4 mars 1934
Keboemen
Justement
tu viens de me sourire, Mamali, sur ma table à écrire, hors de ton cadre en
cuir javanais, eh bien me voilà :
C ‘est
dimanche, le ciel est bleu…. Le jour s’est levé radieux, à 6 h quand je me suis
levée, M. Visser faisait déjà jouer son gramophone, ce qui a particulièrement
donné de l‘ambiance.
J’ai eu
une chic semaine, vous pouvez penser que nous ne nous sommes pas beaucoup
ennuyés les deux. La fabrique est de nouveau arrêtée alors hier matin messieurs
Visser et Röhwer sont venus rendre visite à Buby et ils ont joué aux cartes
toute la matinée. Pendant ce temps j’ai été avec la Röhwerei en ville, avec sa
voiture, nous avons vu tous les tokos
(magasins) elle cherchait quelque chose pour faire des rideaux. Moi j’ai acheté
de la soie merveilleuse, vert clair, pour faire une paire de pyjamas que je
garnirai avec du crêpe georgette rose dont j’ai encore des restes. Le pyjama me
coûtera Frs. 7.20 mais il sera extra.
Tu sais,
ma robe rose, que tu m’as encore si bien lavée à la benzine avant de partir, donc
la robe de bal, eh bien, j’ai envie de la teindre en noir. Ma robe noir et
blanc, cette vieille, est fichue. Je l’ai beaucoup portée ici, le soir,
maintenant elle a des trous. Elle m’a rendu grand service et je suis bien
décidée d’en avoir une de nouveau. J ‘ai d’abord pensé m’en faire une en
crêpe georgette que j’aurais achetée, puis l’idée m’est venue de teindre cette
rose que je ne porte jamais. Qu’est-ce que tu en penses ? Vois-tu, elle
traîne toujours dans mon buffet, elle est trop « soirée » pour que je
puisse la mettre ici le soir, donc elle pourri dans l’armoire puisque nous
n’allons nulle part, et encore si nous sortions une fois, je mettrais
certainement ma robe d’organdi ou celle du mariage. D’un autre côté, cette rose
est tellement travaillée que c’est dommage d’y changer quelque chose, en noir
elle sera de nouveau high-life, avec le collet blanc de Hedy. Qu’en
penses-tu ? Je me ferai encore un collet bleu assorti aux souliers et
ruban de velours, ainsi j’aurai deux toilettes pratiques. Dis-moi si j’ai
raison, je ne veux pas y toucher avant que j’aie ton avis. Ensuite tu me diras
si je peux la teindre moi-même avec du Twink. Est-ce que ces noirs qu’on teint
soi-même sont beau noir ? Je donnerais bien ma robe à une teinturerie,
mais il faut que je l’envoie à Solo, à Jans, et cela fait des histoires, ce
serait tellement plus simple de pouvoir le faire soi-même.
Chouette
le courrier vient d’arriver ! une lettre de Bienne et une de Laren, sinon
rien. Oui oui on voit que nous n’arrivons pas à écrire assez à nos amis, alors
flûte, ils n’écrivent pas non plus.
Father,
merci pour les semences et pour l’essence de vinaigre, entre temps j’en ai
trouvé ici, mais je trouve que le vinaigre n’a pas bon goût, peut être que le
tien sera meilleur. Pour le moment je n’ai besoin de rien, car je commence à
oser aller par moi-même fureter dans ces tokos qui sont vraiment inépuisables,
une fois qu’on y a le coup. Je t’assure qu’un seul petit de ces tokos a plus de
marchandise variée que Bouldoires (anciennement
grand magasin à Bienne) par exemple. C’est fou les trouvailles qu’on y fait
et je me dis souvent que l’importation et l’exportation sont deux belles
choses.
Papali : le 1er mars,
fête de l’indépendance neuchâteloise, ma poule a commencé de couver 10 œufs de
canard. S’ils sont bien fécondés, je n’en sais rien. J’ai essayé de le demander
au kebon qui me les a procurés mais… mon explication à ce sujet n’a pas été
très claire ! et lui n’a pas compris ou plutôt n’a pas fait les semblants
de comprendre, mais j’ai bon espoir. Ils ne sont pas si bêtes ici. Est-ce que
la poule les tourne elle-même ou bien est-ce moi qui doit aller les
tourner ? Comment cela se fait-il dans ce cas ? Enfin, j’espère que
j’aurai 10 petits neuchâtelois !
Avant hier
j’ai acheté 3 peintures sur toile représentant des poupées avec lesquelles on
joue au théâtre ici. Ces marionnettes représentent chacune un personnage de
l’histoire du peuple javanais et aussi des personnages de légendes du pays.
Quand il y a une fête quelque part on fait venir un de ces théâtres.
![]() |
![]() |
marionettes |
C’est un
story-teller, la plupart du temps très instruit, qui agite ces poupées ou
plutôt ces personnages en racontant leur histoire d’une voix chantante, pendant
que le gamelang (musique d’ici)
l’accompagne. C’est ainsi que les petits javanais apprennent l’histoire de leur
pays, de leurs ancêtres et tous les contes et légendes des Indes. Ces poupées
sont agitées devant une grande toile éclairée et seuls les hommes sont admis à
voir les poupées réellement, tandis que les femmes sont de l’autre côté de la
toile et ne voient que les silhouettes. Ces poupées sont telles que vous les
voyez sur cette toile, mais découpées dans du cuir et peintes de la même
manière. Chaque enfant les connaît et les appelle par leur nom. Le no 1
représente un prince, le no 2 un diable ou mauvais génie, et le no 3 un
guerrier noble. J ‘ai vu et écouté un de ces wayang le soir de Nouvel An devant la fabrique. C’était très beau.
La toile no 1, j’aimerais que tu la donnes à Hedy Aberlin, elle en aura du
plaisir, et comme je lui ai écrit pour lui demander de me faire une toile pour
une robe, tu comprends…. Tu iras la lui porter, elle aura du plaisir et toi tu
auras aussi le plaisir de la lui donner. Plus tard je tâcherai de vous envoyer
les vraies poupées découpées dans le cuir. Elles sont toujours peintes de la
même manière et avec les mêmes couleurs. Tu comprends je veux soigner Hedy.
Dans ma dernière lettre je t’ai dit que je lui avais écrit pour une moulure. Je
serai très contente de recevoir ainsi ces moulures, cela me permettra de
toujours bien m’habiller et d’avoir des robes un peu plus élégantes que les
dames d’ici, qui les coupent presque toutes sur les mêmes patrons qu’elles
trouvent dans le Mode-Blatt des Indes (néerlandaises).
Je ne sais
pas ce qu’il y a ces derniers temps. Le chien des R. m’a cassé un verre à
limonade en balayant la table de la véranda avec sa queue, ensuite Oscar a
cassé un verre que j’avais posé par terre. Le djongos m’a cassé un petit plat
reçu de Bob Kiek, une assiette à légumes, et ce matin la baboe un carafe à eau.
Pour ne pas nous fâcher inutilement, nous nous disons à chaque pièce, que cela porte chance.
Je vais
vous quitter, Buby vient de rentrer et je lui laisse ma place à cette canaille.
Oui, c’est une canaille malgré toutes vos protestations.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire