Keboemen
23 mars 1935
Et bien,
elle est bonne cette nouvelle de Keboemen, et il faut encore que je l’apprenne
via Bienne ! Une autre fois tu seras plus raisonnable, et avant d’avoir
une frousse terrible pareille, tu essayeras de penser un peu et de compter que
2 et 2 font 4. Si jamais il y avait quoi que ce soit avec l’un de nous, tu le
saurais immédiatement, et encore avant
le Journal du Jura, par télégramme. Au fonds, tu sais, je peux bien me
représenter comme tu as dû sauter en lisant cela ainsi, sans autre, et vu que tu ne connais encore rien du
pays, ici. Mais une autre fois, justement parce que tu ne connais rien ou
presque rien de la vie d’ici, car mes lettres sont trop incomplètes et
imparfaites sur ce point pour te permettre de t’en faire une idée, il ne faut,
à l’avenir jamais croire, ni prendre ces nouvelles à la lettre. Voici tout ce
que moi j’ai su de cette nouvelle. Un jour à midi Buby me dit à table qu’il
paraissait exister un empoisonnement
quelque part dans le nord de Keboemen, dû à des gâteaux de bongkrek. J’ai répondu, ah oui ? qu’est-ce que c’est que du
bongkrek ? – Ce sont des gâteaux que les indigènes font avec du boengkil
et des noyaux d’un certain fruit, qui, si on ne les détache pas bien d’une
certaine peau qui les entoure et qui, elle, est vénéneuse, peuvent causer des
empoisonnements. Il paraît donc qu’un faiseur de ces gâteaux n’a pas bien pelé
ses noyaux avant de faire une grande quantité de ces bongkrek qu’il a
naturellement vendus aux gens, aux indigènes, qui à leur tour les ont mangé et
malheureusement ont…crävä (crevé)
comme dirait Loulou.
Concernant
cet empoisonnement, Buby vient de me dire qu’il s’est informé et que ce fruit
est simplement celui de l’arbre à ricin.
La pelure du fruit est venimeuse, c’est seulement du noyau que l’on fait
l’huile de ricin. Alors les Javanais en faisant ces gâteaux, sont quelque fois
trop paresseux de bien enlever cette peau, et la pressent avec noyau, ce qui a
donné les suites que vous savez.
C’est bien
triste pour la population, mais on n’y peut rien. C’est quand, comme chez nous
en Suisse, il y a des personnes qui s’empoisonnent avec des champignons, quand
c’est la saison. Seulement tu sauras que Keboemen c’est le chef lieu d’un
district du même nom, presque
aussi grand que la moitié de la Suisse. C’est aussi un district très peuplé, tu
ne peux pas t’en faire une idée, si, pense aux lapins de Sutz, et bien, les
habitants ici croissent aussi vite et surtout aussi nombreux. 80 personnes dans
le district de Keboemen, c’est équivalent à environ 5 personnes dans le canton
de Berne. N’oublie pas qu’ici un homme a plusieurs femmes qui chacune ont 5-6
enfants minimum. Il n’y a pas de célibataires ici ! Entre parenthèse, je
ne savais pas qu’il y avait 80 personnes mortes à cause de cet empoisonnement,
c’est bien vous qui nous l’apprenez ! Sachez encore, et cela te
tranquillisera pour une autre fois, que nous ne mangeons jamais de ce truc là,
du bongkrek à notre rysttafel. Tout ce que nous mangeons, c’est fait dans notre
propre cuisine, ah non ! nous sommes hygiéniques ici, même si la baboe ne
lave pas ses mains aussi souvent que la granmamali !
Vous
savez, Java est si grand que les Javanais de Java East connaissent aussi bien leurs
concitoyens de Midden Java, qu’en Europe les Polonais connaissent les
Portugais. En Europe il y a Français, Allemands, Anglais, et vous savez
vous-même comme ces peuples, pour n’en nommer que quelques-uns, sont différents
les uns des autres. Ici c’est la même différence, malgré qu’ils soient tous
réunis sous le nom de Javanais. Oh, les dimensions sont immenses, ici, en tout,
mes chers. Peut être vous lirez aussi une fois qu’il sévit une épidémie de
malaria à Tjilatjap qui est connu pour cela, mais oui, mais on fait attention,
et je vous dis, on vit soigneusement, proprement en tout. Ah, vous ne pouvez
pas encore vous faire une idée de ce que c’est que la colonisation et de ce que
les Hollandais ont fourni et réussi sur ce terrain-là. C’est magnifique, et
pour une fois leurs têtes dures leur ont rendu service !
Nous
venons de manger une bonne rysttafel.
J’avais une demi livre de porc que nous avons mangé à la chinoise, c’est à dire
la viande coupée en morceaux, comme pour le Zigeunerbraten, mais ces morceaux
on les enfile par 5-6 morceaux sur un petit bâton qu’on tourne au-dessus du
feu. C’est donc du porc rôti à la broche. On le mange avec du catchup de graines de soya, ce qui est
excessivement sain. J’ai aussi eu un poulet très bien réussi, rôti à la
javanaise, boemboe oppor, de la
salade aux concombres, du légume aux bambous, du kroepoek, et le foie du poulet rôti avec des haricots coupés en
petit morceaux et du poivre rouge, cela se nomme sambel goreng boentjies, et de la noix de coco râpée et ensuite
rôtie, ce qui est très bon et un peu doux. Tout cela s’arrange bien joliment
autour de la montagne de riz que chacun a sur son assiette et on mange de ces
choses-là, tour à tour avec une bouchée de riz. Vous voyez ce n’est pas si
compliqué que cela. Je ne fais plus faire de ces immenses rysttafel, comme au commencement, 5-6 plats nous suffisent
amplement, maintenant qu’on connaît ce qu’on mange. Au commencement, c’était la
nouveauté, on voulait tout connaître, et tout à la fois !
