Kediri
7 mai 1939
2ème partie
A sa maman
Hier
dimanche, nous sommes partis de grand matin avec les Mogendorff en auto en
dehors de Kediri. Nous avons laissé l’auto dans un village et nous avons fait une belle promenade, grimpé sur une
colline d’où nous avions une vue
merveilleuse sur les alentours de Kediri. Là-haut, nous avons mangé notre
déjeuner et à 10 heures nous étions de retour à la maison, où le chinois nous
attendait pour nous vendre… ce que nous avion acheté pour la Rötteli. Après,
Boili a vite pris une douche et il est allé au bureau travailler. Il a
travaillé tout l’après midi pendant que je dormais, et le soir après souper
aussi. Nous connaissons rarement un dimanche de libre ici.
Samedi
passé, les Mogendorff’s nous ont invités à aller à Soerabaya, car c’était sa
fête à elle et elle volait sortir un peu et en même temps se revancher un peu
de notre hospitalité. J’ai donc mis ma belle robe et nous avons été danser au
club. C’était très joli et je t’assure que je n’étais pas la plus moche, malgré
que je n’aie pas été chez le coiffeur d’abord, comme toutes les autres femmes.
Tu sais que je porte mes cheveux en boucles sur le haut de la tête
maintenant ? Une coiffure que j’ai essayée toute seule d’après des illustrations
dans les Sie & Er. Seulement vers minuit les deux hommes n’en pouvaient
plus de fatigue, surtout Boili, il ronflait presque dans sa chaise, alors nous
sommes rentrés, mais il fallait encore faire 2 ½ heures d’auto pour rentrer.
C’étai fou, et je n’accepterai plus une invitation pareille, car après un bal
il faut pouvoir aller se coucher directement, sans encore être obligé de
conduire dans la nuit. Moi, j’aurais bien voulu danser encore toute la nuit, surtout les danses nouvelles, le
Lambeth walk et le Palais Glide qui sont épatants, mais je n’avais pas le cœur
d’en vouloir à Boili parce qu’il ne m’invitait pas. Je me rattraperai une fois
qu’on sera en Europe, alors je veux danser encore une fois tout mon saoul avant
que je devienne trop vieille ! On a aussi eu un buffet froid à la
suédoise, qui était une merveille, seulement la Näggeli n’a fait que regarder
et n’a mangé que du poulet froid et une salade de fruits, pour bien suivre son
régime, et je ne bois plus une goutte d’alcool.
Chaque fois
que Buby est en tournée, j’en profite pour verser toute une bouteille d’huile
de quinine sur mes cheveux. Je l’y laisse pendant les deux jours, ensuite je me
lave les cheveux, alors ils sot souples et brillants, c’est fou !
Tu sais
que depuis longtemps nous désirons acheter un ciné-kodak pour faire des films,
mais maintenant nous y renonçons, car c’est un hobby qui revient très cher.
Boili désire s’acheter un appareil photographique, un Leica, qui est très bon,
mais aussi très très cher. Enfin, je le laisse faire et cette semaine
probablement nous irons à Soerabaya pour l’acheter. Il doit aussi avoir son
plaisir, et alors la Rötteli aura des photos de sa Ge.
Je me suis
fait un dirndl kleidli (robe de style
autrichien) qui me va très
bien. C’est une étoffe en coton grès gaie, dont je t’envoie un échantillon dans
le paquet qui part ce matin. J’y mets aussi un échantillon de l’étoffe de mes
chaises que j’ai fait recouvrir en arrivant ici.
