1er
février 1934
première partie
Keboemen
(à son
frère Louis)
Mon cher
Loulou
Je pense
que tu as encore eu de nos nouvelles avant de partir pour Como (Italie) de nouveau. Mon cher vieux
frangin, tu n‘as aucune idée combien souvent mes pensées te suivent dans ton
travail libre et ensoleillé sur le versant de ces belles collines des lacs
italiens. Et dire que tu as, comme cela, presque sans bouger le petit doigt,
l’occasion unique d’apprendre l’italien, alors que moi j’y ai buché pendant des
années sans arriver à un résultat valable. Ha ! car à moi, tu vas m’écrire
un bout de ta prochaine lettre en italien, pas ? Tu sais j’en conserve
toujours un peu la nostalgie, et bien que j’apprenne le malais avec assez de
facilité, ce n’est pas la même chose. C’est aussi une langue qui résonne bien,
mais on ne peut pas la comparer à aucune des nôtres.
Pendant
notre dernier congé, alors que la fabrique s’était arrêtée pour le nouvel-an
des indigènes qui a lieu le 17 janvier, nous avons été chez John et Jans. C’est
toujours un plaisir immense pour nous quand nous pouvons nous envoler vers eux
car il y a toujours un plaisir spécial en perspective.
Cette fois
c’était une excursion dans les montagnes, mon vieux, imagine toi, à mi hauteur
du plus haut volcan de Java (Lawu gunung).
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Lawu gunung |
A mi hauteur c’est histoire de parler, nous n’étions qu’à 1400 m. tandis que le
volcan a plus de 3000 m. C’était merveilleux et je ne peux pas mieux le décrire
qu’en disant que c’était l’atmosphère du Chasseral, tu sais ce calme, cet air
léger et pur, une petite herbe odorante comme celle des pâturages et les flancs
de la montagne semés de gros cailloux provenant des éruptions. La végétation
par contre, rappelle très fortement notre Tessin, nous sommes descendus à un
petit hôtel dans un joli jardin en pente, ombragé par des cyprès et plusieurs
de ces arbres et arbustes que nous avons au Chalet, avec cela des roses, des
géraniums, presque toutes les fleurs de jardin qui poussent chez nous, des
carreaux de fraises, des allées de framboises, de mûres, du sureau et d’autres
belles plantes grimpantes formant des pergolas. Avec tout cela une vue
splendide s’étendant sur une plaine fertile, vert tendre, dans un air bleuté,
un ciel d’opale, des nuages en tulle rose, et au pied de la montagne
d’innombrables terrasses, champs de riz sous l’eau, aménagés en terrasse pour
l’irrigation. Nous avons fait des photos.
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Tawangmangoe |
Il a fait
froid, pendant que nous y étions, il a plu, une vraie pluie, avec des nuages
qui se déchirent aux arrêtes et tu es enveloppé dans un brouillard compact pour
quelque temps, puis tout à coup tout semble comme balayé, le soleil luit sur un
paysage lavé, peigné, tout propre et remis à neuf avec des gouttelettes qui
brillent aux feuilles. Le petit hôtel a une grande salle tapissée de bois
sombre, avec une cheminée et une immense baie vitrée laissant le regard plonger
et errer sur le panorama merveilleux. En contrebas de l’hôtel se trouve un
petit village accroché au flanc de la montagne et autour du village (voilà
l’intéressant !) parsemées dans des jardinets pleins de roses, de pensées,
de sureau etc se trouvent des petites maisons de weekend, quelques une du style
moderne, comme celle de Madame Roth à Lattrigen, d’autres un peu moins bien,
ressemblant à des sortes de chalets et qui sont à louer pour la saison ou seulement
pour un temps limité, et au prix moyen d’environ Fl. 3.50 par jour, comprenant
meubles et tout l’attirail pour faire le ménage. Tu vois comme c’est chic et
les vacances que nous allons ainsi nous payer !
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cultures en terrasses |
Et toutes les bonnes
salades fraîches, les choux fleur, et les petits légumes bien tendres que nous
allons nous enfiler, ainsi que des épis de maïs tout tout jeunes et d’un
tendre !!! Nous prendrons une maison avec John et Jans, chaque partie
prend ses serviteurs avec, ainsi nous n’aurons pas le ménage à faire et
pourrons nous en donner à cœur joie comme promenades et excursions.
Nous n’y
sommes restés qu’un jour, nous avions pris notre pic-nic avec, le lieu
s’appelle Tawangmangoe et se trouve
à environ 40 km de Solo (sur la carte c’est Soerakarta) où habitent John et
Jans. Le soir de ce même jour nous avons été au cinéma, un film de Maurice
Chevalier qui nous a remis le cœur à la bonne place avec ses chansons
françaises et ses farces. C’était le premier film que nous ayons vu aux Indes,
depuis Naples, le soir de notre départ, donc le 15 septembre. C’est drôle, mais
cela ne me manque pas du tout.
….
Entre
temps le 4 février, c’est dimanche aujourd’hui, jour de grand marché. Le marché
(Pasar) ici se tient sous de grandes
halles couvertes, mais ouvertes à tous vents, comme nos perrons de gare, tiens
oui c’est exactement comme la gare de Bienne…. Là se font les plus importantes
transactions formant le gain de la population. Aussi toute la contrée s’y
trouve et ma foi, c’est très pittoresque, seulement je ne peux pas m’y
aventurer seule, et les dames d’ici n’y mettent jamais les pieds, parce
qu’elles le trouvent trop sale. Je veux bien, ces pimbêches d’ici, tout comme
les nôtres, ne sont pas des plus élégantes, mais enfin.
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Pasar |
J’ai été deux fois au Pasar (marché), et je te garantis que
je me suis bien amusée, quoique je ne comprenais pas ce qui se disait mais on
peut très bien voir ce qui se passe, et figure-toi qu’aucune, même la plus
minime vente, ne se fait pas sans un marchandage intense. Si tu payes le prix qu’on
te demande, on te regarde pour stouquette, ou alors on te rit au nez de ta
bêtise. Tu dois toujours faire semblant que tu ne veux plus la marchandise et
tu t’éloignes comme si cela ne t’intéressait plus, et quand tu es à environ 10
pas, on t’appelle pour te dire qu’on te la donne. C’est tordant. Les choses
sont aussi exposées dans de grands paniers, mais en forme de plateaux ronds
faits de feuilles de palmiers. Le papier ici, c’est la feuille du bananier,
emballage universel qu’on ferme en y piquant de petit bout de bois, ou plutôt
de longues épines d’une certaine plante. Ce qui dégoûte particulièrement des
gens comme nous, c’est que tout le monde chique ici, les femmes encore plus que
les hommes, une plante appelée « sirih » qu’on mélange au tabac.
Cette plante donne une salive rouge comme du sang et tout partout on voit ces
crachats… mais on s’y habitue aussi, tu sais. Tout le monde est toujours pieds
nus, on voit rarement un indigène avec des souliers, malgré les incessants
efforts de l’industrie des souliers qui font des pieds et des mains pour faire
adopter cet instrument de torture souvent (tu en sais quelque chose, n’est-ce
pas?) à tout un peuple qui vit encore heureux et libre de cette chicane de la
soi-disant civilisation. Quand il pleut, ils mettent aux pieds des sabots, un
peu comme des soccoli, mais la semelle est épaisse d’au moins 15 cm, avec un
machin comme un clou en bois avec la tête aplatie et qui est retenu entre les
deux plus grands doigts de pied. La semelle épaisse leur permet de conserver
les pieds propres (ou presque) en marchant au beau milieu de la m….élasse, par temps de pluie.
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