jeudi 5 mai 2016




Keboemen

22 septembre 1935


Et maintenant voici pour vous. Ce matin j’ai pour la première fois entendu Radio-Nation, la station suisse, émettrice d’ondes courtes pour grandes distances. Je n’ai entendu que des comptes-rendus sur la politique actuelle, en français et en italien. Je n’y ai rien compris, car il était naturellement question de Musso(lini) et d’Addis-Abeba, et je crois bien que l’Italie a volontairement empêché l’émission en organisant une série de bruits détracteurs sur cette longueur d’ondes. Au reste, je n’ai rien entendu d’autre, ni de Bärndütsch, ni de chant national, rien, ni de nouvelles du pays. Enfin, on verra dimanche prochain.
Merci, merci de tout cœur pour les belles et nombreuses photos. Je ne vous dirai pas ce que j’en pense car je ne tiens pas à ce que mes frères attrapent des cous de girafe ! 
Louis et Rose, parents de Nelly

Quant à la photo de mon Faaatherli et de ma Mamali, là près du lac, où nous avons passé notre dernière après-midi avant le départ, elle est unique et j’en ai un immense plaisir. Elle ne me quitte pas, naturellement, et j’ai aussi été la montrer aux Engelhart qui l’ont trouvée bien aussi.
Ensuite, merci beaucoup pour ta lettre 104 qui, bien qu’elle soit courte, m’a fait plaisir tout de même. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre! Merci pour ta sympathie pour Anne et Frans. Oui, cela a été un coup terrible pour eux. Nous leur avons souvent écrit pour leur aider à surmonter ces jours difficiles, et enfin nous venons de recevoir une lettre de Frans où il nous raconte les causes et détails de cet accident. Il a écrit que la lettre d’Oscar, directement après cet accident lui avait énormément aidé à se ressaisir, surtout à arriver à la conclusion qu’il n’était pas obligé d’avoir la mort de Ruth van Dyl sur la conscience. Tout le reste, dit-il, n’était presque que secondaire à côté de ce reproche-là. Mais  après bien des examens de conscience il est arrivé à cette solution juste. Je ne vous décrirai pas le cours de l’accident, voici seulement les causes : à cette même place il y a déjà eu 4 accidents cette année. C’était un chemin de montagne avec beaucoup de pente qu’il a toutes bien prises, ensuite il arriva à un long bout droit qui pouvait faire croire que c’en était fini avec les grosses pentes, de sorte qu’il a remis son moteur en prise, mais voilà qu’à un tournant brusque, sans tableau avertisseur et sans que rien ne puisse le faire prévoir surgit encore une dernière pente en zig-zag. Quand il s’en est rendu compte, il était déjà sur la pente, il a freiné parce qu’il n’avait plus de temps de mettre en seconde ou il voulait le faire après avoir freiné, mais un contour en épingle à cheveux demandait toute sa force et son attention. En freinant si fort, juste à ce tournant, au surplus nouvellement couvert de gravier, sa voiture a glissé, et allait se jeter contre un arbre quand il a donné un coup de volant pour éviter cet arbre, seulement, voilà l’autre tournant qui arrive et notre Frans n’a plus eu le temps de retourner le volant assez vite, de sorte que la voiture a fait un second tête à queue presque, et finalement a été se renverser par dessus une borne, laissant Frans blessé et évanoui. Anne a été la première à retrouver ses sens et à ramper de dessous la voiture, à rappeler Frans à lui, pour aller ensemble à la recherche de Ruth. Celle-ci, au premier tournant, prise de peur s’était levée pour sauter hors de la voiture, vraisemblablement. Anne a encore pu la retenir par le bas de ses habits, mais le deuxième tête à queue arrivant, elle n’en a plus eu la force et c’est à ce moment-là que Ruth a dû être projetée hors de la voiture, alors que Anne a glissé sur les coussins et finalement a été renversée avec. Par cette chute, Ruth a été scalpée et avaient d’affreuses blessures au dos, de sorte qu’elle est morte sans avoir repris connaissance et quelques instants après que Frans et Anne l’aient eu retrouvée. Frans, qui était blessé au front et avait des coupures un peu partout, a immédiatement rebroussé chemin pour chercher du secours. Anne n’a eu que de légères blessures et contusions.