Mon
intérieur est de nouveau très joli maintenant que j’ai rangé un peu et fait de
l’ordre partout. Vendredi soir nous avons eu
la visite du Regent avec la Raden Ajoe et ils n’en pouvaient plus de
surprise à la vue de mon intérieur. C’était sincère, je le voyais à
l’expression de leurs visages. Pourtant les choses que nous avons sont loin
d’être chères, nos meubles sont du bon marché, mais voilà, nous savons les arranger pour qu’ils présentent
bien. Autrement, ce Regent-ci n’est pas mal, il ne parle pas mal le hollandais,
et elle aussi. Elle est petite, petite, et a quelque ressemblance avec la Marthy
Osterwalder quand elle était jeune, 18 ans environ. Non, vous ne pourriez pas y
voir de ressemblance, mais à force de voir ces figures javanaises on apprend à
les déchiffrer un peu. Je crois qu’ils nous trouvent assez sympathiques,
surtout je crois que j’en impose à elle parce que je viens de la Suisse, le
pays des montagnes. Elle a un désir aussi profond de voir l’Europe et la Suisse
que nous généralement à 18 ans avons d’un voyage aux tropiques. C’est drôle,
les rôles sont justement inversés, mais tu vois, les gens sont partout les
mêmes, humains, rien qu’humains. Ils ont été très flattés d’apprendre que je
savais un peu de javanais et que je m’intéressais à la langue. Cela leur a fait
tant d’impression qu’elle est venue vendredi soir m’offrir de me donner des
leçons. Je riais bien en dedans de moi ! Enfin, c’est toujours bon d’avoir
des connaissances pareilles, et j’espère bien encore une fois arriver à entrer
dans le palais du Sultan avec ses 40 femmes à Solo.
Madame Fraay
déménagera probablement au mois d’août. Je la regretterai mais enfin, c’est les
Indes. Je profite encore d’apprendre ce que je peux avec elle. Quand ils seront
partis, et si nous restons ici au retour des Sayers, nous irons dans leur
maison qui est vraiment celle de l’administrateur. Elle est beaucoup plus
grande et ce qui m‘attire, elle a un très beau jardin avec beaucoup de belles
plantes et de fleurs. Elle a aussi des terrasses depuis chaque chambre et l’on
peut se tenir dehors même quand il pleut, et comme j’ai hérité ta manie d’être
toujours dehors autant que possible je veux en profiter. Il nous faudra acheter
quelques meubles, c’est cela le seul désavantage, mais tant pis, je verrai bien
à ne pas trop dépenser.
Il y a
environ une semaine, Boili est allé jusqu’à Banjoewangi en tournée et il a
rendu visite aux van Tinteren. Alors Wies lui a donné un grand tableau que
j’avais toujours admiré chez elle. Devine ce que c’est ? C’est une copie
d’une peinture de Heinz Balmer, et
cela représente la vue depuis Ligerz
(Gléresse, rive nord) sur Täuffelen (vis à vis, rive sud), si je ne me
trompe pas. J’aimerais beaucoup que vous puissiez arriver à savoir l’adresse de
Heinz Balmer (1903 Nidau-1964 Zofingen,
peintre suisse), je voudrais lui écrire pour lui demander. Il était à
Bienne autrefois, cela j’en suis sûre. J’en ai un plaisir fou, c’est une belle
peinture à l’aquarelle, gaie aux belles couleurs.
Et maintenant,
si j’en venais à répondre à ta lettre
207, avec une certaine image que je n’ai même pas bien regardée !!!
Alors j’ai eu un plaisir fou, et je la garde sur ma table de toilette, c’est là
que je dis bonjour tous les matins à Rötteli et Padre mio. Naturellement cette
photo n’est pas parfaite, mais d’autant plus précieuse pour moi qu’elle montre
une de tes expressions variées et pas seulement une risette s’adressant
spécialement à la Ge aux Indes. J’aime aussi te voir comme tu es vraiment, et
pas seulement ta binette de « Mamali-d’une-girlie-aux-Indes » !!!
Donc merci de tout mon cœur, et … les autres photos celles avec les risettes je
les accepte aussi !!!
