lundi 7 septembre 2015




1er février 1934

première partie

Keboemen

(à son frère Louis)

Mon cher Loulou

Je pense que tu as encore eu de nos nouvelles avant de partir pour Como (Italie) de nouveau. Mon cher vieux frangin, tu n‘as aucune idée combien souvent mes pensées te suivent dans ton travail libre et ensoleillé sur le versant de ces belles collines des lacs italiens. Et dire que tu as, comme cela, presque sans bouger le petit doigt, l’occasion unique d’apprendre l’italien, alors que moi j’y ai buché pendant des années sans arriver à un résultat valable. Ha ! car à moi, tu vas m’écrire un bout de ta prochaine lettre en italien, pas ? Tu sais j’en conserve toujours un peu la nostalgie, et bien que j’apprenne le malais avec assez de facilité, ce n’est pas la même chose. C’est aussi une langue qui résonne bien, mais on ne peut pas la comparer à aucune des nôtres.
Pendant notre dernier congé, alors que la fabrique s’était arrêtée pour le nouvel-an des indigènes qui a lieu le 17 janvier, nous avons été chez John et Jans. C’est toujours un plaisir immense pour nous quand nous pouvons nous envoler vers eux car il y a toujours un plaisir spécial en perspective.
Cette fois c’était une excursion dans les montagnes, mon vieux, imagine toi, à mi hauteur du plus haut volcan de Java (Lawu gunung). 

Lawu gunung
A mi hauteur c’est histoire de parler, nous n’étions qu’à 1400 m. tandis que le volcan a plus de 3000 m. C’était merveilleux et je ne peux pas mieux le décrire qu’en disant que c’était l’atmosphère du Chasseral, tu sais ce calme, cet air léger et pur, une petite herbe odorante comme celle des pâturages et les flancs de la montagne semés de gros cailloux provenant des éruptions. La végétation par contre, rappelle très fortement notre Tessin, nous sommes descendus à un petit hôtel dans un joli jardin en pente, ombragé par des cyprès et plusieurs de ces arbres et arbustes que nous avons au Chalet, avec cela des roses, des géraniums, presque toutes les fleurs de jardin qui poussent chez nous, des carreaux de fraises, des allées de framboises, de mûres, du sureau et d’autres belles plantes grimpantes formant des pergolas. Avec tout cela une vue splendide s’étendant sur une plaine fertile, vert tendre, dans un air bleuté, un ciel d’opale, des nuages en tulle rose, et au pied de la montagne d’innombrables terrasses, champs de riz sous l’eau, aménagés en terrasse pour l’irrigation. Nous avons fait des photos.

Tawangmangoe

Il a fait froid, pendant que nous y étions, il a plu, une vraie pluie, avec des nuages qui se déchirent aux arrêtes et tu es enveloppé dans un brouillard compact pour quelque temps, puis tout à coup tout semble comme balayé, le soleil luit sur un paysage lavé, peigné, tout propre et remis à neuf avec des gouttelettes qui brillent aux feuilles. Le petit hôtel a une grande salle tapissée de bois sombre, avec une cheminée et une immense baie vitrée laissant le regard plonger et errer sur le panorama merveilleux. En contrebas de l’hôtel se trouve un petit village accroché au flanc de la montagne et autour du village (voilà l’intéressant !) parsemées dans des jardinets pleins de roses, de pensées, de sureau etc se trouvent des petites maisons de weekend, quelques une du style moderne, comme celle de Madame Roth à Lattrigen, d’autres un peu moins bien, ressemblant à des sortes de chalets et qui sont à louer pour la saison ou seulement pour un temps limité, et au prix moyen d’environ Fl. 3.50 par jour, comprenant meubles et tout l’attirail pour faire le ménage. Tu vois comme c’est chic et les vacances que nous allons ainsi nous payer ! 
cultures en terrasses

Et toutes les bonnes salades fraîches, les choux fleur, et les petits légumes bien tendres que nous allons nous enfiler, ainsi que des épis de maïs tout tout jeunes et d’un tendre !!! Nous prendrons une maison avec John et Jans, chaque partie prend ses serviteurs avec, ainsi nous n’aurons pas le ménage à faire et pourrons nous en donner à cœur joie comme promenades et excursions.
Nous n’y sommes restés qu’un jour, nous avions pris notre pic-nic avec, le lieu s’appelle Tawangmangoe et se trouve à environ 40 km de Solo (sur la carte c’est Soerakarta) où habitent John et Jans. Le soir de ce même jour nous avons été au cinéma, un film de Maurice Chevalier qui nous a remis le cœur à la bonne place avec ses chansons françaises et ses farces. C’était le premier film que nous ayons vu aux Indes, depuis Naples, le soir de notre départ, donc le 15 septembre. C’est drôle, mais cela ne me manque pas du tout.
….
Entre temps le 4 février, c’est dimanche aujourd’hui, jour de grand marché. Le marché (Pasar) ici se tient sous de grandes halles couvertes, mais ouvertes à tous vents, comme nos perrons de gare, tiens oui c’est exactement comme la gare de Bienne…. Là se font les plus importantes transactions formant le gain de la population. Aussi toute la contrée s’y trouve et ma foi, c’est très pittoresque, seulement je ne peux pas m’y aventurer seule, et les dames d’ici n’y mettent jamais les pieds, parce qu’elles le trouvent trop sale. Je veux bien, ces pimbêches d’ici, tout comme les nôtres, ne sont pas des plus élégantes, mais enfin. 
Pasar

J’ai été deux fois au Pasar (marché), et je te garantis que je me suis bien amusée, quoique je ne comprenais pas ce qui se disait mais on peut très bien voir ce qui se passe, et figure-toi qu’aucune, même la plus minime vente, ne se fait pas sans un marchandage intense. Si tu payes le prix qu’on te demande, on te regarde pour stouquette, ou alors on te rit au nez de ta bêtise. Tu dois toujours faire semblant que tu ne veux plus la marchandise et tu t’éloignes comme si cela ne t’intéressait plus, et quand tu es à environ 10 pas, on t’appelle pour te dire qu’on te la donne. C’est tordant. Les choses sont aussi exposées dans de grands paniers, mais en forme de plateaux ronds faits de feuilles de palmiers. Le papier ici, c’est la feuille du bananier, emballage universel qu’on ferme en y piquant de petit bout de bois, ou plutôt de longues épines d’une certaine plante. Ce qui dégoûte particulièrement des gens comme nous, c’est que tout le monde chique ici, les femmes encore plus que les hommes, une plante appelée « sirih » qu’on mélange au tabac. Cette plante donne une salive rouge comme du sang et tout partout on voit ces crachats… mais on s’y habitue aussi, tu sais. Tout le monde est toujours pieds nus, on voit rarement un indigène avec des souliers, malgré les incessants efforts de l’industrie des souliers qui font des pieds et des mains pour faire adopter cet instrument de torture souvent (tu en sais quelque chose, n’est-ce pas?) à tout un peuple qui vit encore heureux et libre de cette chicane de la soi-disant civilisation. Quand il pleut, ils mettent aux pieds des sabots, un peu comme des soccoli, mais la semelle est épaisse d’au moins 15 cm, avec un machin comme un clou en bois avec la tête aplatie et qui est retenu entre les deux plus grands doigts de pied. La semelle épaisse leur permet de conserver les pieds propres (ou presque) en marchant au beau milieu de la  m….élasse, par temps de pluie.


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