mercredi 28 octobre 2015






3 juin 1934

Keboemen

Ma chère Mamali

Vite ma petite lettre privée pour toi seulement, demain j’écrirai la lettre à circulation. Je crois que j’ai fin nez d’avoir adopté ce système, car d’après ce que mes photos semblent voyager, j’ai peur que cela soit un peu le cas pour les lettres aussi.

C’est dimanche après midi, nous venons de dormir, c’est-à-dire, Oscar était étendu sur le lit et lisait un livre intéressant. Maintenant il est bientôt 5 heures et nous irons peut être jouer au tennis dans un moment, sitôt que le soleil ne sera plus sur la place.
Merci pour ta bonne lettre et aussi pour les recettes. Je vais les essayer. Quant au poisson froid, je l’ai déjà fait, seulement comme je n’ai pas de forme de poisson, j’ai gentiment arrangé les morceaux en un petit tas et j’ai versé la mayonnaise par dessus. Je suis toujours intéressée si tu peux me donner de bonnes idées, surtout aussi des petits plats pour les jours d’été, du froid, de la cuisine froide, car des fois Oscar, après un jour bien chaud et fatigant, n’a pas envie de manger beaucoup, alors un de ces petits plats est le bienvenu pour le souper. 
Tu m’écris dans ta lettre 36, en réponse à la mienne du 6 mai, que tu feras le nécessaire pour m’envoyer le buste. Mynes Mamali, tu ne m’as pas bien comprise. Je voulais d’abord savoir le prix et ensuite je te donnerais l’ordre formel de m’en envoyer un, comme je l’ai d’ailleurs écrit dans une lettre précédente. Dans ma lettre du 6 mai, je vous écrivais que je n’avais toujours pas de nouvelles du buste, et ensuite je disais qu’il fallait absolument que je m’en procure un, car je ne peux pas travailler ainsi, mais je ne vous ai pas encore écrit d’en commander un, puisque je voulais d’abord comparer. Enfin, mes lettres depuis lors vous ont dit que peut être je pouvais en faire faire un à ma taille à Solo. J’espère bien que tu n’as pas encore fait partir la commande à Paris. Si jamais, tu l’avais fait, et que tu ne puisses plus la retirer, eh bien il faudra bien que je l’accepte, bien que cela sera très très cher. Mais encore une fois, Mamali, ne commande jamais rien définitivement avant que je te l’aie formellement demandé dans une de mes lettres, mais aussi il faudra les lire avec plus d’attention.  D’ailleurs tu te rappelles sûrement que j’ai toujours été ainsi avant d’acheter quelque chose, je m’informe de droite à gauche et de gauche à droite pour acheter aux meilleures conditions. Tata s’est assez moquée de moi pour cela, mais je m’en balance, avec ce système au moins, on en a pour ses sous tandis qu’elle…. !

Que tu ais encore dû mendier, ma photo envoyée à Tata, cela je me le pensais bien qu’elle se ferait prier. Je ne sais pas ce qu’ils ont ces deux, mais des fois ils sont terribles. Mais ne t’en fais pas, tu la recevras aussi puisque c’est comme cela. Je l’ai envoyée à St Gall seulement pour les flatter un peu, tu comprends. Il faut leur faire plaisir de temps en temps mais tu ne seras pas en manque. Seulement je m’arrange maintenant avec le photographe pour avoir une note d’environ Frs. 8.- par mois, pas plus, et tu sais cela compte vite, ainsi on ne peut pas faire faire de ces grandes photos en série, tu comprendras. Sur cette photo j’ai voulu faire une petite bouche, et alors cela me donne toujours une binette pareille. Je n’ai pas l’ennui, je peux même te le jurer. Avant de partir tu m’as fait promettre que je t’écrirais toujours tout et rien que la vérité, et jusqu’à présent j’ai tenu ma promesse. Tu sais, Rötteli, tu as une fille qui tient parole, elle n’est pas comme sa mère. Voilà pour ta pomme !
Quant à la Hanny, laisse là seulement m’écrire la première, tu peux lui dire à l’occasion que j’ai toujours tellement de lettres à répondre que je n’arrive presque pas à en écrire de nouvelles, tu comprends, à ouvrir de nouvelles correspondances. Si elle m’écrit la première, elle aura des nouvelles plus vite.
Donc, ce Pröbschtu, c’est quand même honteux. Qu’est-ce qu’elle dit, la Minna, de cette affaire ? Tu sais, moi je l’ai déjà longtemps pensé, d’ailleurs Minna aussi. Il a toujours regardé les garçons avec trop de gentillesse, tu n’as peut être pas remarqué, mais moi je le sentais, comme il leur donnait toujours des pommes…. Tu me raconteras la suite.
Oscar a travaillé presque toute la semaine le soir au bureau. J’allais m’asseoir vers lui des fois jusqu’à minuit. Pour qu’il puisse y tenir je lui donnais toujours un bol de bouillon avec un œuf battu dedans. C’est pourtant bon, n’est-ce pas, dans des occasions pareilles ? Maintenant il a pris son travail à la maison c’est plus heimelig. Mais vois-tu c’est fou comme on se sent bien ici les deux. C’est comme un roman