Au sujet
de Charlot, je ne sais trop que dire et penser. C’est sûr que l’histoire avec
ses poumons a été un grand draw-back pour lui, surtout moralement. Mais je
crois qu’il vaut mieux ne pas lui en parler. Et maintenant s’il commence à
sortir un peu, ma foi, je ne sais pas si vous pouvez empêcher cela, car il
n’est plus un blanc bec. Je vais lui écrire de nouveau, mais sois tranquille,
sans faire aucune allusion à ce que toi tu m’écris. D’un autre côté, Charlot a
aussi été handicapé d’être toujours à la maison à être votre fils au
lieu d’être quelque part pour quelques temps, « juste a man », and nothing
else. Il n’a encore pas eu l’occasion de se créer une position dans une société
tout à fait inconnue. Naturellement c’est son état de santé qui l’en empêche et
il ne faut pas l’oublier, il n’a donc pas pu apprendre à jouer des coudes comme
Loulou, et s’il le fera prochainement il ne faut pas vous attendre à ce qu’il
réussisse du premier coup. Enfin, je ne peux pas trop dire à ce sujet, car
c’est difficile de juger à une pareille distance de temps . En tout cas, svpl,
n’agissez pas sur lui, et surtout que Padre sache se retenir de lancer ses fameux fions et d’avoir ses crises
d’impatience bien connues : « nom de nom, voilà que tu as déjà 26 ans
et tu n’as encore rien foutu !!! » Je connais seulement trop bien
comment Papa est, et le mal intérieur qu’il peut faire avec ses paroles quand
il s’y met. Même si Charlot a des crises
de paresse, laisse-le, cela passera, mais tu n’as aucune idée quelle
influence son état de santé peut avoir. Charlot finira bien par tomber sur ses
pieds tôt ou tard, mas ne veuille pas vivre pour lui, laissez-le vivre sa vie.
S’il ne s’y prend pas bien, il en subira les conséquences tôt ou tard, mais ce
n’est pas à vous d’essayer de lui éviter ces conséquences. C’est là le défaut
des meilleurs parents, ils veulent toujours éviter à leurs enfants d’être
atteints par la vie. C’est faux. Une
fois que vous avez appris à voler aux pigeons, laissez les se débrouiller tout
seuls. Vous nous avez donné une bonne éducation à tous les trois, de plus vous
nous avez donné l’intelligence et une bonne dose de savoir faire ce qui est
déjà beaucoup. Une fois arrivé là, ne vous occupez plus d’eux. Parlez seulement
s’ils vous demandent conseil, mais ne tâchez pas de les faire adopter vos vues,
et les projets que vous avez à cœur. Encore une fois, sachez vous rappeler que
chacun de nous a sa vie bien distincte. Laissez vos poissons exactement boire
l’eau dans laquelle la vie les pousse, n’y ajoutez ni sucre, ni vinaigre, ni
sel. Là comme ailleurs ayez confiance en Dieu, c’est tout ce que je puis dire.
J’écris cela plutôt pour Padre que
pour toi, car il en a besoin.
Ne t’en
fais pas pour la Mies (Engelhart).
Surtout tu n’as pas besoin de lui écrire. J’ai rencontré tante Engel l’autre
soir. Ils ont été à Bandoeng pendant un mois et maintenant la Mies est en
place, auprès de deux enfants, quelque part derrière la lune. A mon avis, elle
aura vite fait de retourner à la maison, ce tonneau. J’ai dit à tante Engel que
tu n’étais pas bien de nouveau, donc ne pense plus ni à Mies, ni aux Engelhart.
Tout va bien de ce côté-là, Madame la Marquise !
Je vois que
les chnätschete (papottes) ne te manquent pas, Qu’est-ce que tu dirais, si je
te faisais cadeau d’une petite chaise portative en aluminium que tu puisses
pendre à ton bras quand tu vas en ville ? Heureusement que les beaux jours
reviennent, car tes deux chiens ont dû avoir le cul gelé bien des fois cet
hiver, pauvres bêtes !
Mes
félicitations à Loulou pour la mesure de sa Brotloube. Je vais mesurer la
mienne tantôt.
