lundi 21 septembre 2015



Le 11 mars 1934

Keboemen

Mes bien chers chéris

Il est dimanche après-midi, vos lettres, maman, papa, Charlot, Tata, sont toutes arrivées en même temps, à midi, au moment où je tournais un quatre-quart. Je ne vais pas dormir et me mets immédiatement à la machine, à côté de Buby qui écrit à Laren. Nous avons un dimanche ordinaire, c’est à dire que Buby a dû travailler tout le matin à la fabrique. Pendant ce temps j’étais à la cuisine avec la baboe et j’apprenais à cuire la rysttafel. Vous devriez voir comme elle est fière de m’apprendre à cuire, elle montre tout son piano, excusez, mais je ne trouve pas d’autre expression pour qualifier son sourire !
Mes chers, comme nous vous remercions de vos lettres, nous les avons lues avec un plaisir sans mélange. Charlot, merci pour ton exposé, tu n’as aucune idée comme je l’ai trouvé intéressant. J’ai bien le Journal du Jura, mais n’ayant jamais lu les articles politiques (en vraie femme) je n’y vois que du feu et paille de fer. Nous avons aussi notre journal ici, pas à Keboemen, mais il vient de Semarang tous les soirs, c’est une immense feuille comme le Daily Mail à Londres, seulement c’est en hollandais, et moi cela m’embête de le lire. Oscar y tient toujours son nez fourré le soir avant de s’endormir, mais le lendemain il n’a pas le temps de m’en faire un résumé et ainsi les jours passent et moi je reste bête. Maintenant au moins j’y vois un peu plus clair et c’est à toi, mon « grand » frère, que je le dois. En écrivant cela tu m’as aussi donné envie de m’occuper un peu plus de ces choses là, mais cela d’une manière tout à fait personnelle, c’est à dire seulement pour conserver mes idées larges et ouvertes à ce qui se passe autour de moi. Ainsi quand on parlera de politique, je pourrai suivre la discussion, ce que je ne faisais jamais jusqu’à présent. Tu vois, mon frère, que tu es d’une grande aide à ta sœur lointaine, et du moment que cela t’est aussi de quelque utilité de faire ces résumés, continue. Oscar trouve que tu sais lire les journaux d’une façon intelligente et juste. Lui aussi a lu ta lettre avec intérêt et j’ai eu du plaisir de la bonne opinion qu’il en a.

Father, merci pour l’envoi des graines, mais tu sais, ne t’en fais pas trop, vois-tu aujourd’hui même je me suis aperçue une fois de plus que je suis bête à ce sujet. Il y a longtemps que j’aimerais avoir de la ciboulette et je crois que je t’ai écrit pour demander des graines. Il y a quelques jours j’ai vu ma baboe planter trois petits oignons, de ceux qu’elle achète toujours au marché pour nous. Elle les a plantés dans un pot, à côté d’un de mes rosiers et chaque fois en passant par là je regardais ces oignons pousser sans y prêter grande attention. Ce matin, je la vois qui va en couper de la verdure pour sa rysttafel et je m’aperçois que je peux très bien prendre cela pour de la ciboulette. Ainsi j’apprends toujours quelque chose et me voilà avec des ciboulettes. Vous savez que nous ‘avons pas les gros oignons ici, ces derniers sont importés des Indes anglaises. Ici ne poussent que les petites échalotes, mais qui sont très bonnes aussi. Ne te donnes pas trop de peine pour les dents-de-lion, j’aimerais plutôt des la graine de salade verte, de la pommée, et des laitues. Mon kebon en a planté chez ses anciens maîtres et il sait y faire, seulement il ne peut pas me procurer de graines. De même mes tomates poussent merveilleusement, elles sont en fleur, ce que je me réjouis de pouvoir y mordre sans que cela me dégoûte, car je serai sûre qu’elles seront propres. Mon kebon m’a fait cadeau d’une plante de violettes qu’il avait dans son jardin à lui. Des grandes violettes de Parme qui sentent bon. C’est dommage on ne peut pas les avoir dans le jardin, mais il faut les planter dans des pots. Ma poule couve toujours, le kebon dit qu’il faut attendre 34 jours, il est fou, mais enfin je le laisse faire, on verra toujours. Merci pour tout ce que tu me dis pour les canetons, je serais contente que ma nichée réussisse.

L’autre jour il m’a demandé une avance pour acheter un vélo, ainsi il pourrait faire mes commissions beaucoup plus vite, qu’il dit pour m’allécher. J’en ai parlé à Oscar, qui a demandé à voir le vélo. Il est encore presque neuf, c’est un vélo japonais de bonne marque, qui neuf a coûté Fl. 15.- soit un peu plus de Frs. 30.- Mon kebon l’a acheté du kebon des Röhwer pour Fl. 5.- que je lui ai avancé. Il se charge de me rembourser en deux mois, pendant lesquels le vélo reste comme notre propriété, il peut l’employer le jour pour moi, mais rien de plus. On verra s’il tient parole, si non eh !bien il me reste toujours le vélo, ce qui ne sera pas sans nous rendre service.
Sans cela ne vous en faites au moins pas pour nous, nous mangeons plus de légumes et de verdure qu’en Suisse. Ma baboe, maintenant qu’elle a vu que je ne traitais pas les javanais et tout ce qui les concerne avec dédain comme beaucoup de blancs le font, a du plaisir à me faire connaître un tas de petites choses et des légumes très appréciés des indigènes mais dédaignés des Européens, qui préfèrent les boîtes de conserves. C’est ainsi qu’elle m’a apporté un thé qu’elle-même boit tous les matins et qui est très bon, l’effet des fruits quoi.