Cet après
midi j’ai dormi, mais je suis encore fatiguée, ou plutôt, de nouveau fatiguée
car à 5 heures nous avons joué au tennis et Buby m’a bien fait courir. Il fera bon trouver son oreiller
tantôt. Voilà Buby qui se promène autour de la chambre comme un voyou en meulant :
ääää, je n’ai pas envie d’écrire !!! Et pourtant il doit écrire à son
père, il s’est passé tant de choses ici à la Mexolie, depuis cette fameuse réduction de salaires. Jusqu’à
présent, il y a déjà deux administrateurs des fabriques de Rangkas Bitoeng et
de Kediri qui sont loin. Monsieur Meyeringh, et…. la dernière nouvelle,
monsieur Voskuil quitte aussi. Nous croyons que c’est surtout à cause des
ennuis que l’administrateur de Rangas Bitoeng lui cause, en écrivant des articles
salés dans les journaux contre la Mexolie et Voskuil en particulier. Ce type
s’appelle Ensering, il a déjà été deux fois dans une clinique pour ses nerfs,
et deux fois M. Voskuil l’a de nouveau engagé par pitié un peu et aussi parce
qu’autrement ce type était bon pour les affaires Mais voilà, tout se tourne contre
Voskuil qui n’a pas assez de prestige pour se faire valoir de la bonne manière.
Enfin, je vous dis, c’est de la soupe aux pois dans la Mexolie pour le moment,
et cela va durer encore un moment jusqu’à ce que tout rentre dans l’ordre, que
les esprits se soient calmés et que la nouvelle direction y ait mis de l’ordre.
De papa Woldringh nous savons qu’il a été découvert que l’affaire est assez
pourrie à certaines places, surtout en ce qui concerne la direction et les
ordres aux fabriques. Mais il ne nous dit rien en détail, voulant nous laisser
libres d’apprendre les choses par la voie ordinaire, comme les autres employés.
Il nous dit seulement de ne pas perdre courage et surtout d’avoir confiance et
de bien travailler. La Mexolie va recevoir un bon coup de balai par en haut.
Tout cela n’est pas pour améliorer les affaires qui sont très mauvaises ce
mois-ci. Nous ne recevrons que les Fl. 20.-, environ, et le mois prochain peut
être rien du tout à part nos Fl. 200.-. C’est pas excessivement agréable mais
on s’y fait et nous ne sommes pas encore à plaindre, va, il y en a bien de plus
malheureux que nous.
.
Nous avons
justement un concert splendide. Nous avons acheté notre radio définitivement,
et déjà payé. Nous avons reçu 10% pour paiement comptant, ce qui nous fait Fl. 27.50
, plus Fl. 25.-, des Fl. 300, reçus de papa Woldringh, car l’appareil coûte Fl.
275.-.
Buby a
reçu son ordre de marche maintenant C’est le 8 juillet, à Soerabaya, pour 15 jours. Ce temps est juste assez
pour un bon changement, pour bien s’amuser. Je suis contente que ce ne soit pas
plus long. Ainsi nous pourrons nous arranger pour vivre agréablement et bien
passer notre temps sans trop être obligé de compter. Si cela avait duré plus
longtemps, il faudrait déjà compter un peu plus. Oscar recevra Fl. 10.-. par
jour, outre notre salaire de la Mexolie. Mais il doit s’acheter tous ses
uniformes coloniaux, pour cela il recevra Fl. 200.-, je crois. Savez-vous qu’il
est premier lieutenant ? Hm,Hm ! Le prochain grade sera
capitaine, hein garçons ?
Lundi
matin 6 ½ heures. C’est un très beau matin. Dans quelques instants le soleil va
apparaître derrière les arbres du jardin des Röhwer, alors toute notre
voorgalery sera inondée d’une fleuve d’or, et les oiseaux, les oiseaux ! Buby
dort encore, je n’irai le réveiller qu’à la dernière minute. Hier soir aussi,
il ronflait déjà quand je me suis enfin faufilée dans le klamboe (moustiquaire),
c’est que moi je suis et resterai toujours la même traîneuse. Tut te fâcherais
encore bien des fois, Faaather. Buby, lui, en a pris son parti !
J’oublie
toujours d’accuser réception de vos lettres au commencement de la mienne, j’ai
donc bien reçu le no 78 du 12 mars.
Par même
courrier j’envoie à papa une grande enveloppe contenant des timbres et des
paperasses. Il part aussi en échantillon sans valeur une petite boîte à
l’adresse des garçons. C’est rien du tout, mais si cela arrive bien je pourrai
continuer par des choses un peu
moins bêtes.
N’est-ce
pas tu n’oublieras pas de m’acheter ces bas, car à Soerabaya il faudra que j’en
porte toujours. Si tu peux, achètes m’en
toujours deux paires des mêmes, ainsi quand deux bas sont gâtés, je peux
en faire une paire, tu comprends ? Toujours des tons neutres stpl. au
moins 5-6 paires, pas plus, et pas de bas foncés.
Mes chers,
maintenant je vous quitte. Je veux encore écrire à ……