Ceci est une description sommaire de l’accident, mais je crois que vous pourrez bien vous en faire une idée. L ‘affaire a naturellement été retentissante, les pour et les contre ont été leur train, mais heureusement que Frans a pour lui plusieurs experts. Un point essentiel, c’est que la sœur et le beau frère de Ruth qui habitent Batavia n’ont pas pris d’attitude contre Frans. Au contraire, malgré leur chagrin, ils ont encore cherché à consoler Frans et à lui faire comprendre que ce n’était pas de sa faute, mais le destin.  Cela est très important pour Frans, qu’ils ne lui fassent pas de procès. Frans nous écrit que parce qu’il fait partie de la Justice, qu’il est occupé dans ses rouages, ses collègues et supérieurs sont plutôt obligés d’être très sévères avec lui, pour éviter des cancans sérieux etc. Il ne peut encore se faire aucune idée du résultat de l’enquête et du jugement, mais même s’il doit aller en prison, dit-il, ce ne sera pas si terrible que les premiers moments où il devait se demander si c’était de sa faute à lui, si c’est lui qui avait tué Ruth Anne, dans une de ses lettres se demande s’ils réussiront jamais à reprendre leur gaîté d’avant l’accident. Pauvre chère Anne. Nous ferons notre possible pour les avoir ici à Noël.
Quant à Ruth, elle laisse un petit garçon de 5 ans qui est élevé par sa sœur mariée, sans enfants. Elle avait 28 ans, venait de divorcer après un mariage impossible, résultat d’un coup de tête à 20 ans. La vie n’avait plus l’air de lui offrir encore beaucoup de chance. Elle n’avait pas d’argent mais travaillait à Soerabaya chez un bijoutier pour l’entretien d’elle et de son enfant, et bien qu’elle cherchait à se remarier, je ne crois pas qu’elle en aurait eu beaucoup de chance. Vous saviez que nous étions au même palier à la pension Justina, alors pendant qu’elle était malade un peu, j’allais souvent la voir et le matin nous faisions de longues causeries. Elle m’a donné une barrette en filigrane argent, en souvenir d’elle parce qu’elle me trouvait si sympathique et que je m’étais un peu occupée d’elle. La vie est énigmatique quelques fois.
Oui, chez nous aussi il va y avoir fête au village, car Tipsie est aussi en family ways de ce sale chien après lequel nous avons couru. Elle est déjà grosse comme un tonnelet. Cela nous embête car s’il fallait avoir des jeunes nous les aurions voulu de Bruno. Enfin, rien à faire, il aurait fallu lui donner de la quinine tout de suite, mais je n’en avais pas à la maison. Les femelles qui naîtront, nous allons aussitôt les réexpédier avec de l’ether, et ensuite nous les ferons noyer, ne lui laissant qu’un ou deux mâles pour l’écoulement de son lait. Ces mâles, il faudra chercher à les placer. Oscar dit qu’à la dernière extrémité on pourra toujours les donner à Jans. Qu’elle ait 9 chiens ou 12, cela ne fera pas une si grande différence !
De Jans et John nous n’avons plus eu de nouvelles. Nous ne savons pas encore quand nous pourrons compter sur notre puce, quand ils nous l’amèneront. C’est de la patience mise à bonne épreuve !
Nous sommes chaque jour pendus au radio pour écouter les dernières nouvelles qui deviennent de plus en plus alarmante, et puis cela traîne, traîne à devenir fou. Si seulement ils arrivaient à un résultat pacifique, mais on n’ose presque plus l’espérer. On entend tant de télégrammes différents ici, souvent ils sont exagérés, puis l’un dément l’autre, puis cela recommence. Il vaudrait des fois mieux être sur la place même, près de vous surtout. Les Engelhart en sont tous malades, leur fils vient d’avoir 18 ans.
J’ai été chez eux vendredi matin. Nous avons fini de suspendre les portraits, puis nous avons fait des cornets à la crème etc, etc. Tante Engel me laisse toujours travailler avec elle, m’apprend un tas de choses, enfin, je me sens tout à fait à la maison là, c’est comme si j’allais à St Gall. J’y ai ma chambre toujours prête à me recevoir et que j’ai installée moi-même nota bene, pendant le déménagement. Ce vendredi pendant que j’étais là, ils ont eu la visite du Assistant Resident de Keboemen, le plus haut représentant du gouvernement à K. comme je vous l’ai déjà décrit dans une de mes premières lettres.

Lundi le 23 septembre 1935. Encore une fois bonne fête, mon Faaatherli, et mille bons vœux.
Je n’ai pas pu continuer d’écrire ma lettre hier, parce que Buby m’a chipé la machine pour écrire à Frans Gerbens, et ce matin, ma bi-ba-boe vient me demander la permission d’aller à l’enterrement de sa sœur. Je l’ai laissée aller et me suis ainsi trouvée seule pour cuire et faire mon ménage. Je n’en  ai pas été ennuyée du tout, il fait beau faire son propre ménage de temps à autre… on voit bien des détails qui ne sont pas comme ils devraient. La conséquence sera un sermon catégorique à ma baboe sitôt qu’elle reviendra. Elle est assez bonne sans cela, elle commence par très bien cuire, vraiment il y a des jours où elle fait des dîners plus qu’excellents, puis elle a de nouveau des jours où tout lui va de travers, ou elle n’y met pas sa tête. Elle est serviable, pas impolie, et ne dit rien quand elle doit rester tard parce qu’il y a des visites. Son principal défaut est celui de ne pas être exacte, dans la cuisine surtout elle a un laisser aller qui n’est plus gai, elle me fiche en l’air mes casseroles, vous devriez voir cela. Une casserole en émail ne dure pas plus de trois mois, alors elle a des bosses et des bleus partout. C’est la même chose pour mes linges de cuisine, elle les brûle, les coupe, les déchire etc, etc, cela fait mal au cœur pour peu qu’on conserve encore un peu le cœur de ménagère suisse. J’ai maintenant acheté de la toile japonaise et j’ai fait des linges bon marché, me revenant à 4 sous la pièce, 10 cents d’ici. Ceux-là ne me font pas mal au cœur quand je les vois réduits à l’état de torchon sordide et je suis quitte de me fâcher. Et moi qui rêvais toujours d’une belle cuisine…..

Je crois que je ne vous ai pas encore écrit que pendant que j’étais chez les E. vendredi, en même temps que le Assistant Resident, celui–ci m’a demandé s’il pouvait nous rendre visite lundi, donc ce soir. J’ai accepté et donc nous l’attendons pour sa visite officielle ce soir Je n’aurai donc plus le temps de vous écrire beaucoup, car il faut encore que je fasse de l’ordre dans notre chambre ici. De plus il me faudra fabriquer quelque chose à bouffer, je ne sais pas encore quoi, des sandwiches ou n’importe. C’est le moment d’y penser, hein ? Mais je ne sais pas comment la matinée a passé, pourtant je n’ai presque rien fait à dîner, malgré que ce soit ta fête, mon Macaroni. Si la baboe avait été là, j’aurais fait un petit extra en ton honneur, mas il faisait si chaud devant ce feu que je me suis dit, non, faut pas se rendre malade, papali ne le voudrait pas non plus. J’ai eu des radis blancs cuits à la façon des choux pommes, des patates et des tranches de foie, juste ce que tu n’aimes pas, papali. Pourtant elles étaient bonnes ! Comme dessert on a eu des fruits.
Et maintenant, sitôt Buby parti, je vais aller me coucher pour être bien reposée ce soir. Il vient vers les 7 heures, donc avant souper. J’espère bien que ce ne sera pas trop officiel, raide. L’autre jour, je suis rentrée avec lui de Premboen. C’est un homme dans la 40 aine, il est divorcé et a une petite fille de 11 ans en Hollande. Il vit seul ici dans une immense maison dont vous devez avoir la photo sur une des cartes postales que je vous ai envoyées.
A l’instant je viens de recevoir une carte de John qui nous annonce que Jans va mieux mais qu’elle doit encore être très très prudente. Elle doit encore rester à la clinique pendant un certain temps, ensuite elle devra faire une cure de repos, et dans deux mois elle sera opérée, ma chère grosse Jans. Demain nous payons un acompte sur notre puce et John viendra bientôt nous l’amener.

Toyota Streamline 1935
(Wikipedia)

J’ai aussi reçu une lettre de Wies van Tinteren. Ils doivent aller à Semarang c’est à dire, Does doit s’y rendre pour faire subir une dernière révision à sa nouvelle auto avant de la payer. Ils ont acheté une immense voiture Streamline, épatant, mais à mon idée, trop luxueux pour leurs moyens, quoique ils aient de la fortune privée, mais ils la mangent au fur et à mesure. Ils arriveront samedi soir, resteront dimanche, et lundi Does ira à Semarang et peut être que Buby ira avec, s’il peut quitter. Wies et la petite resteront ici. Probablement qu’ils rentreront mardi. Vous voyez les visites ne me manquent pas ! Je crois que je suis bien entrainée d’avoir un ménage comme toi, mais cela me fait plaisir qu’ils aiment venir chez nous, et pour les dépenses, je sais bien m’arranger, je peux très bien faire ressembler de la vache à du veau !!!
Mes chers, je vous quitte.


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