dimanche 25 octobre 2015




28 mai 1934

Keboemen lundi soir

Merci, merci pour votre lettre du 14 mai, no 35. C’est toujours si bon d’avoir de vos nouvelles et de se les disputer quand elles arrivent. Que ma lettre du 29 avril n’ait même pas été collée ne m’étonne pas. Je n’ai pas oublié de le faire, mais cela se fait toujours en une telle vitesse et comme la colle de ces enveloppes est très mince, je pense que l’enveloppe s’est ouverte en route par la chaleur et surtout l’humidité. C’est aussi déjà arrivé avec vos lettres, 2 fois, si je me rappelle bien, qu’elles sont arrivées ouvertes. Peut être je ne vous l’ai même pas écrit, je ne sais pas. Si vous pouviez voir le ménage Woldringh les mardi matins, vous ririez souvent. Ici on rigole aussi. le train passe à 9 heures moins 4 minutes, mais bien que je sois occupée à écrire depuis 6 heures du matin, et qu’Oscar rentre pour finir sa lettre aussi, ce qui l’empêche le plus souvent de déjeuner, nous sommes toujours en retard. Le djongos maintenant sait qu’il doit être de piquet à partir de 8 ½ heures. Quand on entend le train, je lui donne déjà les lettres terminées, ensuite le kebon court avec une deuxième édition, et souvent c’est encore la baboe qui doit « remuer ses fe… » un peu plus vite, tout pour le même train qui s’arrête 5 minutes. Pendant ce temps M. W. avale en toute hâte son thé, et madame se tient à la fenêtre et tâche d’animer les coureurs par ses : hajo, hajo, lekas, lekas, djongos etc.  Ouf ! quel soulagement quand tout est loin, on a la paix pour une semaine de nouveau. Les mardi matins après 9 heures je me sens toujours comme un gosse au commencement de grandes vacances ! ceci soit dit sans vous fâcher !!!
Maintenant, ma chronique de la semaine. Voyons donc, qu’est-ce qui s’est passé, je ne me rappelle même plus au juste !
Je ne sais pas si je vous ai écrit dans ma dernière lettre que mon djongos avait eu un accident en rentrant avec son gosse. Il a été effleuré par une moto, lui a eu quelques blessures légères, mais sa petite un grand trou dans la tête. Bref, dimanche quand il est venu se présenter, nous l’avons renvoyé et mon zigue en a pris son saoul des vacances accordées. Il n’est revenu que vendredi. Pendant ce temps le kebon le remplaçait tant bien que mal, pour cela je déduis 3 jours de la paye de djongos pour les donner au kebon. Au djongos j’ai dit que s’il travaillait excessivement bien, je les lui rembourserais. Vous devriez voir comme il fait du zèle c’est tordant. Ces mardi mercredi jeudi, je ne suis pas arrivée à faire grand’chose, vu que je devais m’aider moi-même, et faire les chambres, du moins prendre la poussière, faire de l’ordre etc, etc. Tout de même j’ai coupé et fini une combinaison en crêpe de chine art. blanc qui est très bien réussi. Elle me revient à Fl. 1.75, cela fait environ Frs. 3.50.  C’est pas trop cher ? Quand j’ai acheté la soie, la Ricshaw était avec moi, elle pensait que je voulais me faire une robe du soir, elle a fait de gros yeux quand je lui ai dit que c’était pour une simple combinaison. Voilà moi, je n’achète pas beaucoup de bêtises à droite et à gauche, par contre c’est de la qualité.
Vendredi après midi, Mme visser nous a offert d’aller à Poerworedjo avec l’auto de la fabrique. Nous avons fait des achats. J’ai acheté de la viande séchée, le Bündnerfleisch d’ici, du bon fromage, 1 bouteille de maraschino pour mes cakes, et une boîte de bon beurre hollandais qui est bien meilleur marché là  chez Lee gie Tin qu’ici chez Batie. Dans un toko japan, chez Takayama j’ai acheté (c’était une petite folie) une petite chaise de camp en fer, avec le siège en toile verte, très solide, confortable, légère, pratique pour 48 cents, cela fait environ Frs. 1.- Est-ce que ce n‘est pas fou ? J’en ai fait de cadeau (soi-disant) à Buby pour aller peindre en plein air et pour nos pic-nics. Pour rentrer nous n’avions presque plus de place pour nous asseoir, dans la voiture. Cela me rappelait nos déménagements dans la Fiat. Bref en rentrant, les messieurs étaient tous attablés chez les V. au jardin. Le samedi je n’ai rien fichu de spécial, j’ai écrit à Flock (voir lettre du 26.5.34) et l’après-midi à 4 ½ heures nous avons joué au tennis. Le soir nous avons continué notre correspondance. Le dimanche matin, madame Ricshaw est venue me demander si j’allais avec elle chez le coiffeur. Tous les derniers dimanches de chaque mois, il vient ici un coiffeur européen, il s’installe dans un cabinet appartenant à la banque et toutes les dames arrivent. Nous étions les premières mais nous avons tout de même rencontré quelques femmes de la ville. Elles nous ont battu froid, mais je m’en balance, aucune ne m’était sympathique. Une ressemblait à la Hanny Aufranc, une avait une expression de « giftsprütze » (venimeuse) sur la figure, et l’autre, une française, me serait assez sympathique, seulement je sais de Mme Visser qu’elle est très malheureuse avec son mari, qu’il la bat et qu’alors elle se tient toujours chez les autres gens. Vous comprenez, je tiens à être prudente sous ce rapport. Je ne veux pas d’histoires ni de femme qui vient 6 fois par semaine déjà à 7 heures du matin me rendre visite et reste jusqu’à la Saint Jamais, ce qu’elle a fait, paraît-il, avec une des dames de la Mexolie il y a une année, ceux qui demeuraient dans notre maison avant nous. Bref, nous sommes rentrées et comme Oscar était déjà là, nous avons dîné d’un excellent caneton, avec du riz et de la salade de tomates et des glaces à la vanille sur lesquelles on verse du café. A propos de café, savez-vous la manière de faire vous-mêmes du café Hag ? Vous achetez du bon café, pas rôti, donc les grains verts, vous les cuisez 10 minutes avec de l’eau, comme de la soupe aux pois, mais pas plus longtemps que 10-15 minutes. Ensuite vous égouttez les graines, les laissez sécher puis vous pouvez les rôtir et ensuite les moudre. Il paraît que cette cuisson enlève la caféine qui se répand dans l’eau, un tas de petits points blancs. Ainsi vous avez du bon café et bien meilleur marché que le Hag tout prêt qui est très cher et fabriqué avec de la troisième qualité. Je vais le faire aussi avant mon prochain rôtissage. J’ai cela des Engelhart. Vous savez qu’ici on fait du Kaffee Extract, c’est à dire on prend une cuiller à café pour une cuiller d’eau. Je n’en fais jamais plus qu’un verre à liqueur environ, et dans la tasse pour du café au lait on n’en met qu’une petite goutte, et pour le café noir guère plus. On boit beaucoup de lait ainsi.

Coupe du Monde 1934, équipe suisse

Hier soir, dimanche donc, nous avons été chez les Visser à 9 heures. Nous sommes restés assis au jardin par un clair de lune fantastique, presque irréel. A 11 heures, commençait le match Hollande-Suisse, qui a duré jusqu’à 1 ½ h. environ. Je me suis bien tenu les pouces et ce soir nous avons lu ensemble la critique. Ce que j’ai dû en entendre depuis cette victoire des Suisses ! (27.5.34, 3-2 pour la Suisse) C’est des prises de becs et des rognes à n’en plus finir avec Buby, jusqu’à ce que nous attrapions le fou rire. Pendant que nous étions assis là, nous avons vu une merveilleuse étoile filante, d’une grandeur inouïe et elle semblait si proche qu’instinctivement on a fait un mouvement pour s’enlever, on aurait dit qu’elle tombait sur nous. C’est Mme V. qui l’a vue la première, j’ai naturellement eu le temps de souhaiter Glück ! Aujourd’hui lundi, j’ai écrit toute la matinée après avoir appris à la baboe à faire le salmi de caneton. Diable c’était bon, n’ayant pas de vin blanc, j’y ai versé une lampée de sherry, et quelques gouttelettes de citron, cela rehausse le goût. Ce soir après souper nous avons été faire quelques pas, Oscar en pyjama et moi dans ma robe de chambre rose. C’est quand même beau la liberté, nous nous promenions à la rue de la gare de Keboemen, et au boulevard de la Mexolie, admirant le clair de lune et sans nous gêner le moins du monde de notre accoutrement. On était les deux en pantoufles. Je crois que les R. ont de nouveau rogne entre eux, en tout cas, lui est assis seul dans la véranda.
Mes canetons sont trop jolis, j’en ai fait acheter 2 nouveaux, dont un entok, un canard blanc et brun, sur pattes courtes qu’on dit être très bon aussi. Oscar l’appelle le dreadnought, d’abord il ne pouvait pas le voir, mais maintenant on l’aime bien. Quel plaisir on en a ! J’ai deux poules qui me donnent les œufs à la coque nécessaires, j’en suis contente. Une d’elles va toujours pondre sur le tas de charbon
Illisible
… est-ce que tu as eu beaucoup de plaisir à la fête de chant ?
Quant à Hedy, c’est sûr je comprends trop bien, elle n’a pas besoin de répondre à ma lettre, j’ai seulement voulu savoir si elle l’avait reçue. Quant à une moulure, tant pis j’attendrai, mais n’insiste pas chez Hedy, si je peux me procurer un buste de Solo, je n’aurai plus besoin des moulures, je pourrai les faire moi-même. Non, je ne trouve pas comme toi qu’Irma a bien plus de chic que Hedy, Irma est peut être plus raffinée, mais Hedy a tout de même un petit chic plus distingué, plus parisien, plus simple quoi, du moins comme je me la rappelle.
Tu m’écris d’Elsy Amsler qu’on remarque de loin qu’elle est amoureuse, mais de qui, est-ce qu’elle a des chances ? Raconte-moi.
Sans cela ici tout va bien, la Ricshaw, je ne me suis pas occupée d’elle cette semaine et je ne me suis pas non plus donné de peine pour paraître gentille, je lui ai bien laisser voir qu’elle pouvait aller se promener si elle voulait me traiter pareillement, et tu devrais voir comme elle se donne de la peine maintenant, c’est elle qui me fait des politesses. Vois-tu c’est la seule manière de traiter avec ces sortes de gens.
Faatherli, merci aussi pour ta petite lettre et tous les renseignements des canetons.
Voilà maintenant il me reste encore un petit quart d’heure pour écrire, je te dis c’est fou comme cela prend du temps. Voilà, à la semaine prochaine, ta Ge…  
Je pense que vous êtes en plein déménagement ces prochains jours, (ils passent l’été au chalet de Sutz) et il faudra m’attendre à une semaine sans lettre je pense. Enfin, je saurai pourquoi.


vendredi 23 octobre 2015




Fin mai 1934
(probablement le 26.5.1934)

Keboemen

Lettre à Flock


En relisant ta lettre du 16 novembre il me semble avoir quitté Batavia que depuis deux jours au plus. En même temps je suis tellement familiarisée avec la vie ici. Je vais tâcher de te la décrire, et de satisfaire ta curiosité, mais hélas, où commencer ?
D’abord, grand merci pour ta lettre, ta carte de bons vœux pour la nouvelle année, et merci aussi de ta sympathie lors de notre deuil (décès de Linette 24.12.33, sœur d’Oscar). Tu comprendras que pendant longtemps nous n’avons pas pu écrire, si ce n’est échanger notre correspondance régulière avec la maison. Nous avons été très accablés, n’ayant appris la nouvelle que le 24 décembre. Tu peux te penser ce qu’a été notre Noël ! Et puis, lentement, doucement la vie a repris son cours et le temps, ce grand guérisseur, se charge aussi de cicatriser notre blessure.
Par une lettre de maman, j’ai appris qu’elle a passé une après-midi vers toi, elle m’a aussi appris la bonne nouvelle. Tous mes vœux, ma chère, je pense souvent à toi, et me réjouis de recevoir de tes nouvelles, de très bonnes j’espère. Lors de sa visite, tu auras sûrement été renseignée sur mon compte, de sorte que je ne vais pas te répéter tous les détails de mon installation. Les premiers jours ici n’ont pas été banals, je t’assure. Monter une maison, quand on ne l’a jamais fait, et surtout commander à des gens dans une langue qu’on ne connaît pas et qu’on ne comprend pas, brrr ! il a fallu surmonter bien des moments cocasses. Mais maintenant tout marche sur des roulettes. 
J’ai d’abord commencé avec deux domestiques, la baboe arrive le matin à 7 heures, lave le linge, fait la chambre à coucher, cuit le dîner. Quand elle a relavé ses casses et ustensiles, elle part manger, elle revient aux environ de 3 heures pour repasser le linge qui a séché depuis le matin, elle prépare le lit, plutôt la moustiquaire pour le soir, cuit le souper et s’en va. Le kebon, c’est le jardinier, est chargé de porter l’eau du puis à la cuisine, doit nettoyer toutes les dépendances, telles que salle de bain, réduit des provisions, prend soin du charbon, des poules et des canards, du jardin et nettoie les planchers ; Il fait aussi les commissions, et mille et un petits travaux nécessaires. Le djongos, lui, arrive le matin à 5 1/2 heures, doit nous réveiller en grattant aux jalousies, alors je vais lui ouvrir. J’ai imaginé ce système pour me faire sortir du lit et m’empêcher de faire la paresseuse. Une fois à la cuisine il fait le café que nous buvons après avoir baigné. Ensuite pendant toute la journée il s’occupe de la maison, fait les chambres, met la table, nous sert, prend soin de nos livres, des meubles etc. Après avoir relavé la vaisselle lui aussi s’en va manger et ne revient qu’à 3 ½ heures parce que le soir il ne rentre presque jamais avant 8 ½ heures, après que nous ayons soupé. Quand nous avons des visites, il reste naturellement aussi longtemps que je le juge bon. Ainsi chacun a son travail, le fait silencieusement, ils marchent toujours nu pieds, lentement, posément, toujours avec la même expression du visage. Jamais tu ne t’aperçois s’ils sont contents ou mécontents, toujours la même figure brune, lisse, luisante, et les grands yeux noirs si sérieux mais si beaux. Ils ont tous des dents magnifiques, bien soignées, avec beaucoup d’or surtout. Pour eux c’est le comble, des dents en or, alors ils se croient beaux. Ce sont des enfants, tu sais, quelques fois ils rient quand ils ne se croient pas surveillés. Je ne sais pas leurs noms, ni où ils habitent, je ne sais pas s’ils sont mariés ou pas. Quand on les traite bien, ces Javanais sont excessivement dévoués et j’ai appris à les aimer beaucoup, je les fais marcher sans trop de peine. Un peu de tact, de la bienveillance et surtout de la patience au commencement et on se les attache pour de bon. Ma baboe a des attentions touchantes souvent, bien que cela ne l’empêche pas de toujours prélever quelques sous sur l’argent du marché. Elles font toutes cela, malgré tout je lui ai fait sentir que j’avais confiance en elle, et vraiment elle ne me vole pas autrement. Les autres dames ici ont tout enfermé, chez moi tout est ouvert, elle peut se servir à discrétion mais elle ne le fait pas. Elle sait qu’elle doit économiser et que quand la njonja (se prononce nionia, madame) est contente, elle distribue des poignées de riz ou quelques sous. C’est, à mon avis le secret d’une maison qui marche bien, considérer les domestiques comme des aides, les rendre contents en leur faisant voir qu’on sait apprécier leur travail et la peine qu’ils se donnent de vous satisfaire même quand ils n’y réussissent qu’à moitié au commencement, en un mot, constituer une atmosphère agréable de coopération dans le travail. Je n’y suis pas arrivée du premier coup, mes gens sont venus à moi avec méfiance, il a fallu les conquérir et mon ignorance de la langue me rendait la chose encore plus difficile, mais j’étais résolue à mettre en pratique  mes idées formées par beaucoup d’observations et de lectures à ce sujet sitôt que je serais chef dans ma propre maison et maintenant j’en suis récompensées. Je ne changerais pas  avec n’importe quelle jeune femme en Europe, maintenant. La vie ici est large, insouciante, moderne et tellement moins compliquée que chez nous Chacun fait comme bon lui semble, les mauvaises langues par exemple ne manquent pas, mais c’est étonnant comme j’ai appris à prendre ces choses du bon côté, à ne pas m’en faire le moins du monde. Je crois bien que je subis un peu l’influence du caractère oriental, et, après tout, je n’en serais pas fâchée j’y gagnerai. Il y a tant à apprendre ici, c’est fou ce que c’est intéressant, et justement parce que je vis dans un petit coin, loin de tout.
Ah ! oui, ma chère, ici pas de distractions hors celles que tu sais tirer de toi-même. Il y a bien un cinéma qui présente des films de 1920 comme dernière nouveauté ! Nous vivons avec la nature qui est splendide, et vraiment remplace amplement les distractions européennes. Nous lisons beaucoup, recevant chaque semaine une caisse contenant une vingtaine de revues, de magazines, en hollandais, français, allemand et anglais, plus deux romans choisis parmi les meilleures nouveautés. Avec cela je bûche mon hollandais qui marche déjà très bien, et le malais aussi. Nous allons commencer le javanais sous peu, mon mari et moi. Nous faisons aussi passablement de tennis, mon mari a entrepris de m’entraîner selon toutes les règles, j’en suis ravie. Nous n’en avons pas encore fait énormément parce que nous avons eu la saison des pluies. Elle tire à sa fin maintenant et les vraies chaleurs vont commencer. Elles dureront 3 mois, pendant lesquels toute sèche la terre meure de soif. La nature est un peu folle ici, elle n’a pas de mesure, prodigue ou avare, pas de moyenne. 
avenues de Keboemen