Des fleurs, papa, il y a longtemps que j’ai acheté des orchidées en vue de les envoyer à Mr. Sossich, elles croissent mais je dois d’abord apprendre à les soigner ; ce sont des fleurs tellement spéciales, mais magnifiques. Il y en a une sorte que l’on peut très bien envoyer, elles supportent le voyage, selon Mme Visser, et c’est de celles-là que j’ai. Mais patience. Quant à des fleurs, à vrai dire il y en a pas beaucoup ici, ce sont plutôt des arbres fleuris, qu’on ne voit pas en Europe. J’ai à côté de ma véranda un immense buisson donnant des fleurs rouges, ressemblant un peu à de grands pavots, mais avec un très long pistil (je crois que c’est bien l’expression) (hibiscus ?). Ces fleurs sont ravissantes, mais ne durent qu’un jour, pourtant le bosquet est fleuri toute l’année.
Tu rirais si tu voyais comment mon kebon fait son jardin, dans ta lettre tu m’as parlé de râteau, ah ! oui, je ne demanderais pas mieux que d’en avoir un, mais il ne saurait pas s’en servir. Le gravier dans les chemins, il le place avec ses mains, oui, il fait de magnifiques mosaïques avec ces pierres, en les plaçant une après une avec ses mains. De même que le gazon, il le coupe avec un couteau ressemblant au Fuchsenschwanz (égoïne, petite scie pour bois sec et grosses herbes) de chez nous, pour cela il doit s’accroupir pendant des jours entiers, mais être accroupis est pour eux comme de s’asseoir pour nous. De même il ne bêche pas, je ne peux pas te dire comment il creuse, suffit que c’est bien fait et approprié à la nature d’ici. Je me garde bien de vouloir lui faire changer d’habitude du moment que cela donne de bons résultats. De même, dans un jardin chaque plante, chaque arbuste est dans une petite montagne, c’est à dire planté surélevé avec un fossé tout autour. Je me disais, en voilà une manière de planter, ils n’ont pas de goût pour leur jardin, ces gens. Mais je me suis vite rendue compte de l’utilité de cette manière de faire. C’est à cause de la pluie, aussi il n’y a jamais de broussaille dans un jardin, tous les buissons sont toujours  éclaircis dans le bas, ceci à cause des serpents qui ne manqueraient pas de s’y tenir cachés. Il y en a beaucoup ici, nous en rencontrons souvent au cours de nos promenades, mais il ne faut pas s’en faire, on les évite tout simplement.

Quant à l’inventaire (contrat), il nous faudra en faire un nouveau, quelle barbe, mais enfin là non plus il ne faut pas s’en faire. Ici on apprend tant de fois à prendre les choses plus aisément qu’en Europe.

Dans sa lettre de ce jour, papa Woldringh nous exhorte à l’économie car il se pourrait bien que nous ayons une baisse de salaire. Ce ne sera pas gai, mais bien que je pleure dans les trous de nez de tout le monde qui veut l’entendre dans mon voisinage, nous pourrons encore y parvenir avec un peu moins. Nous venons de recevoir notre feuille d’impôts, Fl. 284.-- par an, soit plus d’un mois de salaire, c’est beaucoup, mais flûte, il n’y a rien à y changer. Cela fait Fl. 30.- que j’irai porter chaque mois dorénavant, car tu penses bien que nous n’allons pas payer le tout en une fois, bien que nous ayons la somme sur notre carnet de compte de chèque. Nous n’en recevons que  2 ½% d’intérêt, mais c’est sûr et pratique. Je vous dis cela parce que je sais que cela vous intéresse, mais ne pensez pas que j’aie envie de me plaindre. Pas le moins du monde ! Il faut toujours être content d’avoir encore du travail et que la paye arrive régulièrement. Nous vivons retirés, loin des cinémas etc, mais nous avons la meilleure vie du monde, nous sommes servis, nous avons une jolie petite villa, une agréable vie de campagne, saine et simple.
Mamms, j’ai une bonne idée : apprends donc à écrire à la machine, ainsi tu pourras faire des copies de tes lettres. Maintenant tu peux apprendre tout tranquillement sur une des machines du bureau. Fais-le donc.
Demain soir, lundi, nous sommes invités chez les Hartong, l’administrateur de la fabrique de sucre d’ici qui ne fonctionne pas. Monsieur est venu à la Mexolie quelques fois et Buby a parlé avec lui et l’a trouvé intéressant, par conséquent nous avons demandé si nous pouvions leur faire une visite de courtoisie. On verra quelle sorte de gens ce sont, mais si Buby a du plaisir avec Monsieur, c’est bien sûr que je trouverai Madame à mon goût, penses-tu. 
Sans cela je n’ai rien de neuf à vous raconter, les jours passent trop vite. J’ai commencé à me faire une jupe blanche, peut être que cela donnera une robe, je ne sais pas encore au juste. Il faut absolument que je me fasse des robes car celles de Hedy commencent déjà à s’user et pourtant je veux les garder aussi longtemps que possible et plutôt porter ma propre fabrication ici à Keboemen, c’est encore assez bon.
Rose Marchand



Röteli, ce que j’ai du plaisir à ta photo, c’est inouï, c’est tout à fait comme si tu étais dans la chambre et me parles, tu me donnes des conseils. Chaque fois que je te regarde tu as quelque chose à me dire.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire