jeudi 3 septembre 2015




29 janvier 1934

Keboemen

(A son frère Charlot)

Mon cher vieux
Hier nous avons reçu la lettre de toi et de maman sur le papier canard. J’ai ri en voyant cela, n’empêche que vous êtes des sales espèces de sales gosses, va. Ce ne sont plus des lettres qu’on peut lire, mais des lettres qu’il faut déchiffrer, et le temps que cela nous prend, avec cela on grille de savoir les nouvelles. Ah oui vous mettez notre patience à une belle épreuve, mais attendez rira bien qui rira le dernier. Ma prochaine lettre sera sur une feuille de banane et on verra ce que vous en direz.
J’ai fait mon  tour de cuisine, dit à la baboe ce qu’elle devait cuire, inspecté mon armoire aux provisions, regardé un peu par tout les goudangs ( débarras, cagibi) pour voir si tout était en ordre, j’ai fait un tour du jardin parce qu’il fait si bon ce matin, un temps de printemps. J’ai regardé le kebon travailler, planter des lys, j’ai inspecté mes orchidées et mes autres fleurs, et last but not least j’ai examiné d’un œil attendri les deux petits sapins qui ont chacun 2 jolies  pousses vert clair.

kebon, baboe, djongos, photo de Nelly
Dans une de tes lettres tu me demandes de te dire les dates exactes auxquelles elles arrivent. Je ne me souviens que d’une, ta lettre écrite le 12 novembre m’est arrivée le 10 décembre. Tu devrais t’informer de la partance de Gênes ou d’un autre port près de la Suisse, des bateaux hollandais de n’importe quelle compagnie car ils ont un service régulier, et arrivent à Tandion Priok (le port de Batavia) le jeudi matin ou le dimanche matin. Le jeudi ce sont les grands bateaux passagers extra rapides, tels que le Marnix van St Aldegonde, le van Olde Barnevelt, etc. Les petits bateaux, mi passagers, mi cargo, tels que le Poelau Bras que nous avons pris, arrivent au port le dimanche matin, de sorte que nous recevons du courrier soit le vendredi à midi soit le lundi à midi, quelque fois le mardi matin quand le bateau a eu un peu de retard. Le courrier par avion arrive à Bandoeng le vendredi soir ou samedi, ce n’est jamais très régulier, mais nous sommes toujours avisés par le journal de l’arrivée de chaque avion de Hollande, ainsi nous pouvons déduire l’heure à laquelle nous pouvons espérer notre courrier. Je ne sais pas quels renseignements on vous donne, mais peut être que tu peux avec ces données-ci démêler le tout de manière à faire un plan, aussi pour maman.
Quand mon porte-monnaie le permettra, je t’enverrai aussi un sarong, l’étoffe que les indigènes portent enroulé autour des hanches. D’ailleurs tu le vois sur la photo de mon trio !

Ces toiles sont des batiks faits à la main, un travail inouï, et cela fait très bien aux parois, derrière une chaise longue, ou ton lit, ou encore ta table de travail. Je suis si contente que tes cours t’intéressent et que tu sois satisfait de tes études.

(photo de batiks envoyés par Nelly à ses parents , en ma possession)

Hier soir par mégarde j’ai remonté le réveil au lieu du mouvement et ce matin à 5 heures cette charrette qui se met à faire un tintamarre du diable. Ce qu’on était contents, les deux ! Demain la fabrique doit de nouveau s’arrêter parce qu’il n’y a pas de coprah (noix de coco). Oui ici aussi on souffre de la crise, ce sont surtout les chinois qui nous chipent tout devant notre nez et ils montent eux-mêmes des fabriques d’huile, tu devrais voir cela. Ah ! ce sont des charrettes, ils sont plus forts que nous, tu as beau dire, ils sont plus forts parce qu’ils aiment le travail, c’est tout pour eux, ils ne sont pas distraits comme nous par des amusements de toutes sortes. C’est une race qui monte, mesurée au degré européen. En général ils me sont très sympathiques, mais quelques uns je ne peux pas les souffrir. Une chose que je n’ai pas assez observée au commencement, c’est d’être extrêmement polie avec eux, si on veut en tirer quelque chose. 
Toko = échoppe

Moi j’allais dans les magasins un peu hautaine, c’est à dire en bonne cliente consciente de sa valeur comme cliente. Tu sais, je n’étais pas orgueilleuse non, mais un peu trop européenne, pas assez souplement polie, ah ! ils me l’ont bien fait sentir. Depuis, je suis très bienveillante, je les traite de Monsieur ici et de Monsieur là et je remarque que je suis aussi mieux servie, avec plus d’empressement. Ah ! oui, mon vieux, on fait tout doucement ses petites expériences. Moi, cela me va d’apprendre à connaître le monde. 

Par exemple avec mon djongos aussi je me suis trompée : au commencement je le traitais avec gentillesse, je ne commandais pas trop, mais j’ai remarqué depuis qu’il voulait être commandé, je donne maintenant des ordres comme un capitaine et tu devrais voir comme il est souple et comme il est devenu soumis et travaille bien. Je tâche toujours d’être très juste, impartiale mais je ne leur passe plus la moindre petite chose. Ils sont tenus en respect et cela leur en impose. C’est drôle, pas ?
J’ai toujours dans l’idée que je dois encore te dire quelque chose, mais cela m’est sorti de la tête. Je vais m’arrêter, à tout à l’heure, mon cher


2 commentaires:

  1. "Moi, cela me va d’apprendre à connaître le monde. ": A young Swiss woman learns how to treat the other people in that colony.
    We now know how wrongly the dutch treated them!

    RépondreSupprimer
  2. Merci Catherine pour ce partage. Je vais continuer à te suivre (ou rattraper mon retard de lecture) mais Marlène oblige.

    RépondreSupprimer