Keboemen est un joli endroit, tu sais, toutes ses routes, ses chemins sont bordés de grands arbres, c’est comme si à Bienne toutes les rues ressemblaient au Pasquart. Nous habitons un peu en dehors, toutes les maisons de la fabrique sont situées autour d’un joli petit parc dans lequel se trouve aussi le tennis court. De la petite ville je ne peux pas te donner une idée exacte, car nous Européens nous ne pouvons pas nous représenter une ville orientale avec toute son insouciance, son pittoresque que nous prenons trop souvent pour de la saleté et dont nous nous détournons avec dégoût. Nous sommes situés au pied des montagnes, exactement comme Bienne au pied du Jura, et à 15 km environ de la côte. Nous y allons quelques fois en auto, c’est une promenade magnifique à travers d’immenses étendues de rizières alternant avec des forêts de palmiers. Nous ne pouvons pas baigner dans la mer ici, les brisants sont trop forts, des vagues d’une  hauteur de 4-5 m quand la mer est calme, et d’une puissance contre laquelle tu es sans force. C’est dommage que nous ne pouvions pas profiter des bains de mer, mais nous sommes déjà très contents de jouir d’un spectacle aussi grandiose. Une grève de beau sable doré, une mer changeant de couleur sans cesse suivant que le soleil éclaire les îlots de corail dans le lointain, un ciel d’un bleu indescriptible, des montagnes violettes… non, je veux m’arrêter car sûrement tu dois te dire que j’exagère. Quand on ne l’a pas vu de ses propres yeux on a de la peine à y croire. Il faut venir aux tropiques pour savoir ce que c’est des couleurs, c’est fantastique, elles sont d’une intensité et d’une variété  à peine croyable quand on essaye de les décrire.
Nous avons déjà fait de belles sorties aussi avec l’ami de mon mari qui est à Solo (Soerakarta sur les cartes) nous avons visité des temples brahmanes et bouddhistes de toute beauté. 
Borobudur, temple bouddhiste

Le Boro-Boedoer (Borobudur, héritage mondial) est le plus grand et le plus beau monument de Java à seulement deux heures d’auto de Keboemen (à Yogyakarta). Nous l’avons visité par un coucher de soleil magnifique. Nous avons aussi été à mi-hauteur d’un volcan, le plus haut d’ici. C’était si heimelig de gravir la côte par une route pareille à celle de nos Alpes. Nous sommes montés à 1800 m et avons trouvé là-haut une atmosphère absolument alpestre. Le grand silence, les nuages qui se chassent les uns les autres et se déchirent aux arrêtes, beaucoup de chutes d’eau qui, plus bas se perdent dans les champs de riz disposés en terrasses. A cette hauteur on trouve des cyprès, et tous les légumes européens, les plates bandes de fraises, des framboises, des roses magnifiques, dans les jardins de weekend appartenant aux Européens. Tu sais, ici il ne faut jamais s’étonner de quoi que ce soit et prendre pour blanc ce que tu savais toujours fermement pris pour du noir jusqu’ici. C’est ce qui fait que beaucoup de gens ne peuvent pas se plaire aux Indes, il faut revenir sur tant d’opinions qu’on croyait être absolument justes, abandonner tant de principes et d’habitudes. Quant à moi, c’est justement ce qui m’enchante, élargir ses connaissance, ses idées, vraiment, pou rien au monde je voudrais avoir manqué ceci.
Dans mes prochaines lettres (mais tu dois m’écrire aussi !) je te donnerai d’autres détails de ma vie journalière, de mes achats chez les chinois et les japonais. Là aussi j’ai appris énormément, surtout comment on roule les gens ! Cette science, je l’apprends encore, constamment à mes dépens.  Malgré cela j’aime beaucoup les chinois ils sont ignorants et très cupides mais on rencontre souvent une distinction de caractère même rare parmi nous européens. Je déteste les japonais par contre, ce sont des serpents sucrés. A propos de serpents, il y en a beaucoup ici, il y a quelques jours j’ai manqué en écraser un dans le jardin. Brrr ! mais j’ai appris à me maîtriser, à ne jamais montrer ni peur ni dégoût, c’est le seul moyen d’en imposer aux indigènes, il faut être crâne.
Hier j’ai été voir un bébé d’un jour d’une baboe d’une de ces dames ici. Imagine-toi que les femmes ici aussitôt l’enfant né, doivent se lever et aller laver le linge sali pendant l’événement, de même que se laver elles-mêmes, dans une rivière souvent éloignée de leur maison. Pendant les premiers jours l‘enfant est enveloppé ligoté comme une petite momie, tu sais, des choses, des choses ! Une femme indigène ne prépare jamais rien pour la venue de son enfant. Les premiers jours elle l’enveloppe dans des pattes, des chiffons puis elle le laisse complètement nu jusqu’à l’âge de 5-6 ans. C’est bon marché ! Les enfants ne reçoivent jamais de lait, outre celui de la mère, et sont nourris de riz et de bananes. Des bananes, il y en a bien une cinquantaine de sortes ici.
Mais maintenant je dois m’arrêter, j’ai encore tant à écrire, tout le monde commence à se fâcher et à trouver mon silence impardonnable. Mais vraiment, il faut comprendre, ici on ne peut pas travailler toute la journée. Il faut dormir l’après midi pendant 2-3 heures et j’ai aussi mille et une chose à apprendre. Cela ne va pas tout seul. Enfin, j’espère bien que tu ne m’en voudras pas, non plus que d’écrire sur du papier pelure (spécialement pour mon courrier par avion) et d’un style à tout casser. Je me débats en ce moment dans une bouillabaisse de langues, mais j’en sortirai bien plus tard quand je pourrai me mettre  à mes langues européennes.
Ma chère, j’aurai beaucoup de plaisir à avoir de tes nouvelles. Tout m’intéresse, comment tu vas, ce que tu fais, quelle veinarde de faire un beau service pareil, l’as-tu déjà terminé ? Non, ce n’est presque pas possible. C’est chic pour toi que tu aies trouvé cette jeune femme, une amie sympathique. Une bonne amitié rend la vie tellement plus riche. Et ton mari va bien, j’espère, nos meilleures salutations.
Pour toi, ma chère, mes meilleurs vœux pour une bonne santé et des progrès réjouissants ! je me réjouis d’avoir de tes nouvelles, en attendant reçois mille tendres baisers de ta vieille
….
… les hépatiques, les perce-neiges. Que cela doit être joli à Hauterive maintenant ! avec ce petit agneau qui gambade par le champ, tout blanc dans la pairie émaillée. Ici ils ont planté le riz à nouveau, c’est aussi joli de voir les jeunes pousses d’un vert tendre, c’est seulement dommage qu’elles soient plantées dans la boue, sous de l’eau sale. Mais bientôt tout le champ ne sera plus que vert, l’eau aura disparu, et alors avec le bleu du ciel, et l’air bleu si unique des tropiques, la contrée sera jolie de nouveau. En allant à Semarang, nous avons passé des plantations de café, elles n’étaient plus en fleurs mais c’était tout de même unique à voir. Et surtout l’air était si bon frais, là-haut dans les montagnes. Ces derniers temps il fait très chaud ici, c’est la saison sèche qui commence. Moi j’ai mon cœur qui m’embête ces derniers temps, c’est l’acclimatation qui commence. J’ai été chez le médecin et j’y retourne aujourd’hui, vers ce soir, pour une auscultation, et pour prendre la pression du sang. J’ai aussi sommeil, sommeil, je dors des après-midi entiers, tu penses que je n’arrive pas à bout de mon travail ni de ma correspondance ainsi, mais tant pis, la santé avant tout.  Le docteur dit que cela passera, que tous les nouveaux venus ont des malaises. Oui, oui, maman Schenk, pas de sourires sous-entendus, ce n’est pas encore ce que vous pensez !!! Il me semble que je vous vois, elles sont toutes les mêmes les mamans, va. Il ne me reste rien d’autre à faire qu’à attendre que ma nature s’accorde avec les tropiques avec les chaleurs, autrement nous allons bien et sommes en bonne santé. Oscar, lui ne souffre pas autrement de la chaleur, et pourtant il travaille dur. Je suis contente qu’il se porte bien, mais aussi je le soigne, faudrait voir cela. Je le fais manger et quand il ne peut pas aller quelque part, je lui donne de l’huile de ricin, malgré cris et protestations. A part cela on s’entend toujours, c’est l’essentiel, et aussi la raison pour laquelle je supporte si bien d’être loin de la maison. Ah ! mais en ce moment, nom d’une pipe, je boirais bien une goutte (une grande) de Neuchâtel, de ce bon vin que vous avez. Est-ce qu’elle porte, la vigne ? Mais c’est vrai, il est encore trop tôt pour demander cela. Enfin, tu m’en diras des nouvelles. Il y a bien du vin ici, mais pas du Neuchâtel, et ici on l’achète par bouteille, comme à la « consommation ». C’est drôle, je ne peux pas m’y habituer, aussi je n’en achète pas, il est trop cher. Ce n’est pas encore pour notre bourse. Maintenant il faut nous attendre à devoir payer le docteur et les frais de pharmacie de notre paye. Jusqu’à présent c’était compris dans les conditions de la fabrique, mais ils doivent aussi économiser où ils peuvent. Leurs affaires sont difficiles, car la concurrence chinoise est terrible. C’est partout la même chose. Les Röhwer, nos voisins, sont en chicane, elle en est bien malheureuse et lui est d’une humeur massacrante à la fabrique avec Oscar ; ils sont bêtes les gens. Moi, elle me fait pitié jusqu’à un certain degré, mais je me garde bien d’aller y fourrer mon nez, ah ! non, je resterai à balayer devant ma porte, que chacun lave son linge soi-même. Peut être que j’irai quand même la consoler un peu, mais c’est difficile quand il faut rester bien avec les deux. Encore une fois, ils sont bêtes les gens de ne pas s’entendre cela coûte si peu parfois un bon mouvement pour surmonter sa mauvaise tête et voilà.  Nous, on a adopté le principe de jamais nous endormir sans nous dire bon soir et nous expliquer ainsi quand nous avons une querelle, elle ne dure que jusqu’au soir, alors il faut qu’on s’explique et quand on y regarde bien c’est si futile qu’on a honte et voilà, la bonne entente est réintégrée. 
Et maintenant, mon chou, au revoir pour cette fois. Mille bonnes amitiés à tous, et pour toi, toujours les mêmes sentiments.


mardi 20 octobre 2015






21 mai 1934

Keboemen les Bains

Ouf ! quelle semaine, et surtout quelle fin de semaine ! Mais commençons par le commencement, comme toutes les gens d’ordre.
Mardi passé à midi, la Ricshaw (nouveau nom de madame Röhwer, elle s’appelle Marie, et veut qu’on lui donne le petit surnom de Ric, qu’elle trouve élégant, alors j’en ai fait la Ricshaw pour notre usage particulier !!!) est venue nous demander si on avait envie d’aller à Premboen jouer du tennis, le soir. Oui, nous étions d’accord et à 5 heures, je suis partie en auto avec la Ricshaw, madame Hartong et encore une demoiselle de la ville, Miss Barker, institutrice à l’école chinoise, pendant qu’Oscar prenait le train avec M. Röhwer et v.d.Bijilaardt, de la fabrique de glace (je l’appellerai « Glaçon » pour plus de simplicité. A Premboen, chez les Engelhart nous étions une vingtaine, et comme leur tennis est illuminé, nous avons joué jusqu’à minuit. C’était très agréable, Mme Hartong avait apporté des sandwichs et de la tourte et nous avons soupé ainsi toute la flotte, pendant que les Engelhart prêtaient leur djongos et servaient à boire, du thé, de l’eau glacée et du sirop. Vous voyez que tout se passe très simplement, sans chique, et surtout sans dérangement, pas d’alcools, c’est trop cher. Une autre fois, c’est nous, la Ricshaw et moi, qui apporterons à manger, soit du nasi goreng ou l’un ou l’autre plat chinois. Nous avons eu une soirée très agréable, pour la première fois j’ai aussi joué au tennis et grâce aux leçons de Buby je n’ai pas trop mal joué, mieux que beaucoup de dames. Nous sommes tous rentrés en auto, moi dans celle des Röhwer et les messieurs dans celle des Hartongs. J’ai vu le jardin de madame Engelhart, mes chers, c’est une merveille. Elle a des centaines de sortes de fleurs et un jardin potager qui a excité mon envie, d’immenses têtes de salades, des laitues etc. Attendez que les miennes poussent ! Elle a aussi une nichée de jeunes chiens, et elle va nous en donner un, sitôt qu’elle peut le séparer de la mère. La race est douteuse, mais je crois que cela donnera une gentille petite bête. Oscar en a un plaisir fou. M. Engelhart m’a demandé des timbres avions suisses, naturellement que je vais lui en donner une série, Faaather, tu ne grogneras pas, et vous m’en mettrez toujours de toutes les sortes, s.v.p. Ces E. sont de gentilles gens, pas de mixed pickles, vraiment de la bonne société. Elle, elle est laide comme tout, on peut la comparer à un morse avec deux dents de chaque côtés de la bouche, et pas de menton, ou plutôt deux, trois escaliers fuyants, mais quand on la connaît, on ne voit plus son extérieur.
Mercredi matin à 8 heures j’ai été avec les Hartongs et le Glaçon à Poerworedjo de nouveau, M. Hartong allait chez le dentiste et j’ai profité d’aller voir. C’est un dentiste chinois qui travaille excessivement bon marché. Je voulais d’abord aller voir pour me rendre compte avant de lui confier ma gue… Ma première impression de son cabinet dentaire m’a été une terrible déception, figurez-vous la rue principale de Poerworedjo, une rue d’une vraie ville des Indes, des maisons à un étage, des boutiques chinoises, tout ouvertes sur la rue, tout se fait dehors ici, une maison un peu mieux entretenue que les autres, on entre dans une espèce de réduit, plutôt une pièce formée par des cloisons de bois naturel et séparée en deux par une cloison de verre mat. Dans la première pièce, celle dans laquelle on accède par la rue, se trouvent 4 fauteuils en osier et une table. Derrière la cloison de verre se trouve le cabinet dentaire. Un petit lavabo, un affreux fauteuil de moquette rouge, avec un machin pour la tête recouvert d’un linge propre, une table en fer recouverte de verre, et une petite armoire dito, où se trouvent les instruments. 
dentiste en 1934

Aux parois quelques attestations de clients européens satisfaits. Le dentiste est un petit homme, il avait mis une blouse blanche bien propre, et il travaille vraiment d’une façon sans reproche. Hartong s’est arrangé toute la bouche, dont un pont, plusieurs couronnes, une plaque, et deux de ses gosses auxquels on a tiré et plombé plusieurs dents. Le tout lui a coûté Fl. 85.-- tandis que pour le même travail un dentiste européen à Djocja demande dans les Fl. 500.-- . Vous pouvez penser que la différence est appréciée dans ces temps de crise. Enfin, voyant comme il travaillait sur M. Hartong, j’ai surmonté ma déception quant au cabinet dentaire et je me suis confiée à lui pour une visite qui n’engageait à rien, après tout ils ne sont pas ainsi ces chinois, on peut les traiter un peu plus librement que nos dentistes chez nous. Enfin, il m’a bien visité la bouche et n’a pas trouvé de trous, sauf un minuscule à une de mes dents de devant. Il a dit qu’il allait le faire directement. J’étais un peu bête, mais ne le comprenant pas très bien, il ne parle que malais à part son chinois, je suis restée assise dans son affreux fauteuil et le regardais s’approcher  avec la fraise. Il a une fraise qu’il meut avec le pied, pas d’instruments électriques dans l’usine. Il travaille excessivement soigneusement, il m’a fait un plombage de porcelaine, pour qu’on ne voie rien, et en moins de dix minutes j’étais prête. Je lui ai demandé ce que cela coûtait, que je voulais payer directement puisque je ne reviendrais plus pour quelques mois, il m’a dit que cela ne coûtait rien, que cela ne valait pas la peine d’en parler. J’ai trouvé cela chic et l’ai quitté évidemment satisfaite. Tout est primitif, mais il travaille proprement, il se lave toujours les mains, et change d’instruments pour chaque client. De plus il travaille bien, moins brusque que Vinzu en tous les cas. Il s’appelle M. Chiong (pas de mauvaise odeur svp). Il a beaucoup de clients européens, car que veut-on par ces temps on ne peut pas payer des notes impossibles sans compter les voyages à Djocja par exemple qui reviennent à Fl. 5.-  chaque fois. Ici pour aller à Poerworedjo, on se met plusieurs ensemble, soit dans l’auto du Glaçon ou dans celle des Hartong, ce qui économise la benzine et les frais. De plus c’est assez rigolo d’aller ainsi en bande. Poerworedjo est à une bonne heure d’auto d’ici, et à quelle allure, vous pouvez penser, ici on file autrement que sur la route de Sutz, il y a moins de contours ici. Ce que la Suisse va me sembler petite quand j’y reviendrai, une fois qu’on est habitué aux distances d’ici.
Le jeudi j’ai travaillé à ma robe qui est enfin prête plus que la ceinture que je fais en cordon tressé. Le soir nous avons été jouer au tennis avec Buby, voilà que la Ricshaw s’amène avec son vieux. Je n’aime pas avoir chicane avec les gens. Suffit, elle m’a foutu les bleus cette sale vache, pour toute la soirée. Bref, comme il y avait longtemps que je leur avais promis une invitation pour une rijsttafel, j’ai invité les Röhwer pour dimanche, donc hier Pentecôte, avec le Glaçon. Vous pouvez penser avec quel plaisir j’allais à la rencontre de ce dimanche de Pentecôte ! Pour comble, mon djongos a eu un accident samedi soir, il s’est rencontré avec une moto, sa petite fille qu’il avait avec lui sur le vélo a, paraît-il un immense trou dans la tête, au-dessus de l’œil. Il est venu dimanche matin, sachant que j’aurais des visites, mais nous l’avons renvoyé. Il n’était pas en état de travailler. Me voilà donc dimanche matin, occupée à tout arranger, à mettre la table etc. Cela n’a fait bien plaisir de le faire moi-même, cela sentait la maison, quand nous attendions quelqu’un. J’ai bien décoré la table sans toutefois me donner trop de peine pour faire du chiqué. La journée a été presque un succès. A un moment donné, la conversation est tombée sur les jeux de hasards, on a parlé du baccarat et de fil en l’aiguille les messieurs se sont mis à jouer. Le Glaçon aime bien le jeu, le vieux Röhwer aimait bien faire voir qu’il avait aussi joué beaucoup de son temps de marine, et Oscar comme hôte n’a pas osé contre dire. A la fin, nous les femmes on a joué avec aussi. Oscar a eu beaucoup de chance, et le Glaçon aussi, tandis que le vieux R. a toujours perdu, en tout près de Fl. 8.- . A la fin, Oscar a dit carrément qu’il préférait arrêter parce qu’il ne trouvait pas correct que lui, comme hôte, gagne et fasse perdre ses invités. Le Glaçon, que cela amusait, voulait par force continuer et le vieux R.  ne voulait pas se tenir pour battu. Enfin nous avons quand même réussi à les faire cesser en leur disant encore une fois carrément que nous trouvions cela désagréable. Oscar a gagné Fl. 4.- (ce que je ne trouve pas désagréable du tout) mais tout de même, nous sommes bien décidés à ne plus les inviter. Après la rijsttafel j’avais fait faire une glace au caramel, que la baboe a faite trop douce personne ne l’a mangée.
Ce matin, Mme Visser est venue un moment, elle était de nouveau très gentille. Bah ! la Ricshaw aura beau la monter contre moi, je ne crois pas qu’elle y réussira complètement et si jamais c’était pourtant le cas, eh bien, je saurai bien me tirer d’affaire sans elles. D’ailleurs, je m’y attends toujours, vu que ces deux femmes sont mixed pickles, je ne perds pas ce fait de vue et me tient toujours gentiment sur mes gardes. Madame V. n’est pas une amie intime pour moi, mais c’est quand même une amie sur laquelle je pourrai compter sûrement quand j’aurai besoin de ses conseils et de son aide. Elle n’est pas mon genre, nous sommes très différentes, mais c’est tout de même une femme charmante et elle sent bien que je ne suis pas la première venue. Madame V. ne me fera jamais de crasses, jamais.  Et voilà mes chers, vous ne pouvez pas vous plaindre de mes nouvelles cette semaine ; vous êtes maintenant au courant de ma vie au jour le jour.
zinnia

J’ai un zinia jaune orange directement sous ma fenêtre, j’en ai un plaisir fou. Est-ce que je t’ai jamais accusé réception de ton envoi de zinnia et de salade ? je les ai bien reçus et en bon état. C’est donc le deuxième envoi de semences.
C’est lundi de Pentecôte aujourd’hui, pour cette occasion M. V. a fermé le bureau et Buby qui attrapé un rhume je ne sais où ni comment, en profite pour dormir à poings fermés sur le pieu, mais il est de piquet. Demain il sera tout seul à la boîte, le comptable Nieburg est à la fabrique de Tjilatjap (Cilacap) pour quelques jours et M. V. va à Semarang demain. Ses connaissances de comptabilité avancent bien, il bûche sérieusement, le soir, il tombe de sommeil, souvent il ne lit même plus son journal. Je lui donne maintenant une tasse d’Ovomaltine tous les matins, pendant que moi je prends l’œuf dans du vin. J’ai tous les jours un œuf frais de ma propre poule.
Merci beaucoup de votre courrier du 8 courant, lettre 34, et aussi pour la lettre de Charlot du 13 avril avec deux petits croquis, quel plaisir d’avoir mon Faather. Je parierais n’importe quoi qu’il lisait quelque chose de l’affaire Stavisky ou en tous cas quelque chose qui l’intéresse. Et le peuplier à Sutz, Chaggeli, c’est trop beau. Tu as aussi bien saisi l’attitude de maman en promenade.
Oscar n’a pas reçu de lettre encore cette semaine. Je pense que vous savez que l’avion d’Amsterdam à Bandoeng a changé son horaire, il part plus tôt maintenant. Nous recevons nos lettres le vendredi au lieu du dimanche. J’aime bien mieux, cela nous donne du temps de répondre. Nous sommes maintenant définitivement dans la  saison sèche, c’est merveilleux. Bien que nous ayons toujours beau temps, plus de ciel gris, la chaleur est très agréable pas du tout accablante, toujours une petite brise fraiche et les nuits par contre sont franchement froides, non c’est peut être trop dire, mais en tous cas très très fraîches.
Stp Mamali, ne laisse pas circuler cette lettre à droite et à gauche, excepté dans la famille.
Merci pour les échantillons de ta robe, je les trouve très bien. Il te faut toujours m’en envoyer, pas ? Addio mes chers, Ge…..



samedi 17 octobre 2015





14 mai 1934

Keboemen

C’est lundi soir. J’ai la flemme, j’ai trop soupé. Nous sommes les deux en pyjamas. Oscar est assis sous la grande lampe et écrit à son Father, il fume comme une cheminée, moi je suis assise à son bureau et à ma machine, comme vous voyez. Il fait une belle nuit d’été, un ciel plein d’étoiles, c’est merveilleux. En regardant depuis la véranda nous voyons tout droit la croix du sud et au-dessus de la maison se trouve la grande ourse, mais ici elle est sur la tête, donc par rapport à la vue que vous en avez à Sutz ou à Bienne. Quand nous étions sur le bateau nous l’avons regardée disparaître derrière Ceylon je crois et maintenant je l’ai de nouveau. Il y a aussi les trois étoiles, mamali je me demande si c’est les vôtres. Enfin, je pourrais passer des heures à regarder dans le ciel avec toutes ces étoiles si grandes, c’est merveilleux.
La semaine passé, je vous ai envoyé par bateau, dans une grande enveloppe jaune, une lettre donc contenant les photos de Jans, des photos pour Charlot qui se trouvaient parmi les miennes par erreur et que je lui renvoie maintenant, un plan de Keboemen (cliquer sur l’image pour l’agrandir) 

point noir au milieu = la maison

que j’ai fait d’après les indications de Buby, d’autres photos, tu pourras rire, et un échantillon de mes rideaux à la chambre à manger, du tulle damier. Mes rideaux sont faits comme ceux du salon chez nous, fixés en haut et en bas, plus des timbres  pour Faatherli. J’espère que vous recevrez le tout en bon état.

Je ne suis pas arrivée à écrire aujourd’hui parce que j’ai enfin arrangé mon armoire à linge. Depuis mardi passé j’ai une baboe tjoetji (prononcez tschutschi) (lingère) et aujourd’hui nous avons changé le klamboe (moustiquaire) et les rideaux de la chambre à coucher. Mon armoire est belle maintenant avec tout le trousseau bien arrangé, mais zut cela en a donné de la peine  à contrôler, à arranger etc.
Figurez-vous, mercredi soir nous étions tranquillement assis dans notre salon, sous la lampe Oscar lisant son journal moi cousant à mon éternelle robe quand nous entendons une auto s’approcher. D’abord nous avons cru qu’elle allait chez les Röhwer, ensuite il nous a semblé qu’elle s’arrêtait près de chez nous, c’était peut être les Hartongs, enfin Oscar va voir pour en avoir le cœur net, moi je ne me suis pas dérangée, jusqu’au moment où je l’entends saluer gaiement …John et Jans. Oui, nos deux gros patapouffs venaient nous surprendre pour l’Ascension que j’avais complètement oubliée. Cela ne semble presque pas possible qu’on oublie une fête pareille, mais voyez-vous ici c’est très facile, il n’y a pas de congé. Enfin, nos deux gros s’étaient décidés à 4 heures de l’après midi de venir nous surprendre et à 8 ½ h. ils étaient ici. Vous pouvez penser quel plaisir nous en avons eu. Ils n’avaient pas soupé, vite, vite on sort tout ce qu’on a dans la glacière, heureusement qu’ils avaient apporté deux pains, une tourte, et une boîte de harengs. Gaiement nous leur avons tenu compagnie à souper puis toute la flotte nous nous sommes mis à monter les lits avec le klamboe. Ils ont dû dormir dans une chambre épouvantablement en désordre mais cela ne les gêne pas. Le lendemain, nous avons traîné en pyjamas tout le matin, parlé, bu du café, comme cela se fait chez nous quand St.Gall y est ! Pendant ce temps j’avais fait préparer toute une marmite de nasi goreng, du riz rôti avec des petits morceaux de bifteks et de porc, beaucoup d’oignons frits, des œufs etc. qu’on mange avec des concombres et des tomates. 


Après un petit tour dans les montagnes derrière Keboemen, nous avons été au bord de la mer où nous avons pic-niqué, dont inclus quelques photos. Nous y étions de 11 h à 2 h., le moment le plus chaud du jour. Le sable était brûlant, moi avec mes sandales je me suis bien brûlé les pieds. Heureusement qu’il se trouvait là une petite maison, un lieu de prière pour les indigènes qui viennent y adorer la déesse de la mer. 
Là nous étions bien à l’ombre et toujours rafraîchis par la brise de la mer. C’était délicieux, et nous avons eu un appétit, surtout moi. C’était énorme. John et Oscar ont essayé un nouveau pistolet que John vient d’acheter, et moi j’ai aussi tiré deux coups avec le petit pistolet d’Oscar. D’abord j’ai eu peur mais maintenant cela me plaît bien, et je  vais m’entraîner. N’aie pas peur, mamali, nous ne sommes plus des enfants, et ici cela peut toujours être utile. Enfin, à 3 heures nous étions de nouveau à la maison, nous avons baigné, mangé des glaces que j’avais vite fait faire et à 5 heures John et Jans sont repartis, parce qu’à 7 heures ils étaient invités à souper chez un ami de John à Djocja. Nous avons fini la journée par une bonne partie de tennis avec les Visser, et le soir nous avons été chez eux écouter le match Hollande – France. Il y avait chez eux M. La Bastide, expert chimique de la Mexolie, venu à Keboemen pour quelques jours. Ah, je dois encore vous dire qu’Oscar, le jeudi matin avait demandé s’il pouvait avoir congé, ce qui lui a été accordé. Pour cela nous n’osons rien demander pour Pentecôte, bien que John nous ait proposé des excursions des plus alléchantes, mais tant pis, le travail avant le plaisir. Cela nous a de nouveau fait un bien énorme, la visite de ces deux patapoufs, ils sont si gemütlich. Jans a trouvé un chinois qui fait des bustes, Mamali, elle m’a promis d’aller voir et si c’est quelque chose de bien, j’en commanderai un à Solo, donc ne t’en fais plus trop. Je regrette que je t’aie un peu embêtée dans mes dernières lettres à ce sujet, mais que veux-tu, je ne peux pas attendre le moment d’avoir un buste pour enfin me faire des robes comme il faut.
La pluie a cessé maintenant, je crois que nous sommes vraiment dans la saison sèche. Il a fait beau aujourd’hui, un jour exceptionnel et la soirée a été merveilleuse, après avoir joué, nous sommes encore longtemps restés assis sur le tennis les Visser et nous, ce soir, tellement le coucher du soleil était riche.
Pensez donc, dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1 heure, nous sommes réveillés par un bruit insolite, et un moment après on nous appelle. Nous sautons du lit et allons ouvrir. C’était un veilleur de nuit de la fabrique qui était en train d’enguirlander une femme sur l’escalier de notre véranda. Il l’avait juste attrapée au moment où elle filait avec le sarong que j’avais pendu sous le porte habit. Ici on met toujours une belle étoffe ou une tapisserie sous le porte-habit, pour garnir et aussi pour préserver les habits de devenir blanc en touchant le mur blanchi. 
exemple de motif de sarong


Moi, j’avais choisi un beau sarong gris, rouge et noir allant bien avec mes meubles et ne coûtant que 27 cents. Je n’avais pas l’intention de dépenser beaucoup pour cela, puisque cela restait dehors la nuit. Enfin, ce sarong a excité la convoitise d’une femme de par ici et voilà, rien de plus simple que de venir le prendre au milieu de la nuit. Seulement notre véranda reste illuminée toute la nuit, c’est comme une lumière à la porte d’entrée dans une maison chez nous par exemple, et comme la fabrique nous fournit assez de lumière, cette lampe reste allumée toute la nuit. Enfin, cette voleuse doit être un peu stouquette (fofolle), car pensez-vous qu’elle aurait pris des précautions en enlevant le sarong que j’avais cloué ? Pas du tout, elle l’arrachait tout simplement, cela faisait bouger le porte-habit et ce fut ce premier bruit qui nous réveilla et ce qui doit aussi avoir attiré le garde de nuit. Enfin, nous étions là, la femme assise sur les escaliers, le garde nous racontant comment il l’avait attrapée et nous deux à regarder, à écouter, etc. A nous demander ce que nous devions en faire. A la fin, Oscar a dit au garde d’emmener cette femme et de lui donner quelques coups avec sa cravache. Avant de s’éloigner avec le garde, la femme se retourne encore et demande : Mais ce beau sarong, est-ce que je ne peux pas l’avoir ? A ces mots et surtout à ce culot, moi j’ai perdu patience et je suis allée chercher un balai, plutôt une verge, avec laquelle nous chassons les moustiques du klamboe, et je voulais lui faire passer ce culot, mais Oscar m’a retenue, disant que cela ne servait à rien, que cette femme devait être un peu folle C’est en effet ce que nous avons appris le lendemain. Mais tout de même, c’est du culot, pas ? Mais ils sont comme cela, les indigènes, ils voient une belle chose, ils en ont envie, ils la prennent comme des enfants qui chipent du sucre. Cette histoire de vol nous a donné une bonne occasion de fermer la maison tôt le soir et de tout rentrer. L’autre soir, en baignant, mon savon est tombé deux fois dans l’eau, et au souper je dis à Buby : il se pourrait bien que les Röhwer viennent ce soir parce que mon savon est tombé 2 fois. Oh, flûte, on va vite fermer les portes. Sitôt dit, sitôt fait, à 7 1/2 heures, toute la maison était toetoep (fermé en malais) et nous deux de « grinse »(ricaner) et de souper tranquillement. Ensuite nous avons passé une belle soirée à lire. Le lendemain, en effet, le vieux Röhwer crie à Oscar depuis son jardin : Hé vous êtes sortis hier soir ? on voulait vous rendre visite mais tout était toetoep. Oscar a répondu que nous avions été au lit tôt parce qu’il avait eu mal à la tête. On a bien ri, et mon savon ne m’a pas trompée. Ils sont embêtants, ces gens, ils s’ennuient tous seuls alors il leur faut toujours des visites ou bien c’est eux qui vont embêter les gens en allant s’asseoir chez eux des soirées entières d’un air de me voilà, amusez-moi. Vous pouvez bien penser que nous, nous avons autres chose à faire, mais ne t’en fais pas, Mamali, nous les aurons quand même une fois cette semaine, pour que l’église reste au milieu. J’y veille !
Fatherli, je répondrai à ta lettre spécialement, aux Char-Lous aussi
All the best toujours de votre Ge…..


mercredi 14 octobre 2015




6 mai 1934

Keboemen

De nouveau une semaine de plus. Est-ce que le temps passe aussi vite chez vous ? Chez nous c’est fou, cela fait presque peur.

