 2 x par semaine. Oh tu sais la vie est facile ici ! Quand Go est ici et qu’elle bouffe ainsi cela me rappelle toujours une certaine Rötteli avec le petit bidon qu’on allait remplir à la laiterie Schwarz!!!
Cette Go je l’aime beaucoup, beaucoup et elle aussi. Elle est bonne pour moi, et pas égoïste. La Mimi qui attend aussi son bébé dans une semaine ne pense qu’à elle, elle se soigne, se dorlotte et je suis sûre qu’elle n’aura pas un enfant aussi bien que Go. Si seulement c’était mon tour une fois !
Cette semaine je ne fais que des visites. Demain je vais voir une Suissesse qu’on m’a recommandée de Soerabaya. Je crois que c’est une Bâloise, je lui ai déjà parlé au téléphone. On verra ce que c’est. Ce matin j’ai été chez une dame de la Banque (par intérêt pour Buby) qui a deux petites filles dont l’une ressemble comme deux gouttes d’eau à un portrait de la Giggerli quand elle était petite. Et tu aurais dû voir comme je m’amusais avec elle, alors que j’aurais voulu lui donner une gifle de temps en temps pour lui donner un peu d’énergie. Avant d’aller là, j’ai été me promener avec la Consulate. Elle était très malheureuse à cause de son mari qui ne doit pas être gentil avec elle. C’est sûr, il l’a traînée pendant 10 ans. Il est parti pour l’étranger et quand il a été placé ici il l’a enfin mariée parce qu’elle avait des sous. J’en suis sûre maintenant, et il ne l’aime pas du tout. Je la soupçonne aussi d’être bête!!! J’ai fait de mon mieux pour la remonter, je lui prêche toujours la patience, la prudence etc. C’est très difficile, tu comprends, je fais attention de ne rien dire qui puisse m’amener des histoires. Mais lui, cela doit être un gschtudierte Zibelegring (se croit intelligent) par excellence. Elle est si bête : ce matin en nous promenant, elle m’a tout d’un coup entraînée à faire un détour pour éviter la femme du Consul américain qu’elle ne voulait pas saluer parce qu’elle ne lui était pas sympathique. Cette dame a vu le manège et est venue exprès près de nous, mais la Consulate a simplement tourné la tête. J’ai eu honte pour elle. C’est des choses qu’on peut se payer en privé mais pas d’une femme de consul à l’autre. Oh mais je n’ai rien dit, ce n’est pas mon affaire et je ne suis pas l’éducatrice du Consulat de Suisse. Seulement, cela fait mal au cœur. C’est comme d’entendre qu’à une party la Consulate a bu 7 cocktails, 3 whisky soda et 4 verres de bière et qu’après elle était un peu gaie ! Que tous les messieurs lui faisaient la cour et lui disaient qu’ils en étaient amoureux !!!!! Et la vache qui le croit ! Bon sang de bon sang ! Il paraît qu’elle a écrit à ses parents de venir te voir ! Tu seras prudente, elle n’écrit pas à la maison qu’elle a des difficultés avec son mari. Ses parents doivent être des Tschümpu (petits bourgeois), la mère en tout cas, le père doit être ingénieur forestier à Soleure je crois.
Dimanche nous avons été invités par les Jöbsis pour une excursion en mer. Tu sais que le jour de l’Ascension nous devions aller là pour la rijsttafel et que je n’ai pas pu aller à cause de mon pied. Alors ils ont pensé à nous dimanche. Mr. Jöbsis voulait payer ce plaisir à ses enfants. Il a loué un bateau à moteur Diesel et le dimanche matin à 7 heures nous nous sommes embarqués, les Jöbsis avec trois de leurs enfants et 5 autres enfants amis, un prof. Ter Haar avec sa femme, deux jeunes gens de la Banque, Buby et moi. Le but de l’excursion était de visiter quelques unes des îles de corail au nord de la côte de Batavia. Seulement la mer était assez agitée de sorte que nous avons eu le mal de mer, et madame J. et moi avons fini par vomir. Alors nous avons été sur une île seulement et là nous avons baigné et picniqué. Madame J. avait pris un grand panier plein de sandwiches, cake, fruits et boissons, de la glace et un djongos pour aider. C’était très bien et j’en ai énormément joui. Je me suis beaucoup amusée avec les enfants à chercher des coquillages etc. En baignant j’ai été piquée par un hérisson de mer (méduse), cela brûlait bien et donnait des taches violettes sous la peau, comme si on m’avait infusé de l’encre. Mais maintenant c’est passé. Un des enfants J. l’avait aussi. Tu aurais dû voir comme c’était beau, cela me rappelait le Lago Maggiore avec les Iles Borromées. La mer bleue, bleue, verte, le ciel bleu foncé, et ces îles toutes couvertes de verdure. Quelques unes sont habitées, mais celle où nous étions pas. Il paraît que Mr. J. a fait beaucoup de photos, peut être que nous en recevrons aussi, alors tu les auras. Ils sont vraiment très très gentils, et elle je l’aime beaucoup aussi. C’est une femme tellement compréhensive, une vraie mère de famille comme toi. Un caractère bien balancé, on sent cela et cela fait du bien. Dans cette madame Ter Haar qui était avec, Buby a reconnu une sœur d’un de ses amis d’école. Il paraît qu’il allait souvent chez eux et cette sœur les grondait souvent quand ils faisaient des bêtises, les deux garçons. Elle aussi a eu beaucoup de plaisir à revoir Buby. Elle est beaucoup plus âgée que nous mais nous irons leur rendre visite, elle m’est sympathique.
Nous sommes rentrés pour midi et comme nous étions ensemble dans le même taxi avec les deux jeunes gens de la Banque, nous les avons invité à venir boire quelque chose, puis ils sont restés pour la rijsttafel. J’avais dit à Buby qu’il pouvait les inviter s’il voulait. Le dimanche maintenant je me tiens toujours sur mes gardes et compte toujours avec des visites.
Cet échantillon de crêpe rouille doit me donner une robe d’après-midi. Je l‘ai presque finie. Il te plaît ? c’est très bon marché, toute la robe ne me revient qu’à Fl. 5.- . Je la fais d’après un patron du Jardin des Modes. Je me fais deux robes en piqué blanc, je couds beaucoup, il faut me préparer pour Soerabaya, et aussi quand les Heintzen seront ici je n’aurai pas le temps de faire grand chose, il faudra me tenir à la disposition de la tante Heintzen !
L’autre jour en revenant du cours de chapeau en marchant, je suis tout à coup devenue faible dans les jambes. Sais-tu pourquoi ? Dans un taxi qui passait il y avait un jeune homme qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à notre Nöggi. Il avait tout à fait la tête du Nöög, intelligent et volontaire, je m’en suis rincé l’œil.
A propos, j’aimerais bien que toi tu ne cherches pas trop de ressemblance. Tu as la manie de me comparer à des gens et si tu as le toupet de croire que je ressemble à la Stritte & Cie, eh bien, c’est que tu es une sale femme et que je ne t’aime plus du tout !
Je suis contente si l’affaire du Padre réussira. Mes meilleurs vœux. Et comment va la santé de Charlot ? Je vois qu’il se soigne en faisant de grandes promenades, mais qu’est-ce qu’il fait entre temps ? Est-ce qu’il travaille à ses études ou au bureau ? Mes Chers Garçons, je ne les oublie pas même si je ne leur écris jamais Tu le leur diras.
La robe que j’ai envoyée à Flock ne m’a coûté que Fl. 1.20, soit Frs. 2.40, mais il ne faut pas le lui dire. Je te dis, tout le monde m’envie que je sache si bien coudre. Mon premier chapeau par contre, n’a pas réussi, il est si vilain que je ne voudrais pas même le donner. Le second va déjà mieux et le troisième aussi, mais c’est pas encore du radium ! J’ai une fois été travailler chez cette modiste, dans son atelier, alors là j’ai fait la connaissance d’un tailleur qui a travaillé à Paris pendant 8 ans. Ça a été le coup de foudre de sa part pour moi ! Lui et cette modiste veulent commencer une maison ensemble.
Pas de salutations



