Le 11 mars
1934
Keboemen
Mes bien
chers chéris
Il est
dimanche après-midi, vos lettres, maman, papa, Charlot, Tata, sont toutes
arrivées en même temps, à midi, au moment où je tournais un quatre-quart. Je ne
vais pas dormir et me mets immédiatement à la machine, à côté de Buby qui écrit
à Laren. Nous avons un dimanche ordinaire, c’est à dire que Buby a dû
travailler tout le matin à la fabrique. Pendant ce temps j’étais à la cuisine
avec la baboe et j’apprenais à cuire la rysttafel.
Vous devriez voir comme elle est fière de m’apprendre à cuire, elle montre tout
son piano, excusez, mais je ne trouve pas d’autre expression pour qualifier son
sourire !
Mes chers,
comme nous vous remercions de vos lettres, nous les avons lues avec un plaisir
sans mélange. Charlot, merci pour ton exposé, tu n’as aucune idée comme je l’ai
trouvé intéressant. J’ai bien le Journal
du Jura, mais n’ayant jamais lu les articles politiques (en vraie femme) je
n’y vois que du feu et paille de fer. Nous avons aussi notre journal ici, pas à
Keboemen, mais il vient de Semarang tous les soirs, c’est une immense feuille
comme le Daily Mail à Londres, seulement c’est en hollandais, et moi cela
m’embête de le lire. Oscar y tient toujours son nez fourré le soir avant de
s’endormir, mais le lendemain il n’a pas le temps de m’en faire un résumé et
ainsi les jours passent et moi je reste bête. Maintenant au moins j’y vois un
peu plus clair et c’est à toi, mon « grand » frère, que je le dois.
En écrivant cela tu m’as aussi donné envie de m’occuper un peu plus de ces
choses là, mais cela d’une manière tout à fait personnelle, c’est à dire
seulement pour conserver mes idées larges et ouvertes à ce qui se passe autour
de moi. Ainsi quand on parlera de politique, je pourrai suivre la discussion,
ce que je ne faisais jamais jusqu’à présent. Tu vois, mon frère, que tu es
d’une grande aide à ta sœur lointaine, et du moment que cela t’est aussi de
quelque utilité de faire ces résumés, continue. Oscar trouve que tu sais lire
les journaux d’une façon intelligente et juste. Lui aussi a lu ta lettre avec
intérêt et j’ai eu du plaisir de la bonne opinion qu’il en a.
Father,
merci pour l’envoi des graines, mais tu sais, ne t’en fais pas trop, vois-tu
aujourd’hui même je me suis aperçue une fois de plus que je suis bête à ce
sujet. Il y a longtemps que j’aimerais avoir de la ciboulette et je crois que
je t’ai écrit pour demander des graines. Il y a quelques jours j’ai vu ma baboe
planter trois petits oignons, de ceux qu’elle achète toujours au marché pour
nous. Elle les a plantés dans un pot, à côté d’un de mes rosiers et chaque fois
en passant par là je regardais ces oignons pousser sans y prêter grande
attention. Ce matin, je la vois qui va en couper de la verdure pour sa rysttafel
et je m’aperçois que je peux très bien prendre cela pour de la ciboulette. Ainsi
j’apprends toujours quelque chose et me voilà avec des ciboulettes. Vous savez
que nous ‘avons pas les gros oignons ici, ces derniers sont importés des Indes anglaises. Ici ne poussent que
les petites échalotes, mais qui sont très bonnes aussi. Ne te donnes pas trop
de peine pour les dents-de-lion, j’aimerais plutôt des la graine de salade
verte, de la pommée, et des laitues. Mon kebon en a planté chez ses anciens
maîtres et il sait y faire, seulement il ne peut pas me procurer de graines. De
même mes tomates poussent merveilleusement, elles sont en fleur, ce que je me
réjouis de pouvoir y mordre sans que cela me dégoûte, car je serai sûre
qu’elles seront propres. Mon kebon m’a fait cadeau d’une plante de violettes
qu’il avait dans son jardin à lui. Des grandes violettes de Parme qui sentent
bon. C’est dommage on ne peut pas les avoir dans le jardin, mais il faut les
planter dans des pots. Ma poule couve toujours, le kebon dit qu’il faut
attendre 34 jours, il est fou, mais
enfin je le laisse faire, on verra toujours. Merci pour tout ce que tu me dis
pour les canetons, je serais contente que ma nichée réussisse.
L’autre
jour il m’a demandé une avance pour acheter un vélo, ainsi il pourrait faire mes commissions beaucoup plus vite,
qu’il dit pour m’allécher. J’en ai parlé à Oscar, qui a demandé à voir le vélo.
Il est encore presque neuf, c’est un vélo japonais de bonne marque, qui neuf a
coûté Fl. 15.- soit un peu plus de Frs. 30.- Mon kebon l’a acheté du kebon des
Röhwer pour Fl. 5.- que je lui ai avancé. Il se charge de me rembourser en deux
mois, pendant lesquels le vélo reste comme notre propriété, il peut l’employer
le jour pour moi, mais rien de plus. On verra s’il tient parole, si non
eh !bien il me reste toujours le vélo, ce qui ne sera pas sans nous rendre
service.
Sans cela
ne vous en faites au moins pas pour nous, nous mangeons plus de légumes et de
verdure qu’en Suisse. Ma baboe, maintenant qu’elle a vu que je ne traitais pas
les javanais et tout ce qui les concerne avec dédain comme beaucoup de blancs
le font, a du plaisir à me faire connaître un tas de petites choses et des
légumes très appréciés des indigènes mais dédaignés des Européens, qui
préfèrent les boîtes de conserves. C’est ainsi qu’elle m’a apporté un thé
qu’elle-même boit tous les matins et qui est très bon, l’effet des fruits quoi.