Voyons maintenant ma chronique de la semaine. Dimanche passé, nous avons passé la soirée chez les Visser à écouter le match Hollande-Belgique. Pas excessivement intéressant, du moins par la radio. Toute la semaine il a plu beaucoup, régulièrement tous les après-midi. Mercredi nous avons fait une belle promenade avec Buby, d’abord il m’a menée de force vers le docteur pour mes petits boutons, mais le docteur ne pouvait pas nous recevoir, alors nous avons fait une promenade de découvertes le long du kali. C’était merveilleux, de nouveau un paysage tout à fait imprévu, qui me rappelle beaucoup nos bords du lac entre Sutz et Nidau. 
Jeudi j’ai été chez le docteur seule parce que Buby ne pouvait pas prendre congé pour cette heure là. J’ai dû attendre longtemps. 
Mission Hospital Keboemen 1934
Pensez qu’en ce moment l’hôpital contient 280 patients, plus les petits enfants délaissés, avec seulement 2 médecins pour les opérations et tout. Ces deux ont un turbain fou. J’ai dû attendre longtemps. Pendant ce temps j’ai fait la connaissance d’une dame de Keboemen, madame Paschier. C’est aussi une mixed pickles, c’est à dire, elle a du sang javanais. Nous n’étions pas 5 minutes ensemble que je savais déjà toute son histoire, son accouchement difficile, etc, et les prochaines 5 minutes je les ai passées à répondre diplomatiquement aux questions qu’elle me posait avec un sans-gêne formidable sur les Visser et les Röhwer, ensuite elle s’est attaquée aux Woldringh, mais là elle n’a pu que poser son regard scrutateur sur un visage blanco. Elle aurait tout aussi bien pu scruter un formage suisse ou un chindsfüdli (fesses de bébé). C’est sûr nous les intéressons vivement tous ces gens à cancans, parce que nous restons bien pour nous et ne voulons rien avoir à faire avec toute cette clique. Pendant que nous étions assises là, est arrivé un vieux monsieur en auto, un javanais pur, bien habillé. Je me suis dit, eh ! bien, il doit être riche celui-là. Après un moment le docteur apparaît et je me lève, parce qu’ayant été la première, je pensais aussi y passer la première, mais alors le docteur appelle : « Regent ! » et voilà mon vieux zigue qui se met en mouvement. C’était donc le Prince de Keboemen, à qui j’ai dû céder l’honneur. En revenant de la consultation il a dû attendre pour des remèdes et pendant ce temps il est venu s’asseoir vers nous. Il connaissait madame Paschier, et moi il me regardait avec intérêt. Je pense qu’il savait du médecin qui j’étais, mais je n’ai pas été présentée par la vache Paschier et je ne l’ai pas fait moi-même. N’empêche que j’ai eu mon plaisir à faire cette connaissance avec ce petit vieux, il a 67 ans, et maintenant nous irons sûrement lui rendre visite, il est tordant. Un petit vieux bien propre, Tata !. 

Lundi soir nous irons rendre visite au Dr. Vonk, sa femme nous a demandé de venir lorsque nous attendions, Oscar et moi. Ensuite nous irons chez le docteur Peddemors, le jeune médecin, qui a une femme charmante paraît-il, de mon âge. Vendredi soir les Visser ont eu la visite des Engelhart de Premboen, une grande fabrique de sucre à un quart d’heure de Keboemen, là où nous avons une fois été jouer au tennis au commencement. Je vous l‘avais écrit. Nous avons joué au tennis ici, ensuite été chez les Visser boire quelque chose. Je connaissais M. Engelhart, mais pas Mme. Elle est laide comme tout, néanmoins très très sympathique. Le courant sympathique a tout de suite été établi entre nous. Mr. E m’a dit que sa famille était originaire de Berne, mais établie ici aux Indes, à Sumatra depuis 5 générations, et par conséquent devenue hollandaise. Il nous est très sympathique aussi, et pas de mixed pickles (sang mixte). Ce sont de grands amis de la nature, et Mme doit avoir un jardin merveilleux à en juger des fleurs qu’elle donne toujours à Mme Visser et Röhwer. Enfin nous avons passé une charmante soirée à raconter des blagues, mais tout très comme il faut.
Nous avons un caneton, du riz et un petit hors d’œuvre pour diner, ensuite des glaces à la crème brûlée, vive la pétarade !
J’ai découvert cette fin de mois que j’employais 14 kg de sucre par mois. Je fais environ deux fois par mois du sirop, cela fait 10 livres de sucre, où vont les autres 12 livres ? Je ne peux pas croire que nous soyons les seuls consommateurs, c’est pourquoi j’ai fermé mon armoire à clé et je contrôle de très près pendant ce mois-ci, après quand j’aurai une base je pourrai de nouveau laisser l’armoire ouverte, ils n’oseront plus me voler. Quant à leur faire des reproches, cela ne sert à rien, je risque seulement de me trouver à court de paroles, je ne fais plus de progrès en malais, je n’ai jamais le temps d’étudier !
Je viens de recevoir le courrier du 24 avril, lettre no 32. Merci beaucoup de tout ce que vous me racontez, mais je n’ai toujours pas de nouvelles de mon buste. Est-ce que Hedy ne sait pas encore ce que cela coûte ? J’aimerais tant en avoir un, car il m’est impossible de m’habiller convenablement, je ne peux pas essayer mes robes, cela ne me sert à rien de bien les couper, elles ont toujours l’air de sacs et cela m’ôte tout courage, pourtant il faut que je les couse moi-même. Au lieu de me répondre aux questions qui m’intéressent, tu me donne la recette et du vin et de l’œuf battu, Mamali, alors que je vous ai écrit il y a longtemps que je donnais cela à Oscar. Bien sûr que j’en prends aussi en même temps. Du Bündnerfleisch, viande séchée, je peux aussi en avoir ici, pas exactement cela, mais du deng-deng, de la viande séchée avec des herbettes, excellent, javanais.
Fatherli, stpl. n’oublie pas de me donner toutes les indications nécessaires pour fourrager mes canetons. Celui que nous venons de manger était excellent, seulement il n’avait pas assez de chair, nous avons juste eu les cuisses et c’est tout. Avec les os je ferai encore un salmis demain, tandis que j’aurais bien voulu qu’il en reste encore un peu pour ce soir, c’est si bon du caneton froid. Celui-ci n’avait vraiment que les os et la peau et pourtant il y a plus d’un mois que je le fourrage et je l’ai acheté à 9 semaines environ, il ne va pas dans l’eau non plus et vraiment ne marche pas énormément non plus.

Eh ! mes chers, oui, la vie suit toujours son cours. J’espère que vous vous portez tous bien et que tu ne te sentiras pas trop seule Mamali, maintenant que tes fils seront loin les deux. Ce n’est pas pour si longtemps. Si j’étais toi je reviendrais tout simplement à Bienne (au lieu d’être à Sutz) pendant la Fête cantonale bernoise de chant, (26.4.34, sur la place Wildermeth, vis à vis de la fabrique des Marchand) cela ne te donnera plus tant à faire maintenant.
Until next week
à la main
Il faut de nouveau ménager les ports ! je vous ai donc envoyé le fameux paquet. Je viens de recevoir les graines des zinias et salade et oignons ainsi que les journaux de Tatali, envoyés le 10 avril. Mille fois merci, je vais écrire directement mais par bateau