Pour en
venir à ce téléphone depuis la Suisse, je vais m’informer ici. Je ne pourrais
pas aller à Batavia, car cela me reviendrait plus cher que si moi je te
téléphonais trois minutes depuis ici. Rien que le voyage Kediri-Batavia retour
revient à Fl. 40.- ce qui est à peu près Frs. 100.- et j’aurais encore les
frais d’hôtel, vu que je n’ai plus de connaissances chez lesquelles je pourrais
loger à Batavia. Et c’est 6 heures de chemin de fer rien que pour aller et 6
heures retour ! Il va sans dire que j’aurais un grand plaisir, mais je
t’assure c’est quelque chose qui énerve terriblement, aussi bien toi que moi, et
c’est si court qu’avant que l’on ait bien réalisé la chose, c’est déjà passé.
J’en ai fait l’expérience avec ce téléphone au mariage d’Eddy. Quand on s’aime
il faut au moins pouvoir se téléphoner pendant 6 minutes, sans quoi cela ne
vaut rien.
Est-ce que
tu as reçu maintenant les choses en argent pour la Banely et madame
Huber ?
J’ai reçu
une longue lettre de la Giggerly. Il faudra aussi que je lui envoie quelque
chose, je pense.
Cette
semaine Je vais accompagner Boili à Soerabaya probablement, et nous y resterons
une nuit afin que je puisse faire des commissions. J’y ai retrouvé mon bon
coiffeur de Batavia, il a maintenant ouvert un salon à Soerabaya, alors quand
j’y suis allée, il m’a tout de suite reconnue, pourtant il y avait plus de deux
ans qu’il ne m’avait vue. C’est un peu une amitié comme avec Marcel dans le
temps.
Je dois
aussi m’acheter un chapeau. J’ai des peines formidables pour trouver un chapeau
qui m’aille bien. En restant deux jours à S. j’aurai le temps de me chercher
une bonne modiste, car je ne peux pas acheter mes chapeaux dans des magasins, j’ai l’air trop cheap.
Mon petit
costume de sport en lin, me va comme un gant maintenant, j’ai tout fait décousu la jaquette et je l’ai
faite sur ma mesure, elle est High life. C’était très difficile, car j’avais
toujours peur de lui enlever le chic, mais heureusement que cela n’a rien gâté.
Je suis toujours encore occupée à remettre ma garde robe en bon état, car
j’arrivais à bout de tout je n’avais plus une robe à mettre à laquelle il ne
manque pas quelque chose Maintenant cela commence à mieux aller.
Tu dois
encore me dire le prix du sécateur à poulet, de l’égouttoir, des trois petites
chemises que tu m’as envoyées dernièrement.
Et
maintenant tu sais, j’arrive au bout, je n’en peux plus, les doigts me font mal
à force de taper sur cette machine, et dans une heure la lettre doit être à la
poste.
Dis-donc
quand tu fais de ces chnätschete en ville j‘espère que tu ne parle pas trop de
moi. Tu sais, tout ce que je t’écris, c’est pour toi et pas pour les gens. Sans
quoi quand je reviendrai les gens sauront les détails de ma vie ici mieux que
moi-même !!!
Quand tu
seras à Sutz, tu t’installeras confortablement sur la galerie, et tu écriras à
ta Pfuttlet (Nelly), tu raconteras
tout ce qui se passe. Le mois prochain, je serai donc aussi à la montagne, à
1000 m et je vais bien en profiter. Je prends ma koki avec afin que j’aie
quelqu’un pour me soigner au cas où je tombe malade de nouveau. Oh, c’est que
je suis prudente, et avec ma koki, je pourrai faire cuire mon régime, car elle
y est habituée maintenant. Et pendant les weekend Boili viendra aussi, je me
réjouis.
J’espère
que vous aurez tous passé un beau et heureux Mother’s day, tout comme moi avec
Boili.
Toujours mes
pensées affectueuses à chacun…
Ge…