mardi 27 septembre 2016




Batavia

21 mai 1937

A sa maman
Depuis deux jours je ne fais que lire dans ton rapport de voyage que je trouve épatant, sans vouloir te flatter. Tu ne peux pas t’imaginer le plaisir que j’en ai. Je vais bien te le renvoyer, mais d’abord je veux encore le lire quelques fois. Tu as vraiment eu une idée merveilleuse, et j’admire encore plus ta volonté et ton application à l’exécuter jusqu’au bout. Vraiment j’ai du plaisir et je suis fière de toi. Je le montre à tout le monde et tu devrais voir comme les gens me regardent parce que j’ai une Mamms pareille. J’en ai vraiment un plaisir fou. Maintenant c’est Buby qui est en train de le lire. Dans ma lettre générale, je n’ai exprès rien dit vu que tu ne veux pas le donner à lire à la Banely, alors je me suis dit que je ne voulais pas lui faire envie. J’ai fait tout le voyage avec vous, tu n’as aucune idée comme j’en ai joui. Dis-moi qui est SkySky. Est-ce que c’est un chien ? Moi aussi je voudrais manger de la Pizza, cela m’a mis l’eau à la bouche bien des fois.
Oh comme cela devait être beau, San Pietro et le Pincio et tout, tout. A propos, j’avais dans le temps un bel album des œuvres de Michel Angelo. Demande aux garçons si c’est eux qui l’ont. C’est  un grand album, pas très épais, à la couverture violette. C’est là-dedans qu’à 16 ans j’admirais et je tâchais de comprendre et d’apprendre à connaître Michel Angelo. Combien de fois est-ce que je n’ai pas admiré ses œuvres ! Pourquoi n’avez-vous pas été à Venise ? par manque de cumin (finances) ?
Tu sais, avec les robes de Max, j’ai pensé que je voulais le dire mais cela me fiche malheur, elles sont si jolies, et pas solides du tout. Aussi je ne peux pas les repasser, je ne sais pas comment traiter cette étoffe. Bon sang, il me faudra de nouveau lui écrire une fois. Je suis en train de coudre, coudre, il me faut plusieurs robes et j’en change aussi, modernise etc. Je veux tacher de tout finir avant l’arrivée des Heintzen (lointaine parenté de Oscar), pour qu’alors je puisse sortir avec la tante. Nous aurons naturellement aussi l’occasion d’aller avec eux. Si je n’écris pas ces prochains 15 jours, tu n’auras pas peur, cette Jacqueline me donne des idées merveilleuses et j’en profite.
Je comprends bien que tu ne puisses plus m’écrire si souvent avec ces lettres si chères. Ecoute, fais-le seulement toutes les trois semaines, je t’assure que j’aurai la patience d’attendre. Ou bien attends toujours d’avoir une de mes lettres pour répondre. Tu sais, tes Stampere, (épîtres) je les aime bien !!!
cerisiers près de Sutz
lac dans la brume
Je t’assure, je trouve de la sympathie partout. Je l’ai de nouveau pensé ce dimanche à la rijsttafel et cette Consulate, elle m’adore. Elle dit toujours comme elle est heureuse de m‘avoir  etc. Mais tu sais, je ne crois pas tout. Je lui laisse croire qu’elle aussi est une grande amie pour moi, mais au fonds, entre toi et moi, je me tiens sur mes gardes. La semaine quand je devais rester dedans à cause de mon pied, j’ai eu la visite de deux fois deux grandes amies. Il s’agit de Mimi et sa grande amie madame Mounier, et de Jacqueline et la Consulate. Lundi Mimi, mardi Jacqueline, mercredi madame Mounier et jeudi la Consulate. Eh bien veux-tu croire que chacune de ces femmes a crié sur son amie. A la fin j’aurais pu en vomir de tant de fausseté et si j’avais voulu, qu’est-ce que je n’aurais pas pu faire comme histoires !

Est-ce que tu as pu aller voir les cerisiers en fleurs ? c’est sûr que je me rappelle leur beauté. 

Ach Mamms, on a passé de bons moments ensemble, hein ?
Il y a encore des tas de choses que je voulais te raconter, mais maintenant je ne me rappelle plus. Je commence de nouveau à gondle (se balader) je vois beaucoup de monde, parce que je suis si gaie et si bien équilibrée, toutes ces femmes aiment que j’aille vers elles, on m’invite de tous côtés, mais naturellement je soigne d’abord les intérêts de Buby. Il est ici à côté de moi qui lave des timbres.
Terminé à la main



dimanche 25 septembre 2016




Batavia

21 mai 1937

Je ne vais pas écrire une trop longue sauce ce soir, car c’est déjà vendredi et demain la lettre doit partir de bonne heure.
Merci pour ta lettre 161 qui a comme toujours été reçue et lue sans aucun plaisir !
Mamms, j’ai reçu ton rapport de voyage. Merci, merci, je le trouve très bien et l’ai lu avec plaisir.
Comment avez-vous passé Pentecôte ? J’espère bien. Quand allez-vous à Sutz ? Est-ce que Padre ne te fait pas déjà la meule ? Merci de tout cœur, mon cher vieux Macaroni, pour tes belles petites fleurs de printemps, elles sont si jolies dans leur pochette de cellophane, on dirait un petit médaillon. Mon Padre ! Je t’aime au moins pas !
Rötteli comment as-tu fait pour tomber ainsi ? Tu m’as fait un beau trac, comment va ton genou maintenant ? Raconte-moi tout.
Aujourd’hui la Consulate est tombée en bas mes escaliers. Elle s’est terriblement égratignée aussi, mais sans cela il n’y a pas de mal. Pourvu que ce soit le cas pour toi aussi, que tu n’aies pas encore des histoires avec ton genou. Ecris-moi.
Mon pied va beaucoup mieux. Après 3 compresses avec ces herbes de la doekoen l’enflure avait disparu, et ses massages aussi m’ont fait un bien énorme. Je peux marcher comme si de rien n’était, naturellement je fais encore attention où je pose mon pied et quand je marche trop j’ai bien un peu mal, cela provient de la fatigue. Mais depuis deux jours je sors de nouveau. Quel bonheur, car je n’y tenais presque plus.
A Pentecôte, c’est à dire le lundi de Pentecôte, nous étions invités à une rijstaffel d’adieu de la part des Oppel. Buby ronchonnait et ne voulait pas y aller. Nous aurions bien voulu partir pour Bandoeng et n’importe où, mais nous n’avions pas le sou et ne pouvions pas aller loger chez les van der Lee (Ir et Bernard), puisqu’ elle est à l’hôpital. Alors Buby a donné mon pied comme excuse jusqu’au dernier moment, il ne pouvait pas se décider, mais enfin le lundi matin il a quand même téléphoné qu’il acceptait mais il m’a bien recommandé de boîter. Vous auriez dû voir comme j’ai bien fait cela, et j’avais mon pied bandé et des fois je m’oubliais et je marchais normalement, alors j’entendais derrière moi la voix « suave » de Buby qui me disait : sois prudente Dear, sois prudente ! Alors je recommençais de plus belle ! Quelle comédie ! Le plus beau c’est que deux jours après on va au cinéma, moi dans des souliers sans bas et sans bandages et on rencontre toute une clique des gens qui étaient aussi avec nous. Je n’ai pas même expliqué la chose, ils penseront ce qu’ils voudront. Mais revenons à cette rijstaffel. C’était passablement ennuyeux.

Nelly, 3ème de droite dexième rang
 Nous étions 45 personnes. D’abord nous avons pris l’apéritif dans le lobby de l’hôtel des Indes. Il y avait concert et beaucoup de monde. J’ai inauguré la robe de Max, la rouge et j’ai eu beaucoup de succès, mais du chagrin aussi, car le soir je me suis aperçue qu’elle était usée au derrière. Ce n’est presque pas croyable, mais pourtant la vérité. J’étais pourtant assise dans un fauteuil en cuir et ensuite sur une chaise rembourrée, mais cette étoffe se détend terriblement. Les plis que j’ai bien fait repasser ne veulent pas tenir non plus. Il faut peut être traiter l’étoffe d’une façon spéciale, j’irai demander, car ce matin j’ai vu qu’ils exposaient le même genre d’organza, seulement pas mon dessin de fleurs. Les magasins en sont pleins, mais c’est très cher, une chose que je ne pourrais jamais me payer.  Je suis si contente de ton cadeau, Maxilein ! La jaune, je l’ai laissée longue et la prends comme robe à danser. Elle me va à ravir, elle est chou simplement. Vous auriez dû voir comme les femmes me lorgnaient ! Pour aller à table nous devions choisir des billets de loterie. Ayant plus de messieurs que de dames, il y en a eu qui ronchonnaient parce que sur leur billet il n’y avait pas de no féminin, nous en avons bien ri. Ce qui m’a fait plaisir c’est que Buby a été placé à côté, non, entre les deux plus vieilles femmes de la banque, et en face de lui il avait Witkoop. Vous pensez comme il s’est amusé ? De temps en temps je le regardais qui trônait entre ces deux bonnes femmes, et j’entendais ses méninges craquer à chercher des sujets de conversation ! Moi, j’ai eu un peu plus de chance, étant de nouveau à côté de ce s’Jacob, le même qu’au dîner Jöbsis dont vous avez la photo. De l’autre côté j’avais Mr. Rietdyck et vis à vis Mr. van Mastwyk. Madame Oppel avait à sa droite le plus jeune employé de la Banque, il n’a que 15 jours qu’il est aux Indes, il est encore tout jeune, 20-22 ans. Alors quand les plus vieux avaient prononcé leurs discours, quelqu’un a donné la parole au plus jeune !!! Pauvre gosse, il ne devait pas se sentir bien à l’aise, mais nom d’une pipe, il ne s’est pas fait prier. Il a dit quelques phrases, remercié les Oppel, leur a souhaité bon voyage, après il a dit and now the best is to leave it at that ! en hollandais naturellement, mais il a eu beaucoup de succès pour la manière détachée dont il a dit cela.
La table était merveilleusement décorée de fruits des Indes. Et le coup d’œil était superbe, aussi celui des 30 djongos l’un derrière l’autre portant les plats sur leurs épaules, avec leurs beaux turbans. C’était une vue unique, d’ailleurs l’hôtel est réputé dans tout l’Orient pour cela. Et tout ce qu’il y avait à manger !!!! C’était fou. Pour le dessert il y avait des cafés glacés et une bonne tourte feuilletée, mille feuille. Le plus drôle, c’est que le chef de cuisine est un Suisse ! je le sais de la Consulate.
Pour rentrer, Maître s’Jacob m’a offert son auto juste au moment où Schreuder venait aussi m’offrir la sienne, alors j’ai proposé qu’on aille tous ensemble chez nous. A la fin on était deux autos remplies et on est allé chez Schreuder où on devait boire trois d’un même verre ! Après chez Schreuder on a continué chez les Boese (dont la jeune femme est française) là on a pris le thé et l’apéritif et vers 8 heures je les ai tous invités à venir souper d’une schnitteli chez moi. Avec Schreuder et de Beaufort j’ai vite été acheter du pain, et de la charcuterie, entre autre aussi du Schabziger ! Une fois arrivés à la maison nous étions 7, ils m’ont aidé à mettre la table etc. Nous étions 7 dans mon petit flat ! Buby faisait le Ober et à la place de Whisky soda il a versé de l’huile dans un verre. Je venais d’acheter un bidon d’huile que j’avais fait transvaser dans des bouteilles. La baboe a bien lavé les bouteilles, mais pas enlevé les étiquettes, ainsi il y avait une bouteille de whisky qui contenait de l’huile. On a bien ri. Celui qui m’a aidé le plus était Schreuder. Il était en train de couper du pain à la cuisine, et moi j’avais mis le lait sur le feu pour du café quand on m’a appelée. Je lui ai dit : garde un œil sur le lait et cela l’a fait rire. Il a protesté à grands cris qu’il était surmené, etc. En voulant faire marcher le ventilateur Buby a fait sauter une sûreté, ainsi pendant un long moment on était sans lumières !!! Ils sont partis vers minuit et en faisant le compte de la journée on a été bien content d’y avoir été à cette rijstaffel.
Avant hier on a été au cinéma voir un film très gai : Theodora goes wild, avec Irene Dunne. Un film américain. Nous avons ri comme des fous. En entrant on a rencontré les van Mastwyk et aussi Schreuder, nous avons tous été nous asseoir ensemble, on est sorti avec le fou rire et Buby a dit à Schreuder de venir boire quelque chose et il est resté pour souper. Je suis contente qu’en apprenant à le mieux connaître Buby le comprenne mieux. Et voilà .
Ce matin j’ai eu la visite de mes deux Perruches, Jacqueline (la Neuchâteloise) et la Consulate. On a de nouveau tenu un défilé de mode, et pour cela j’aime bien rester en relation avec Jacqueline, parce qu’elle me donne toujours de très bons conseils pratiques, et enfin elle est bien au courant de la mode elle ne pense qu’à cela toute la sainte journée. Mais elle est jolie à croquer. La Consulate est fausse, une vraie catholique. On est encore toujours grandes amies, mais je me tiens sur le qui-vive. Cela entre nous, hein ?
Mes chers, je suis au bout…….




jeudi 22 septembre 2016





Batavia

11 mai 1937

Mes bien chers
J’ai attendu presque jusqu’au dernier moment pour commencer cette lettre. J’attendais toujours le courrier qui doit arriver d’un moment à l’autre. L’avion a eu un peu de retard à cause du mauvais temps, mais il a atterri cet après midi et les lettres doivent arriver d’un moment à l’autre. Je me réjouis tant d’avoir de vos nouvelles de nouveau. Il me semble qu’il y a  des éternités que je n’ai plus entendu et tout ce qui se passe à la maison.
Pourtant je ne devrais pas me plaindre, j’ai vu la jeune Huguenin cette semaine, mais c’est probablement justement cela qui me donne envie d’une lettre, car d’elle je n’ai pas entendu grand chose. Tu as eu raison Charlot de m’écrire d’avance et de me préparer à cette entrevue. Je t’en suis reconnaissante et je te retrouve là tout entier plein d’égard pour ta sœur. Mais écoute l’histoire depuis le commencement.
Lundi passé  c’était notre soirée de tennis, mais voilà que Buby rentre de nouveau avec l’excuse qu’il ne pouvait pas y aller parce qu’il avait trop de travail. Il vous faut savoir qu’il avait travaillé tout le samedi et tout le dimanche, alors quand j’ai entendu cela qu’il ne pouvait même pas se libérer pour ce lundi soir j’ai piqué, et j’ai décidé d’y aller seule. Je sais bien ces gens avec qui nous jouons ne sont pas de bons joueurs et ils ne l’apprendront jamais, cela fait que c’est plutôt ennuyeux de jouer avec eux, pas pour moi mais pour Buby. Tout de même moi j’y vais à cause de l’exercice. Cela fait du bien à la santé. Enfin, après souper j’ai été jouer. Les courts viennent d’être refaits à neuf et par place ils étaient encore un peu inégaux par suite du matériel (sable etc). M. de Kant est tombé de tout son long une fois en courant. Il ne s’est pas fait mal et nous avons bien ri mais voilà que tout près de la fin, j’étais entrain de faire un beau game, quand je me tords le pied d’une façon atroce. C’est le même pied que j’ai foulé à Château d’Oex il y a quelques années. Mercredi soir nous avons fait venir le docteur qui n’a pas dit grand chose, sauf qu’il n’y avait rien de cassé mais que c’était une mauvaise foulure. Il m’a ordonné une sorte de glaise pour faire des compresses et c’est tout. Je tenais beaucoup à savoir si j’osais marcher un peu parce que le jeudi, jour de l’Ascension, c’est la Marnix (un des bateaux de ligne hollandais pour les Indes) qui arrivait avec la jeune Huguenin. Je ne pourrais pas aller l’attendre mais je voulais tout de même me rendre à Priok (le port) en taxi et tâcher de la rencontrer à la sortie de la douane. Buby n’aimait pas me voir aller seule et lui avait son service de télégrammes qu’il ne pouvait pas quitter. J’ai voulu téléphoner à la consulate, mais elle venait de partir pour la messe !!! Alors Buby s’est quand même libéré et nous avons filé à Priok, où j’ai attendu aux douanes pendant que lui allait sur le bateau la chercher. Après un moment ils sont venus me chercher pour me mener au bateau où nous avons pu causer un bon moment. La jeune m’a donné vos salutations et m’a remis la poste. C’était drôle, ce qui m’a frappé le plus c’est la manière dont était fait ce petit paquet, ces combinaisons emballées dans du papier de soie comme si elle venait de les acheter et me les apportait du magasin et pas de la rue Heilmann (domicile des parents Marchand à Bienne), au lieu d’avoir fait la moitié du tour du monde. C’était cela ma plus forte impression à sa venue.  Par contre j’ai fait la connaissance de sa tante, madame Allemand, qui m’a beaucoup plu. Elle est sympathique. Cela a été comme avec tante Engel, on s’est plu du premier coup et elle m’a invitée à venir chez elle quand j’irai à Soerabaia. Le lendemain vendredi elles sont venues chez nous pour une petite visite de matin, j’avais justement Go van der Stok chez moi, mais cela allait bien tout de même. On a fait que parler français tout le temps. Mme Allemand parle bien le hollandais aussi  et l’anglais et l’allemand. Elle n’est pas mal cette femme. Buby la trouve laide comme les 7 péchés. Moi elle me trouve bien adaptée à la vie d’ici, en voilà une qui a senti que j’étais broad minded et élastique. J’ai eu du plaisir. Et maintenant, merci beaucoup, beaucoup pour les 2 combinaisons qui sont jolies et si pratiques et très bienvenues. Merci de tout cœur.
Le jour de Pentecôte nous étions invités pour une rijsttafel chez les Jöbsis, mais comme je m’étais bien fatiguée en marchant au bateau, Buby a téléphoné pour refuser car je ne pouvais plus m’appuyer sur mon pied et Buby ne voulait pas que j’aille là en sautant sur un pied seulement. Le lendemain Mr. J. est allé au bureau de Buby pour demander de mes nouvelles, je trouve cela très gentil, pas vous ?
Buby est rentré ce soir très très fatigué et comme il avait envie de se changer les idées un peu, je lui ai dit d’aller au cinéma. Il n’a pas voulu mais à la fin je l’ai quand même persuadé.
Voilà justement que le télégraphe me demande des renseignements sur un mot de code et moi je ne voulais pas m’en mêler, alors je leur ai dit de téléphoner à Wittkoop et celui-ci a téléphoné à Bos de venir ici pour voir dans le code que Buby a ici à la maison. Je n’ai pas réfléchi sans quoi j’aurais pu y remédier moi-même au lieu de déranger tout ce monde. Buby ne sera pas content quand il rentrera, zut ! il a été voir un film de détective, suis bien contente que je n’avais pas à l’accompagner !
Cette semaine j’ai eu une baboe-djait (couturière) mais aujourd’hui je l’ai chassée, j’en avais assez. Non, j’aime mieux faire mes robes moi-même, cela revient meilleur marché et surtout on a moins d’embêtements. Il faut aussi dire que depuis que je suis retenue à la maison par ce pied, c’est un poulailler chez moi. 8 ½ heures du matin il y a déjà des visites devant la porte. Cela vient, cela part, cela revient, bon sang, je n’ai plus le temps de m’occuper de mon ménage et mes baboes se relâchent énormément.  Aussi je ne peux plus aller voir à la cuisine, je sautille le moins possible, parce que c’est fatigant. On me gâte de tous côtés, on m’apporte de belles oranges, des fondants etc. c’est vraiment fête tout le matin chez moi.
Ce matin j’ai fait venir une masseuse indigène une sorte de sage-femme-masseuse-docteur, des doekoen qu’on les appelle. Elles font beaucoup de mal parmi la population parce qu’elles travaillent aussi avec de la magie, le plus souvent là où un docteur européen jugerait une opération nécessaire. Enfin, elle est venue, m’a apporté des herbes qu’il faut mettre sur mon pied et vous savez ce qu’elle a fait avant de commencer à masser ? Jamais vous ne devinerez, elle m’a craché trois fois sur le pied. J’ai presque crié de dégoût puis ensuite j’ai dû rire mais je n’osais pas le montrer. Elle en a fait des salamalecs ! Elle m’a dit que je ne devais pas manger d’œufs pendant que j’avais cela au pied !!! Oh, je vous dis, si on arrive à voir un peu plus profond dans leurs habitudes à ces peuples, c’est intéressant aussi un peu inquiétant.
Dimanche pour la Journée des mères, on a eu nos deux mamans placées sous un grand bouquet de fleurs. As-tu eu un beau jour, mamms ? Est-ce que mon Padre et les deux Fusser t’ont un peu gâtée ?
Oscar aimerait s’en aller pour Pentecôte, mais où ?
Le lundi de Pentecôte il nous faudrait aller à une rijsttafel à l’hôtel des Indes, offerte par monsieur Oppel à l’occasion de son départ, mais Oscar n’a aucune envie d’y aller et veut donner mon pied comme excuse. C’est un miston. Je sais bien que ce ne sera pas folichon, mais il faut pourtant se mêler au monde et si on a l’occasion de sortir que cela ne coûte rien, pourquoi ne pas en profiter. Oh, mais il a la tête dure, mon Buby.
Nous avons encore toujours ce Seeuwen qui vient dîner ici. Nous le connaissons bien maintenant et cela m’aura coûté quelques florins mais je m’en fiche cela en vaut la peine. Ce n’est pas un si chic type qu’on croirait d’abord et je suis contente que Buby maintenant sache où il en est avec lui. C’est un indische avec quelques traits caractéristiques à la race. Mais assez bien camouflé pour qu’on ne s’en aperçoive qu’à la longue. 
J’écris un peu en rouge pour économiser !!! Vous ne savez pas mes chers, mais hier soir j’ai eu l’ennui, et pas de vous, mais de Bienne ! et du Chalet. Tout à coup j’aurais donné je ne sais pas quoi si j’avais pu être au Chalet, sur le tennis, juste à la place où on voit le lac. Comme cela aura changé avec tous ces week-end hüüsli !(maisons de vacances ou fin de semaine).
Ah voilà enfin le facteur qui arrive. Je me demande s’il y a quelque chose de vous. C’est le moment, j’allais devenir vaseuse !!! Zut ! rien ! Pourvu que tout aille bien à la maison, que vous soyez tous en santé. Mes chers, bon soir, je n’ai plus envie d’écrire et d’ailleurs Buby va rentrer bientôt et je vais préparer le souper, il est déjà 9 ½ heures. Bonsoir !
Mercredi matin. Vite encore quelques mots. Aujourd’hui il pleut, c’est un jour gris, chic ! Cela m’embête tellement de rester à la maison quand il fait si beau dehors, j’ai alors une envie folle de sortir, respirer de l’air frais de nouveau. C’est dommage, j’ai déjà perdu un peu de mes bonnes couleurs par cette vie en chambre. Enfin, on regagnera cela au plus vite.
J’ai lu hier soir dans le journal la mort de Mittelholzer (Walter Mittelholzer, pionnier de l’aviation suisse, décédé dans un accident d’alpinisme en Autriche mai 1937). Cela m’a fait bien de la peine, car la Suisse perd énormément en lui. A ce qu’il paraît il est mort avec deux autres types en voulant grimper une montagne dans le Stiermarck, que la corde qui attachait les hommes s’est rompue. Comment peut on avoir un accident pareil quand on s‘est exposé tant et tant de fois à des risques beaucoup plus grands et sérieux.
C’est aussi le Hindenburg qui est une triste histoire, on en était tous malades ici.
Mes chers, je dois terminer. Voulais encore vite remercier Max et Banely pour les journaux que j’ai de nouveau reçus. Ils font le bonheur de la moitié de la ville maintenant. D’abord ils s’en vont chez la madame Consul, ensuite chez la Neuchâteloise, ensuite chez une autre dame suisse, ensuite ils finissent chez une dame française qui a marié un Tchécoslovaque. Merci de tout cœur.
Et maintenant le Buby doit filer à la poste.


