mercredi 30 septembre 2015





8 avril 1934

Keboemen

Une chic semaine, mes chers chéris ! Bonjour et merci mille fois pour votre bonne lettre du 26 mars, soit No 28. C’est dimanche soir, Oscar écrit à Laren, et moi je profite de vous lancer quelques lignes qui sont dues à l’attente d’un appel de M. Visser qui écoute ce soir le radio-reportage du match Hollande- Irlande (FIFA World Cup 1934, en Italie et l’Italie gagnante). Nous espérons qu’il nous appellera, surtout Oscar, en attendant c’est vous qui profitez, autrement on aurait été se coucher.
D’abord, mardi passé Mme Röhwer m’a fait demander si j’allais avec elle payer les impôts. C’était une bonne occasion de payer les miens aussi (cela se paye ici par mois) et comme il était 8 heures j’ai profité de prendre avec moi ma lettre pour vous que je venais de cacheter. Nous ne sommes rentrées qu’après 9 heures, départ du train pour Batavia. Oscar pendant ce temps, rentré de la fabrique, a terminé sa lettre de Laren, et voyant les doubles de la mienne sur son bureau, il n’a pas pensé longtemps avant de les fourrer dans une enveloppe. Voilà l’explication de la lettre double que vous avez dû recevoir. Vous me feriez plaisir en me renvoyant le double par bateau à l’occasion, parce que je les conserve comme une sorte de journal.
Mercredi le 4 avril (quelle sale date si peu importante !) m’a porté bonheur, Garçons. Le matin après déjeuner Oscar est retourné à la fabrique comme d’habitude et moi je me suis mise à couper ma robe. J’étais bien en train, cela marchait et j’avais l’impression que c’était un bon jour, je pensais constamment à vous tous et vraiment j’avais le cœur en fête. Je venais justement de me dire que j’irais faire une tourte car il fallait que ce soit un jour spécial, encore à part le menu de fête. Voilà Buby qui s’amène à grands pas. Aha ! cela lui fend le front que j’ai pensé, mais oha baby, Monsieur venait m’annoncer à toute allure qu’il partait pour Semarang (côte nord de Java, voir cartes), avec l’auto de la fabrique que si je voulais je pouvais l’accompagner, mais qu’il partait dans 10 minutes.
Hei ! je n’ai pas hésité pour m’habiller, je vous assure. Avant de partir j’ai vite été au cabinet et de là j’ai donné les ordres à la baboe pour la journée. Ensuite, brrr ! en route avec Jussuf, le chauffeur de la Mexolie, qui a filé comme un diable. Semarang est à 4 heures d’auto de Keboemen, nous y sommes arrivés à 12 heures, après une course folle mais magnifique, à travers une chaine de montagnes splendide. Pour la première fois j’ai vu des plantations de café c’est magnifique.
café, 1934 Java


plantation de café, Java
 Une fois de plus Java est maître de mon cœur, si seulement j’avais pu vous faire profiter de ces beautés, mes chers petits frères auxquels je pensais tout le long. Il a fait si beau et nous étions si heureux  tous les deux dans cette voiture, filant à travers le beau pays par une matinée magnifique. Nous étions jeunes, nous nous sentions riches et heureux, Oscar dans un de ses beaux habits, moi dans ma belle robe brodée de Max, celle de Flock à la noce avec mon tout grand chapeau, mes souliers blancs (pour une fois de nouveau, avec des bas !) des gants, ma belle sacoche en serpent. Voilà le but de la journée :
La Mexolie projette d’acheter des camions diesel pour le transport de son huile et des noix de coco. Il s’agissait d’aller faire l’essai d’un de ces camions qui sont spécialement pour la fabrique de Keboemen. M. Visser ne pouvait pas aller, le vieux Röhwer ne voulait pas, je ne sais pas pourquoi, alors ils ont jugé bon d’envoyer Buby. Vous pensez bien que nous ne nous sommes pas fait prier. A Semarang, en arrivant, nous avons été luncher, ensuite au rendez-vous avec ces messieurs. Le camion devait être chargé au maximum et avec cette charge faire une montée connue ici, environ comme notre ancien Pierre-Pertuis, mais longue de 3 km. Ils avaient eu de la peine à trouver du sable convenable pour cette charge et voulaient renvoyer la chose au lendemain. Buby n’a pas voulu, car qu’est-ce que nous aurions fait à Semarang, et surtout M. V. devait avoir l’auto le lendemain. Cette montée était à environ 150 km de Semarang, dans la direction de Keboemen. A 4 heures de l’après midi enfin, 2 heures de retard sur le plan convenu, nous sommes repartis de Semarang, le camion ayant une heure d’avance. Je n’ai pas pu profiter de faire quoi que ce soit à S. ne voulant pas faire attendre ces messieurs, sauf que j’ai vite sauté chez un coiffeur qui se trouvait vis à vis du lieu de rendez-vous, et en dix minutes il m’a refait une tête, j’en avais besoin, car c’est Oscar qui se mêlait de me couper les cheveux ces derniers temps, et il n’est pas encore un artiste ! Ce coiffeur est un français, il a eu du plaisir à parler français et moi aussi, de sorte que j’ai été aussi bien servie que chez Marcel, pour une fois. Nous avons rejoint le camion, nous l’avons regardé gravir une côte, dépassé, attendu de nouveau à Magelang. De là il a repris de l’avance, et à 7 heures du soir nous l’avons enfin rejoint au bas de la côte. Là, ils se sont aperçus que sa boîte à vitesse était chauffée à rouge, il a fallu la démonter, elle était presque vide, les bœufs, ils n’avaient pas rempli d’huile. Cela a pris 2 heures pour le remettre en état, pendant lesquelles il pleuvait toujours. Monsieur Doorn était avec nous, c’est l’agent des Mercedes ici. Enfin à 9 heures la côte a pu être gravie, c’est bien allé, mais une fois en haut, le camion ne pouvait pas tourner. C’est un immense char, dont le moteur est sur 4 roues et la remorque sur deux. Tu connaîtras bien ce que j’entends, Charlot, pas ? Ils ne voulaient pas tourner dans l’herbe, car ils craignaient de s’enfoncer par cette pluie et alors cela aurait été toute une histoire. Enfin, Jussuf dit qu’il fallait chercher un tournant, nous avons traversé toute la chaine jusqu’à Poerworedjo pour trouver un chemin pas trop mou, après environ une heure de route à du 40 à l’heure. Là nous l’avons quitté et sommes enfin rentrés à 11 ½ h, non sans que M. V. ait été inquiet un peu. Pour l’essai, Oscar était sur le camion même, tandis que moi je suivais avec Jussuf dans la Nash. Une aventure, je vous dis, on était fatigués, mais le lendemain à 5 ¼ heures, on nous réveille, car Oscar devait se charger de la caisse de la fabrique, M. V. devant partir en tournée et le comptable étant en vacances pour quelques jours.
D’ici peu, Buby ira travailler au bureau, ce qui sera son deuxième stage. M. V. lui a dit qu’il avait l’ordre de faire de lui un all sider  man. De même ce n’est pas la fabrique qui le paye, mais la direction, un signe qu’ils ont l’intention de le pousser, nous en sommes bien contents. Ce jour-là, mercredi, nous devions aller chez le médecin, nous y sommes donc allés vendredi. Il ne nous a pas ausculté spécialement, je dois y retourner cette après midi à 5 heures, avec l’urine. J’ai été plus qu’agréablement surprise de vois l’hôpital, je vous le décrirai une autre fois, mais c’est vraiment parfait. Et la salle d’opération peut sans peine concourir avec n’importe laquelle en Europe. Le Dr. m’est extrêmement sympathique, rien du Bibu par exemple, comme je le croyais d’abord, si ce n’est la petite moustache. Vraiment il ne faut jamais vous en faire pour nous, pour être soignés nous sommes ici aux pommes, aux fines herbes. Les sœurs et les hommes-gardes sont des indigènes protestants, il y a une ou deux sœurs européennes. Encore une surprise que le système colonial hollandais me réserve, vraiment je n’arrive pas à être déçue de Java, en aucune manière, et mon respect pour les Hollandais va s’augmentant, sans vouloir prêcher pour ma paroisse.
Hier soir donc, nous avons écouté le match:  5-2 pour les Hollandais, Buby et V. dansaient comme des fous à chaque goal, pendant que Mme et moi on bavardait, nous sommes restés jusqu’à minuit. 
Hollande - Irlande 1934
Mme V. m’a raconté que la petite Röhwer avait du fil à retordre avec son vieux, ces jours-ci. Il ne la respecte pas, et lui fait sentir qu’elle est bête et indigène à moitié. Ayant été marin il a naturellement fait la vie avec des femmes de rien du tout et maintenant il les fiche toutes dans la même marmite, et ne respecte aucunement sa femme, qui, elle, est assez comme il faut sur ce terrain là. A la fabrique aussi, il laisse percer son humeur et traite Buby comme un ouvrier. Il est très lunatique et semble, ces derniers temps, avoir une saute d’humeur très forte. Bah ! il n’a pas un meilleur caractère que sa femme, ils s’accordent bien les deux, malgré qu’ils soient en guerre en ce moment, non , plutôt, ils se valent, voilà ce que je voulais dire. Enfin, j’ai quand même pitié d’elle, elle est jeune et n’a eu personne pour l’éclairer et la préparer à la vie comme moi ma mamali, aussi ce n’est pas tout à fait de sa faute qu’elle soit si ignorante. Je ne l’aime pas, elle n’a pas ma sympathie, mais il faut être juste, et tout à l’heure je vais aller lui faire une petite visite. A moi, elle ne me dit rien de tous ses chagrins, je ne ferai non plus les semblants que Mme V. me l’a raconté, une fois de plus il faut être diplomatique. Enfin je trouverai bien le bon chemin.
Hier dimanche, j’ai fini ma robe, donc, elle est en soie artificielle saumon. J’ai d’abord eu peur que la couleur serait trop criarde, mais non, elle me va même assez bien. 
Oscar doit prendre une photo que je vous enverrai. Nom d’une pipe, je n’ai pas encore fini mon résumé de comptes, ni envoyé ce paquet annoncé depuis longtemps. Voyez-vous je ne comprends plus comme les jours filent, cela commence à me faire peur, je vous assure.
Ce soir nous avons la visite des Hartong, donc pas l’occasion de liquider du courrier. Oh ! mes chers, cette première année de mariage ne sera qu’un rêve, et pourtant nous menons une vie tranquille comparée à celle de bien d’autres jeunes ménages en Europe.
Chez le docteur, je lui ai dit qu’Oscar fumait beaucoup et que ce n’était pas bon, il m’a répondu, bah ! vous êtes encore jeune mariée, madame, et de fumer ne lui fait pas de mal. Diable, se tournant vers Oscar, diable, vous n’avez pas la mine d’un homme malade, vous. Cela m’a fait plaisir malgré tout.
Hier j’ai fait acheter deux nouveaux canetons d’environ 2 mois, pour 15 cents, papi, encore un mois de fourrage et vive la joie ! quant au plumage, je m’en balance, ce n’est pas moi qui le fait, et le kebon, qu’il s’arrange ! En attendant tes instructions, je lui ai fait une liste de fourrage. Le lundi les canetons reçoivent des flocons d’avoine, le mardi du son avec des herbettes, les mercredi du pain avec du lait, les autres jours dito, etc. Mes petits se portent à merveille, je n’en ai que deux de tous les œufs que j’ai fait incuber. Je ne recommence plus, c’est trop cher, je pourrai aussi me procurer des petits de 2-3 jours au marché. Les deux qui sont sortis nous ne les mangerons pas, ils sont trop chou et nous en avons toujours un plaisir fou, ce sont nos Romeo et Juliette. Quand ils donneront des œufs je les ferai peut être de nouveau incuber. Mes semences prennent bien, surtout le cerfeuil est déjà grand. Merci, merci pour le vinaigre, il est bien arrivé, sans que j’aie à payer quoi que ce soit, j’en suis contente.
Ce mois-ci je serre encore fortement la vis, alors nous seront libérés des impôts et de l’assurance. Tout ce que nous mettrons de côté pendant le reste de l’année sera nos économies personnelles, mon administration n’est pas trop mauvaise, hein ? Sitôt qu’on pourra  on va s’acheter deux vélos japonais. Oscar ira au mont de piété voir s’il trouve une bonne occasion pour 10 frs. Et moi j’en achèterai un neuf pour 30 frs. environ, un très bon pour ce prix. Alors nous pourrons faire quelques sorties, surtout pour aller au bord de la mer les jours de congé. Ah ! il faut être économe, il est question de nous faire payer le docteur nous-mêmes, ce ne sera plus compris dans les conditions de la fabrique. Ils doivent aussi faire des économies où ils peuvent, la concurrence chinoise est formidable.
Nous avons eu beaucoup de plaisir à notre courrier, hier. Oui, mamali chérie, tu « gondle » (vadrouille) j’en suis contente. Est-ce que je t’ai une fois remerciée pour ta recette de nouilles ? pour le moment, je ne vais pas en faire, je n’arrive plus à mettre les pieds à la cuisine, je te dis. Tu comprend, je n’ai que les matins pour travailler, l’après-midi je dors jusqu’à 4-5 heures, ensuite Buby rentre et je ne fiche plus rien. Aussi il fait trop chaud pour être à la cuisine, bah ! je ne veux pas forcer, mais envoie-moi toujours toutes tes recettes, je les copie dans un cahier exprès pour cela. J’ai fait les concombres, ils sont excellents. Toutes tes nouvelles m’intéressent et m’amusent.
Je suis si contente que vous ayez eu un bon dimanche avec Flock, mamali, je t’en serai toujours spécialement reconnaissante pour tout ce que tu feras pour elle, parce que vois-tu, elle m’a aussi énormément aidée dans bien de mes problèmes de jeune fille, et puis, enfin, je l’aime et cela ne date pas de hier seulement. Oui, la Raball est une vache comme elle s’est conduite vis à vis de Flock, elle y perd plus qu’elle n’y gagne.
Non tu n’écris pas trop petit, mamali, cela va bien un peu long pour lire tes lettres, mais cela ne gêne pas, c’est le plaisir qui dure ainsi.
Mes chers, mes chers, à demain, encore quelques mots, maintenant je vous quitte.
Ge….



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