Des
fleurs, papa, il y a longtemps que j’ai acheté des orchidées en vue de les
envoyer à Mr. Sossich, elles croissent mais je dois d’abord apprendre à les
soigner ; ce sont des fleurs tellement spéciales, mais magnifiques. Il y
en a une sorte que l’on peut très bien envoyer, elles supportent le voyage,
selon Mme Visser, et c’est de celles-là que j’ai. Mais patience. Quant à des
fleurs, à vrai dire il y en a pas beaucoup ici, ce sont plutôt des arbres
fleuris, qu’on ne voit pas en Europe. J’ai à côté de ma véranda un immense
buisson donnant des fleurs rouges, ressemblant un peu à de grands pavots, mais
avec un très long pistil (je crois que c’est bien l’expression) (hibiscus ?). Ces fleurs sont
ravissantes, mais ne durent qu’un jour, pourtant le bosquet est fleuri toute
l’année.
Tu rirais
si tu voyais comment mon kebon fait son jardin, dans ta lettre tu m’as parlé de
râteau, ah ! oui, je ne demanderais pas mieux que d’en avoir un, mais il
ne saurait pas s’en servir. Le gravier dans les chemins, il le place avec ses
mains, oui, il fait de magnifiques mosaïques avec ces pierres, en les plaçant
une après une avec ses mains. De même que le gazon, il le coupe avec un couteau
ressemblant au Fuchsenschwanz (égoïne,
petite scie pour bois sec et grosses herbes) de chez nous, pour cela il
doit s’accroupir pendant des jours entiers, mais être accroupis est pour eux
comme de s’asseoir pour nous. De même il ne bêche pas, je ne peux pas te dire
comment il creuse, suffit que c’est bien fait et approprié à la nature d’ici.
Je me garde bien de vouloir lui faire changer d’habitude du moment que cela
donne de bons résultats. De même, dans un jardin chaque plante, chaque arbuste
est dans une petite montagne, c’est à dire planté surélevé avec un fossé tout
autour. Je me disais, en voilà une manière de planter, ils n’ont pas de goût
pour leur jardin, ces gens. Mais je me suis vite rendue compte de l’utilité de
cette manière de faire. C’est à cause de la pluie, aussi il n’y a jamais de
broussaille dans un jardin, tous les buissons sont toujours éclaircis dans le bas, ceci à cause des
serpents qui ne manqueraient pas de s’y tenir cachés. Il y en a beaucoup ici,
nous en rencontrons souvent au cours de nos promenades, mais il ne faut pas
s’en faire, on les évite tout simplement.
Quant à l’inventaire (contrat), il nous faudra
en faire un nouveau, quelle barbe, mais enfin là non plus il ne faut pas s’en
faire. Ici on apprend tant de fois à prendre les choses plus aisément qu’en
Europe.
Dans sa
lettre de ce jour, papa Woldringh nous exhorte à l’économie car il se pourrait
bien que nous ayons une baisse de salaire. Ce ne sera pas gai, mais bien que je
pleure dans les trous de nez de tout le monde qui veut l’entendre dans mon
voisinage, nous pourrons encore y parvenir avec un peu moins. Nous venons de
recevoir notre feuille d’impôts, Fl. 284.-- par an, soit plus d’un mois de
salaire, c’est beaucoup, mais flûte, il n’y a rien à y changer. Cela fait Fl.
30.- que j’irai porter chaque mois dorénavant, car tu penses bien que nous
n’allons pas payer le tout en une fois, bien que nous ayons la somme sur notre
carnet de compte de chèque. Nous n’en recevons que 2 ½% d’intérêt, mais c’est sûr et pratique. Je vous dis cela
parce que je sais que cela vous intéresse, mais ne pensez pas que j’aie envie
de me plaindre. Pas le moins du monde ! Il faut toujours être content
d’avoir encore du travail et que la paye arrive régulièrement. Nous vivons
retirés, loin des cinémas etc, mais nous avons la meilleure vie du monde, nous
sommes servis, nous avons une jolie petite villa, une agréable vie de campagne,
saine et simple.
Mamms,
j’ai une bonne idée : apprends donc à écrire à la machine, ainsi tu
pourras faire des copies de tes lettres. Maintenant tu peux apprendre tout
tranquillement sur une des machines du bureau. Fais-le donc.
Demain
soir, lundi, nous sommes invités chez les Hartong, l’administrateur de la
fabrique de sucre d’ici qui ne fonctionne pas. Monsieur est venu à la Mexolie
quelques fois et Buby a parlé avec lui et l’a trouvé intéressant, par
conséquent nous avons demandé si nous pouvions leur faire une visite de
courtoisie. On verra quelle sorte de gens ce sont, mais si Buby a du plaisir
avec Monsieur, c’est bien sûr que je trouverai Madame à mon goût,
penses-tu.
Sans cela
je n’ai rien de neuf à vous raconter, les jours passent trop vite. J’ai
commencé à me faire une jupe blanche, peut être que cela donnera une robe, je
ne sais pas encore au juste. Il faut absolument que je me fasse des robes car
celles de Hedy commencent déjà à s’user et pourtant je veux les garder aussi
longtemps que possible et plutôt porter ma propre fabrication ici à Keboemen,
c’est encore assez bon.
Röteli, ce que j’ai du plaisir à ta photo, c’est inouï, c’est tout à fait comme si tu étais dans la chambre et me parles, tu me donnes des conseils. Chaque fois que je te regarde tu as quelque chose à me dire.
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