lundi 19 septembre 2016





Batavia

26 avril 1937


J’ai mon papier sur la machine depuis 3 jours, et jamais je n’arrive à vous écrire. C’est fou ce que le temps passe et comme je vis dans un Gstürm (« bordel » désorganisation). On commence par m’appeler la femme la plus occupée de Batavia ! Non, ne vous en faites pas, ce n’en est pas encore là. Mais commençons par vous remercier de vos lettres, Padre, Charlot et Rötteli. Je les ai reçues cet après-midi. Ah oui, il y avait encore des photos… qui ne m’intéressaient pas beaucoup ( !) je ne les ai pas encore bien regardées, Rötteli ! Entre parenthèses, tu es rudement bien, sale femme ! Enfin, tu entendras encore mes critiques sur bulletin spécial !
Padre, mon cher Padre, tu ne sais pas comme j’ai eu du plaisir à revoir ta griffe une fois de nouveau. Merci, merci, d’en avoir écrit autant à ta Ge….
Et toi, Charlot, tu es un chic type, j’en profite mais je ne l’oublie pas.
Buby n’a pas encore lu vos lettres. Il est rentré du bureau et a dû repartir aussitôt pour discuter le mail avec Wittkoop qui est resté à la maison, malade soi-disant. La vraie cause, c’est qu’il a terriblement fait la noce et qu’il avait encore une gueule de bois. Il fait cela de temps en temps, ce miston, va. Mais je suis quand même contente que Buby puisse travailler sous lui, car il est tellement poltron qu’il n’ose prendre aucune décision, c’est tout Buby qui doit lui suggérer, lui conseiller. Tous les matins à 6 heures on reçoit les télégrammes d’Amsterdam ou de n’importe où, ensuite les cours de la bourse, et ensuite Buby reste pendu au téléphone jusqu’à passé 8 heures, télégraphiant les ordres aux fabriques, vendant aux clients, louant des tanks sur les bateaux pour le transport de son huile etc. Il travaille presque tous les soirs encore. Je lui donne toujours du Sanatogen, sans quoi il ne pourrait pas y tenir. Elout est encore toujours en voyage. Nous croyons qu’au fonds cela l’embête un peu que cela soit Buby qui ait la direction en mains et surtout que cela ne soit pas encore tombé à l’eau, car il s’y attendait fermement. Enfin, nous ne sommes pas encore à la fin, faut encore se tenir le pouce.
La semaine passée j’ai reçu une longue lettre de Bep (Bigot), et ce soir, en même temps que la vôtre, une de Jan (Bigot). Il a envoyé de beaux timbres à Oscar et il écrit très gentiment, aussi différentes choses du commerce. Il n’est pas mauvais, Jan, mon premier jugement de lui ne m’a tout de même pas trompée, seulement il est faible.  Il s’est laissé marcher dessus là-bas à Amsterdam. Naturellement cela a fait du tort ici, mais cela ne provient du moins pas de ce qu’il ait joué un mauvais tour ou quelque chose de ce genre-là. Par rapport à ce que je t’ai écrit dans une lettre précédente, nous en sommes bien contents. 
Il y a 15 jours j’ai donc été avec Ir et Bernard accompagner la vieille madame Baalde au bateau. Dans un mois elle aura 80 ans, et elle fait le voyage toute seule. Elle était bien un peu énervée, et oubliait et perdait toutes ses choses, mais à part cela, elle était étonnante. Bernard est reparti le même jour et n’est pas venu chez nous. Ir est restée quelques jours à Batavia chez une amie alors un soir nous l’avons invitée. Nous avons été au cinéma d’abord, puis souper au Capitol où nous sommes restés jusqu’à minuit. Tout était très bien et Ir en a joui, nous aussi d’ailleurs, mais zut, cela nous a coûté Fl. 15.--. Oui c’est cher de sortir ici, on ne peut pas se le payer souvent.
Nous venons d’apprendre par papa W. que l’oncle Heintzen vient ici pour un voyage d’inspection. La tante Mies, sa femme, l’accompagne. Ils arriveront un mois après Mlle Huguenin, non, un peu plus, à fin juin. Il faudra naturellement que nous les ayons chez nous et cela m’embêtait bien un peu vu que je ne peux pas faire grand’chose dans mon flat, avec mes deux feux à gaz. Mais voilà que hier j’ai reçu une lettre de la petite Lensink, qui sont à Palembang (Sumatra) maintenant, que je pouvais employer son potager à gaz (cuisinière à gaz). Elle l’avait acheté l’année passée, tout dernier modèle et elle cherchait toujours à le vendre. C’est celui que j’aurais aimé acheter et Buby n’a pas voulu. Enfin, maintenant je puis l’employer jusqu’à ce qu’elle trouve à le vendre. Cela me rendra service et il n’est pas dit que je ne l’achète pas plus tard. Nous sommes décidés à prendre une maisonnette si nous restons ici à Batavia. Ce flat me plaît toujours, mais à la longue il est un peu petit et surtout on n’a pas l’occasion de  sortir assez, d’avoir son nez à l’air frais. Chaque maison a un jardin ici, avec ce climat, toujours l’été, un jardin est presque indispensable. Et puis, nous avons bien joui de la ville, la nature nous attire de nouveau. Il y a aussi que nous avons beaucoup de connaissances maintenant, ici je ne peux pas recevoir. Enfin on verra encore. Pour le moment mes meubles sont en location à Keboemen. C’est le successeur de Does qui s’y installe. Sa femme, donc madame Engelenberg, vient à Batavia pour quelques jours et elle me rendra visite pour encore discuter et tout mettre au point. Nous ne leur avons demandé que Fl. 5.- par mois, ce n’est pas trop et je crois qu’ils en sont rudement contents. Ce Engelenberg est un frère de madame Oppel, la femme d’un des sous-directeurs de la Banque. Ils vont quitter bientôt alors elle a donné une matinée d’adieu pour les dames, grâce un peu à cette histoire de meubles, elle m’a aussi invité (voir lettre 12.04.1937). Je n’y allais pas avec plaisir, d’abord je suis arrivée un peu en retard et quand j’entre je vois toutes ces dames assises autour des tables de bridge. Mince, faudra y passer aussi, que je me dis, mais heureusement il y avait d’autres femmes qui ne bridgeaient pas. Quelle chance. Nous avons parlé, fait la conversation, quoi. Ainsi j’ai fait la connaissance d’une jeune Française qui venait du Japon. Son mari est aussi à la Banque. Elle ne sait que le français et l’anglais, alors la plupart de ces femmes l’évitaient, ayant peur de parler une langue étrangère. Vous pouvez penser comme elle a été contente de m’avoir. J’irai lui rendre visite mercredi probablement. Elles m’aiment bien toutes ces femmes, et grâce à mes années à Keboemen, je comprends leur difficulté, leur solitude et cela leur fait du bien de m’avoir. Je vais la mettre en relation avec la petite Neuchâteloise, je crois qu’elles iront bien ensemble. A propos, la madame Consulate, elle se cramponne à moi comme à une bouée de sauvetage. Elle voudrait me voir tout le temps. Elle s’appelle Mily de Torrenté de son nom de jeune fille, elle habitait Soleure (Solothurn, Suisse). Je crois que je vous l’ai déjà écrit. Elle n’a pas inventé la poudre, fiancée depuis longtemps, et jamais hors de la Suisse. Ses parents ne voulaient pas la laisser partir, sachant qu’elle partirait quand elle serait mariée, de sorte qu’elle a vécu à Soleure, joué à la fille de bonne famille et rien appris, mais absolument rien. En voilà une qui a des difficultés pour s’adapter, s’acclimater. Bon sang !!! C’est encore moi qui lui parle de ses devoirs de madame Consul, je vous demande un peu ! Lui, je ne le connais pas encore, mais d’après ce que j’entends, il doit être assez imbu de lui-même et j’ai bien l’idée qu’à propos de moi il se dit : qu’est-ce qui peut venir de bon de BIENNE ! Mais attendez, si je remarque cela, il n’aura pas fini, en voilà un à qui je ferai une fois une sortie sur la mauvaise opinion que les Suisses ont de Bienne, attendez seulement ! Jeudi prochain nous aurons donc cette réunion de dames suisses chez la Neuchâteloise. On verra ce que cela donnera.
Demain je vais à Tandjong Priok (le port) chercher ma caisse de bois de camphre que madame Smies (une amie de tante Engel) m’apporte de Hong Kong. La Neuchâteloise (elle s’appelle Jacqueline)  m’a offert d’y aller avec sa voiture et la Consulate viendra avec. Cela fera une petite partie de plaisir. Je suis sûre qu’elles n’y viennent que pour voir les beaux officiers. Elles sont toutes les mêmes, les femmes !!! hm !
Il y a aussi le frère de Ans, la fiancée de Eddy (frère de Oscar), qui vient ici aux Indes. Il restera à Batavia les premiers temps. Je vais demander à Ans de me commander des linges de toilette chez Ferwerda, et ce jeune pourra me les apporter. Papa W aimerait aussi nous envoyer quelque chose par lui. Il nous a demandé ce qui nous ferait plaisir, et maintenant que nous aurions l’occasion d’une fois désirer quelque chose, nous ne savons pas quoi !!! Il y a des gens qui sont bœufs au monde, hein ? Ce qu’on aimerait le mieux c’est des ronds (des sous) à verser sur le compte d’une nouvelle auto. 
Fiat Sedan 1932

Nous avons l’occasion d’en acheter une, une Fiat sedan, 1932, je ne l’ai pas encore vue. Savez-vous de quel modèle il s’agit, garçons ? On nous demande Fl. 500.- plus notre voiture en échange, mais il paraît que cette nouvelle est en bonne condition encore. Nous aurions bien voulu en avoir une toute neuve, mais c’est un rêve qu’il a fallu abandonner vu que cela nous jetterait dans les dettes. On pourrait la payer par mensualités de Fl. 25.- des conditions uniques parce que la Mexolie  a acheté 5 autos chez ce garage. Nous attendons encore toujours de savoir combien nous recevrons de gratification avant de nous lancer, car nous ne voulons pas de dettes, même si nous ne réussissons pas à faire d’économies.
Hier j’ai donc eu une courte visite de la Consulate et de la Neuchâteloise. J’avais justement une pile de Sie & Er que je voulais trier, alors ces deux femmes ont littéralement sauté dessus et maintenant toute la pile est loin. Je vais recevoir Candide et Gringoire de Jaqueline en échange de mes Illustré et Sie & Er (magazines hebdomadaires suisses, en allemand).
Charlot, tu peux naturellement avoir le rapport de Buby, il en a fait une copie pour lui-même, seulement mon vieux, c’est en hollandais ! Dis-moi si tu crois pouvoir le comprendre, alors je te l’envoie par retour, par bateau, sans quoi Buby m’a déjà dit que je pourrais le traduire !!!  Il se compose de 26 grandes pages à la machine. D’un côté ce serait bon pour toi de t’exercer au hollandais, on ne sait jamais. Réponds-moi dans une lettre de maman, car nous te l’envoyons avec plaisir, pouvant compter sur ta discrétion.
Cela me rappelle que dans une de tes lettres tu m’as demandé pourquoi nous n’allions jamais voir un match ou quelque chose de ce genre. Je ne sais plus si je t’ai répondu là-dessus, en tous cas la chose m’avait fait de l’impression et je me le suis demandé moi-même. La cause, c’est que les matches ici sont 1. joués par des jeunes javanais ou indos, 2. ils ont lieu à 4 heures de l’après-midi quand il fait encore bon chaud au soleil, ce qui nous obligerait presque à prendre des places sur la tribune, et 3. une place de tribune revient à Fl. 2.- !!! Il y a bien des matches entre clubs, mais alors il faut en faire partie et cela coûte aussi et notre enthousiasme n’arrive pas encore à ce niveau-là. Frank van der Stock est très sportif, surtout la nage, mais seulement pour regarder, on n’en a pas assez. Il te faut toujours me poser des questions pareilles quand l’une ou l’autre te passe par la tête, cela me fait réfléchir à des choses auxquelles je ne penserais peut être pas autrement, vu qu’elles ne rentrent pas directement dans mon cercle de vie, et tu sais bien que j’aime autant que possible mener une vie large (pas au sens matériel).
Gado gado
Mardi soir. J’ai donc été à Priok ce matin ensuite la Consulate est venue chez moi et je lui ai appris à manger du gado-gado, un légume javanais (en réalité une salade de plusieurs légumes)

C’est fou, c’est fou comme ces gens commencent leur vie ici. De la rijsttafel ils ne veulent rien savoir, elle ne veut pas prendre de baboe à l’hôtel pour laver son linge, prétendant que cela ne se fait pas. Oui, dans un hôtel en Suisse cela ne se ferait pas, mais ici c’est tout autre chose, seulement ils ne nous croient pas, ils sont bornés comme tout. C’est fou, et cela devrait être un consul pour diriger les Suisses qui viennent ici, pour donner des renseignements sur le pays. Bon sang de bon sang ! Aucun intérêt pour apprendre à connaître les Indes, the features of life here, la langue ils l’apprennent à contre cœur. Il n’y a qu’à vous que je raconte tout cela mais cela me fait mal au cœur pour la Suisse. Dä stier-stärne-donner borniert, gschtudiert Bärnergring (= tête de bernois de tonnerre, borné, abruti etc, intraduisible mais drôle). Je ne le connais pas encore, mais j’aurais envie de le secouer. Et elle, c’est encore pire, et c’est qu’elle est têtue comme une bourrique. Il n’y a que Soleure, Soleure et Soleure. En arrivant ici moi je me suis conduite comme un nouveau nez qui doit et veut bien tout apprendre et il a fallu que je tombe sur des Rickshaw, et la Consulate qui aurait autour d’elle un tas de femmes de bonne volonté, elle ne veut pas apprendre mais en faire à sa tête. Mamali, hommage à la manière dont tu nous a élevés !!! Garçons, three cheers for our Rötteli ! Et à mon Padre aussi, pour la manière dont tu lui as laissé la main libre, à notre Mamms.
Et maintenant parlons de notre caisse. Elle est splendide et tout compte fait elle nous revient à Fl. 13.50. Elle est en bois de camphre, cela sent très fort, ce sera bon pour y conserver les habits de laine. Elle est toute sculptée à la main, all over, dessus, devant, sur les côtés et derrière. Des motifs de l’histoire chinoise. Vous en Suisse vous la trouveriez sûrement merveilleuse, ici on s’y habitue parce qu’on en voit beaucoup, seulement si je l’achetais ici elle me reviendrait à Fl. 35.- minimum.

….mince, trois fois mince. Je viens de recevoir un téléphone de madame de Mastwyk qui me demande d’aller au cinéma avec elle, car il paraît que les maris devront travailler toute la soirée. Et bien, c’est justement quand moi je reste à la maison à dorloter mon Buby quand il a ainsi beaucoup de travail. Et puis ce soir j’aurais dû écrire, finir cette lettre-ci et encore écrire à papa Woldringh, et mon Buby qui n’est pas encore rentré et moi qui doit partir dans une petite demi-heure. Pourvu qu’il arrive encore avant. Je n’ai pas refusé ma compagnie à madame M. parce que lui c’est le directeur à Buby et en Näggeli rouée il faut se soigner ses relations !!!

…Voilà, je suis de retour du cinéma. Nous avons vu Romeo et Juliette





dimanche 18 septembre 2016





Batavia

12 avril 1937

Chère et unique sale femme
Il y a si longtemps que je ne t’ai plus écrit à mon aise, c’est-à-dire à la manière d’une bonne chnätschete (papotte, tchatche). Ce matin je vais prendre mon temps pour cela, d’autant plus que je puis le faire ouvertement de nouveau, vu que vous êtes à la maison. J’espère que vous aurez fait bon voyage et que les quelques jours à Venise ont été parfaits. Espérons aussi, pour le bien de la famille, que tu aies rapporté à Bienne une toute petite parcelle de ton cœur, qu’il ne soit pas resté éparpillé dans les gondoles à Venise et au… Vatican ! Avoir une pareille gondleuse de mère, c’est triste à en être jalouse !
Là, enfin, cessons les bêtises, ou plutôt commençons par les miennes.  Je reviens justement tu ne sais pas d’où ? du cours de modiste que je prends ! Oh, j’en ai un plaisir fou et  je vais encore prendre un cours pour faire des fleurs en soie etc. Ce cours de modiste se donne donc à notre club du Gemeinnütziger Frauenverein (association des dames bénévoles pour la communauté). Nous avons une très jolie villa avec des salons de lecture, 2 bureaux d’administration, une salle où se donnent les cours de coupe, de modiste, de dessin etc. et une petite salle de conférence, un lounge et un grand jardin. A ce cours de modiste nous sommes 6 femmes. Je dis des femmes, car je suis la seule dame !!! A part la modiste qui donne le cours et qui heureusement est européenne, il y a encore une autre femme qui ressemble un peu à madame Widmer, et le reste c’est tout des Indische et une chinoise. Celle-là, elle paraît encore la plus distinguée, mais les autres, brrr !  Il y en a une que j’ai surnommée la pétaradeuse, elle sait tout, elle fait tout, elle parle de tout. Parler, c’est trop joli, elle nous mitraille, c’est affreux, je dois me retenir pour ne pas lui dire de se taire. Heureusement que la dame du cours lui fait une observation, mais qui n’a pas servi à grand chose. Imagine-toi une femme qui ressemble à celle de Chaggi, mais noire, et avec des méchants yeux comme la Rickshaw, et le hollandais qu’elle mitraille, cela t’écorche les oreilles. Enfin, moi je n’ai pas ouvert le bec, car je ne veux pas me mêler à cette population. Heureusement que je suis placée à côté de la modiste, j’apprends bien, et j’ai eu la primeur pour former mon chapeau. Nous avons commencé par apprendre à faire des chapeaux en étoffe, moi j’en fais un en crêpe de chine brun foncé qui doit aller avec mes souliers de daim de la même couleur, et je les porte avec une robe en toile rose. Les autres femmes, elles ont apporté du tobralco, du satin blanc, etc, c’est à crier. J’ai aussi commencé une forme comme Irma en a une. Tu sais nous apprendrons aussi à façonner la forme pour le feutre etc. enfin tout ce qui concerne un chapeau, seulement là il faudrait de la technique, pour du chic, mais je n’y compte pas. Cela il faudra que je le trouve moi-même, mais je n’ai pas peur, avec un peu de courage et de culot je réussirai bien, au moins assez bien pour ici. Ce cours va durer …(illisible) et me coûtera 15 fl environ, donc Frs. 30.- Ce n’est pas bon marché, mais j’aurai vite rattrapé cet argent. Je ne dis pas que je ferai tous mes chapeaux moi-même, mais surtout pour transformer mes vieux chapeaux ce sera pratique et économe aussi. Le point noir dans tout cela, ce sont ces femmes, je t’assure qu’il faut un certain courage pour être avec elles, mais voilà, la Näggeli, elle n’est pas fière. D’ailleurs, j’ai aussi commencé à jouer au tennis le samedi matin avec un tas de femmes que je ne connais presque pas, sauf l’une qui est l’amie de Bep Bigot.
Tu sais j’ai mon temps bien rempli maintenant. Lundi de 8-10 cours de modiste, mardi correspondance et visites à recevoir, mercredi porter les lettres avion à la poste et en même temps filer en ville pour les commissions. Ce mercredi-ci, j’attends Ir et Bernard qui accompagnent leur mère au bateau. Elle retourne en Hollande après un séjour de presque 2 ans ici. Jeudi, mon cours de gymnastique, vendredi mon jour où je fais des visites (parce que c’est la « grossi putzete » (gros nettoyage) du flat, alors je me sauve). Samedi cours de malais après le tennis, dimanche c’est Oscarlitag (jour d’Oscar) ! Je t’en garantis, je n’ai pas le temps de m’ennuyer, vu qu’entre temps je cous encore toutes mes robes.
Je viens d’en couper une pour Flock, surtout pour m’exercer car cela ne me réussit pas encore très bien, de couper sur le mannequin. Cette robe de Flock ne me coûte que Fl. 1.20 et c’est un joli petit cadeau pour sa fête.
Hier j’ai eu Frank et Go (van der Stock) pour manger de la soupe aux pois avec des gnaegis. C’était bon mais je n’en ai presque pas eu assez. J’avais aussi une très bonne saucisse avec. Mercredi je pense que Ir et Bernard mangeront ici et je ne sais au monde pas quoi leur donner, ils sont si gâtés et comme je serai au bateau avec eux jusqu’à midi, je ne peux pas m’occuper de la cuisine. Zut, je m’en balance, ils mangeront ce qu’il y a.
Je t’avais écrit dans le temps d’une jeune femme neuchâteloise qui habitait aussi ici dans le flat. Elle était partie pour l’Europe pour trois mois. Elle est revenue et je l’ai rencontrée ici. Elle était grande amie avec madame Földes, la Hongroise qui habite aussi ici, et qui est grande amie avec la Bos. Bon, il y a rogne maintenant entre la Földes et cette Neuchâteloise, de sorte que je me trouve entre deux feux, mais n’ayez pas peur, je sais bien m’en tirer.
Donc vendredi passé j’ai vite été chez la Neuchâteloise qui habite une très jolie maison maintenant, presque vis à vis des Jöbsis. Là j’ai fait la connaissance avec la femme du Consul suisse, je ne me rappelle plus son nom, ne l’ayant pas bien compris. Enfin, elle est une valaisanne qui a habité Soleure pendant bien des années. Son mari est Bernois, il a longtemps été consul à Leipzig. Elle m’a dit qu’il n’aimait pas du tout travailler ici. Ils n’y sont que depuis 2 mois. Elle ne m’est pas antipathique, mais pas sympathique non plus. Je crois que c’est une de ces bonnes catholiques, elle a vécu avec sa mère à Soleure pendant ces 10 dernières années, en attendant son mari. Je pense qu’elle a eu une mère égoïste et étroite d’idée, elle ne semble pas pouvoir se faire à ce nouveau milieu ici, elle a l’ennui etc. Enfin, patati et patata. Je pense que je la verrai encore et j’apprendrai à la connaître mieux. Elle parle bien le français, lui c’est un Bärner, j’en suis bien contente. La Neuchâteloise veut faire une petite réunion de tous les Suisses chez elle. Nous serons environ une 30 aine, aussi en comptant les demi Suisses (à cette époque les femmes perdaient leur nationalité en épousant un étranger) comme moi. Ce sera une sorte de Kränzli (petit cercle). Moi je suis contente d’être au flat, je ne pourrai pas les avoir chez moi, car elle va faire des mauvaises expériences aussi avec cela, la petite Neuchâteloise, mais moi je ne dis rien. Je suis tout de même contente d’avoir un peu de contact avec des femmes de mon pays. Ce n’est pas qu’elles soient plus gentilles que les hollandaises, ni même plus large d’idées, oh, non, je l’ai de nouveau pensé avec cette madame Consul qui pourtant devrait être une femme à la hauteur.  Bah. Mais cela fait du bien de parler français, c’est du vif, c’est du léger, au moins la petite Neuchâteloise.
Il y a ici au flat aussi des Suisses, des Zumstein, je n’ai pas encore fait leur connaissance. Elle me paraît assez sympathique, lui a l’air d’un miston, et le soir il se promène sans chemise, seulement avec ses pantalons au flat. Bien qu’il ait une raison excusable, cela a mauvaise façon pour un Européen.
Dis-donc, si jamais tu vas à Bruxelles, tu pourrais aller dire bonjour à Kitty (sœur de Ir). Elle ne demeure pas loin de la frontière, je crois. Zut ! voilà que j’écris en route ! Tant pis, je le laisse, tu pourras bien lire au moins.
Zut ! maintenant je ne sais plus quoi écrire de moi, j’ai épuisé toutes les nouvelles. D’ailleurs Buby va rentrer sous peu avec Seeuwen, alors je vais cacher ma lettre, car je ne me fie à personne, ils essayent tous de lire quand ils en ont l’occasion. Je reprendrai ma lettre ce soir, et entre temps je vais lire les tiennes pour pouvoir y répondre. Nous avons tant à nous dire, pas, ? Tu ne sais pas combien j’en jouis de tout pouvoir dire, critiquer avec toi car autrement je n’ai personne à qui je puis parler à cœur ouvert sauf mon Buby bien sûr, mais lui c’est un homme. De plus il a la tête pleine d’affaires maintenant qu’Elout est loin et alors il n’a pas tant d’intérêt pour tous ces papotages.
Voilà, nous venons de souper. Buby maintenant s’est remis au travail et moi j’en profite pour t’écrire. Ce matin en revenant de mon cours, j’ai marché à la maison et à la Koningsplein, juste au-dessus de ma tête il a passé un avion Douglas ! Je me suis encore dit que cela pourrait bien être l’oiseau de Hollande, malgré que nous ne l’attendions que demain. Mais je ne sais pas, en le regardant passer, j’ai bien eu le sentiment qu’il y avait quelque chose pour moi dans son ventre, et j’ai raison, car j’ai reçu cet après-midi ta lettre No 159, la dernière depuis Rome.

31.03.1937 Rome
Louis, Ebe Sossich, Rose

Je suis si contente que vous ayez eu si bon temps, que tu aies tant pu en profiter. Je ne peux pas te dire le plaisir que j’ai eu aux photos. Une fois de plus, tu es diablement jolie. Il est très très bien ton manteau, surtout avec ce col ouvert, et ce Hüteli (petit chapeau), d’où l’as-tu ? Il te va très bien. Tu es coquette, sale femme. Je te dis, j’en ai un plaisir fou et je me plais à m’imaginer ma Mamms se promenant par Rome, bien habillée et reluquant les beaux Tschingg (hommes italiens). J’espère bien que tu t’es rincé l’œil pour moi aussi. Oh, ce que je vais les yeuter ces beaux types, une fois, quand on ira se balader toi et moi ! Après tout, est-ce que tu t’es achetée une robe du soir à Rome ? Avez-vous été à l’opéra ? Tu aurais dû profiter de te faire faire de beaux souliers sur mesure en Italie. Je suis si contente que Nögg (Louis) ait aussi pu en profiter. Ce qu’il est devenu homme, mon Nögg ! Oh oui, il a bonne façon et il fait si bonne impression. C’est un jeune homme qui inspire confiance à la première minute. Je ne peux pas te dire combien il me plaît. Ses bonnes mains ne m’ont pas trompée. Charlot est bien aussi, il est beau surtout, mais je ne sais pas il a quelque chose de féminin sur lui. Enfin, comme je dois lui écrire, je vais lui dire mon opinion directement et quelques petites critiques par-ci par-là. Il est moins fait que Loulou, c’est dommage. Qu’il ait eu beaucoup de succès à Rome ne m’étonne pas, et je crois que c’est cela qui le gâte même un peu, on voit qu’il a très bonne opinion de lui même, tout en étant self-conscious. Il montre un drôle de mélange, Charlot.
Tout ce que tu m’as raconté d’Ebetine (Sossich) et de sa mère, c’est quand même triste (séparation ? faillite ?). Tu vois l’argent ne fait pas le bonheur. Ecoute, tu me diras ce que Sossich fait maintenant. Où travaille-t-il ? Crois-tu qu’ils aient eu tant d’argent qu’ils vous ont fait croire ? Enfin, je me réjouis de recevoir tes lettres depuis la maison où tu pourras parler ouvertement.
Cet appartement en ville, je suis sûre qu’ils l’ont pris pour ta visite, tu ne crois pas ?
Attends, j’ai dû m’interrompre  pour vite re-admirer les photos, je ne peux pas assez vous regarder. Oui, il a bien l’air anglais, Nögg, et toi tu es si tellement salement distinguée c’est à en crever de jalousie. Hein, Gondoleuse, tu vois cela, ta Nitzli qui devient jalouse de toi ! Oui, je sais bien que tu es un ange, toi, je n’ai pas besoin de te comparer avec une autre pour le savoir. Tout de même cette Carenini est terrible, et comme elle doit souffrir cette pauvre Ebe. Je suis contente qu’elle t’aime tant et que toi aussi tu puisses l’aimer. Tu sais, c’est beau une sympathie de femme, et surtout la différence d’âge entre vous rend cette amitié plus pure et plus profonde. Qu’elle essaye un peu de flirter avec les garçons tout en jouant à la petite sœur cela je l’ai deviné déjà bien longtemps, je l’ai senti déjà pendant ta visite à Como, il y a 2 ans environ. Mais tu as raison de ne pas t’en faire, c’est une belle école pour les garçons, et Ebe n’est pas mauvaise, elle est seulement « femme ». Tout comprendre, c’est tout pardonner ! Je comprends cela si bien.
Je comprends combien tu as joui de cette promenade au bord de la mer, dans cette forêt de pins maritimes. Pendant mon voyage avec Max et Tata j’en avais vu une pareille près de Nantes et cela m’avait aussi fait une si belle impression.
Je pense que c’est le moment de remercier Max pour la deuxième robe, ouf, il me faudra répondre. Je ne vais pas encore le faire pour ce courrier-ci, tant pis. Oui, maintenant qu’il est seul, il peut aller faire des voyages, avant quand Tata vivait il n‘avait jamais le temps, sauf pendant ses trois semaines de vacances par année. Oh oui, il a dû être affreux avec elle, pas méchant, mais une sorte d’égoïsme couvert sous le manteau du travail, de la gentillesse par devant le monde Oh, je puis si bien m’imaginer comment il était avec elle, c’est triste d’y penser encore, si seulement on avait eu les yeux plus ouverts avant.  Moi, il y avait longtemps que je me méfiais de quelque chose, mais elle prenait tant de peine de tout cacher. Tu as raison pourtant de ne pas critiquer Max chez Banely (Fanny qui tient son ménage, St Gall). C’est naturel qu’elle le voie d’un point de vue différent du nôtre et après tout il ne faut pas encore aller lui rendre la vie plus dure en lui ouvrant les yeux sur les fautes de Max. Cela ne servirait à rien du tout, et je me dis toujours que du moment que parler n’aide pas ou n’est pas absolument nécessaire il vaut mieux se taire. Est-ce que Banely est un peu payée au moins ? Combien reçoit-elle ? Mais tu verras si une fois Max se remarie, cela sera avec une femme qui saura bien le faire passer par où elle voudra, je te garantis qu’il sortira le dimanche avec elle. Je te le parie. Ah, non, c’est beau et bon de se dévouer, mais il faut faire attention quand et comment, sans quoi on se fait écraser complètement. Vois-tu, tu auras tellement raison de mesurer tes paroles, de ne pas trop laisser percer ton enthousiasme quand tu raconteras ton beau séjour. Oui, on ne peut pas assez cacher aux gens sa vie privée et ses sentiments. Tu as de nouveau une fois tapé dans le mille quand tu dis qu’il faut montrer aux gens une « binette vide ». C’est absolument cela. Une binette vide, vide, vide, c’est à quoi je m’exerce.
Je viens d’avoir un téléphone de la petite Neuchâteloise, elle est malade et elle a une garde, car son mari est en voyage pour deux semaines. Etant seule, le médecin lui a fait prendre une garde et elle a fait de très mauvaises expériences. Elle devait la payer 25 francs par jour et elle a attrapé la garde qui trichait avec le thermomètre, inscrivant plus de fièvre que la jeune femme n’en avait, ceci naturellement pour rester là le plus longtemps possible. Et c’était une Européenne !!! J’irai chez elle tout à l’heure. Cette réunion de femmes suisses est pour jeudi en 8, donc le 22 avril. Lundi c’est la madame Consul qui vient me voir. Elle s’appelle Leuzinger !  Le 21 avril, il me faut aller chez madame Oppel, un des sous directeurs de la Banque. Elle donne une matinée d’adieu pour les dames de la Banque. Cela ne m’ennuie pas, cela m’emmerde ! Je ne suis plus jamais à la maison, je mène de nouveau une vie de gondleuse, c’est affreux, et tu sais mon ménage s’en ressent. J’ai attrapé la baboe qui en faisait des siennes à la cuisine. Si on ne les tient pas sous une stricte surveillance, elles se relâchent comme le diable. Il faudra que j’y mette de l’ordre.
Maintenant il faut que je te quitte. Welcome home again. Tu seras sûrement aussi contente de retrouver ton nid, malgré tout le beau et bon temps que tu as eu, et aussi le Padre voyons !!! En attendant je jouis encore avec toi de ton beau voyage et me réjouis de recevoir tes prochaines lettres.
Voilà justement Buby qui rentre, décoiffé, transpiré et fatigué. C’est donc tout naturel que la Ge… va lui changer les idées.
Toutes mes bonnes pensées à chacun.
Pour toi, ma foi, qu’est-ce qu’on pourrait bien donner à une sale femme, aussi un muntschi peut être ?