Keboemen
20 octobre 1935
C’est
dimanche soir.
Bien, mes
chers, voilà 15 jours que je suis sans nouvelles de vous. Je ne veux pas m’en
faire, et suppose que c’est de nouveau cette bête de poste L’avion hollandais
ne survole plus Rome à cause des
sanctions envers l’Italie, et je pense que l’employé de poste à Bienne ne le
savait pas encore et qu’il a justement envoyé la lettre via Chiasso (je pourrais bien le zigouiller ce zigue, vous
savez !) J’ai toujours au fond du cœur une certaine angoisse qui m’étreint
quand je pense à votre silence, mais je ne veux pas me laisser aller et espérer
pour mardi. J’espère tant que tout aille bien chez vous que personne ne soit
malade. Peut être que je recevrai deux lettres mardi, peut être as-tu été empêchée
d’écrire ? Enfin, encore de la patience, c’est bien une chose qu’il faut
exercer ici sans quoi la vie devient presque impossible. Mais à l’avenir stpl.
n’oublie pas de mentionner sur tes lettres Amsterdam
Bandoeng et demande toujours de temps en temps la date et l’heure à
laquelle les lettres doivent être mises à la poste pour atteindre l’avion. Je
suis persuadée que la faute se fait à Bienne, car enfin, vous, vous recevez mes
lettres régulièrement pourtant ? Au moins tu ne mentionnes jamais rien.
Jeudi
passé le 17 octobre, notre Tipsie a mis au monde 8 petits chiens, tous bien portants, mais laids comme le diable.
Cela a commencé la nuit, elle faisait toujours un nid ou essayait d’en faire un
en grattant son matelas, de sorte que nous n‘avons pas pu dormir pendant un
moment Le matin elle se mettait à crier de temps en temps et ne voulait pas me
quitter, quand je restais longtemps éloignée d’elle, elle pleurait. A midi
enfin je lui ai montré la caisse remplie de paille et recouverte d’une vieille
patte que je lui avais préparée depuis plusieurs jours déjà, mais où elle ne
voulait pas se coucher. J’ai placé cette caisse dans un coin sombre et elle s’y
est mise tout de suite. Elle a commencé à hurler et pousser et enfin un petit
chien est venu, il avait l’air d’un petit rein qui sortait. Elle s’est tout de
suite mise à lécher, lécher cette peau, et voilà un petit chien blanc et noir
qui apparaissait. Il fut suivi des 7 autres jusqu’à 3 heures. Le lendemain,
vendredi donc, Buby a commencé à les noyer. Je faisais sortir Tipsie prendre
l’air. Demain, deux vont encore disparaître. Un est déjà placé, il nous en
reste encore un.
Je pense
que ce sera bientôt le tour à ta Topsie. Pendant qu’elle était enceinte, j’ai
toujours mélangé une demi cuillère d’huile de foie de morue et de farine d’os
dans le manger de Tipsie. Tu devrais en faire de même pour le tien. Quand j’ai
vu que cela commençait, le matin je lui ai donné un œuf avec du lait, car ce
pauvre chien avait besoin de toutes ses forces. Maintenant je lui donne à
manger 4 fois par jour, c’est fou comme elle a faim. Il te faudra tenir le nid
très propre, toujours changer les pattes. Moi j’en ai sacrifié deux que le
kebon lave tour à tour, ainsi les petits chiens seront plus vite dressés à la
propreté. Nous avons lu qu’il ne faut pas immédiatement tuer les petits chiens,
attendre un jour ou deux, parce que la mère a trop de lait sans cela. Si elle
ne voudra pas quitter ses petits, il faut l’enlever de force 4-5 heures après
qu’elles les a eu pour qu’elle aille faire ses besoins et qu’elle prenne un peu
d’émulation, c’est nécessaire pour le système du lait. S’ils sont beaux, les
vôtres, il ne faudra pas tous les tuer, tâcher de les placer aussi. Quand une
fois votre Topsie en aura de Tipsy, il faudra en donner un à Tata, plutôt deux.
Nous sommes toujours près de la caisse, c’est si beau de les voir ces petits,
c’est gai. Tu verras, tu en auras un plaisir fou, ils ont tous des gueules avec
des taches blanches au lieu d’être noires.
Demain
nous aurons la visite de Mr. La Bastide,
le conseiller chimique avec un autre zigue qui vient d’être appointé conseiller
général. Je crois que la Mexolie se
l’est attaché surtout à cause de ses relations étendues dans les milieux
intéressants. Ils repartiront mardi.
Vendredi
matin, je faisais ma promenade habituelle. Je revenais par un chemin qui
longeait à une certaine distance les rails de chemin de fer. A un moment donné
j’ai entendu un train arriver. Aha, que je me dis, c’est le train de Bandoeng,
il est donc près de 8 heures, mais je n’ai pas regardé, cela ne m’intéresse
plus. Mais tout à coup j’entends crier ouah,
ouah, ouah, avec une force formidable, car les cris surpassaient les bruits
de la locomotive. Je lève la tête et vois un zigue penché hors de la fenêtre,
gesticulant comme 4 diables, il remplissait toute la fenêtre. C’était John qui me faisait adieu, à sa
manière ! Bon sang, il a dû ameuter tout le train, ce bon type. J’ai
essayé de rattraper le train à la gare, mais n’y suis pas arrivée. Il a passé
outre, se rendant probablement à Bandoeng.
Cet après
midi, dimanche, Buby travaillait seul au bureau pendant que je dormais. Il voit
arriver une magnifique auto, toute neuve, conduite par… John.
La nuit, 2
½ heures du matin.
Mes chers,
nous dormions bien quand on est venu nous appeler. C’était un djaga (un veilleur de la fabrique) qui
demandait à Buby de venir à la fabrique, qu’on avait attrapé un voleur d’huile. Buby a enfilé sa robe de chambre, je lui
ai dit de prendre son petit revolver
et il a filé. Moi, je ne me suis pas recouchée, vous comprenez je ne pourrais
pas dormir tout de même, et pour toute éventualité je me suis habillée et pour
ne pas rester dans la maison, j’ai fait sortir les chiens. Pendant que je me
promenais devant la maison, je vois qu’on a aussi réveillé le vieux Röhwer. Bon,
je me dis, je vais attendre qu’il sorte. Un moment après, je le vois apparaître
tout habillé avec son manteau et une casquette. Bon, en voilà un qui est
prudent. Quand on sort du lit chaud, cet air de la nuit est humide et Oscar va prendre froid, s’il n’a pas
aussi un manteau. Aussitôt dit, aussitôt fait. Je vais chercher son manteau,
notre lampe Everready et à pas de loup je m’avance vers la fabrique, le long du
kampong. Je n’ai pas fait 30 pas que
devant moi, là-bas près du bureau, je vois un homme courir et filer dans
l’ombre, suivi à quelques pas d’un autre homme, le tout accompagné de quelques
exclamations de voix basse et rauque. Je me trouvais juste sous la lanterne,
l’unique qui éclaire ce petit bout de chemin. Je fais un saut dans l’ombre
(pendant que mon cœur en faisait un autre !) car j’ai tout de suite vu que
c’était le voleur qui se sauvait. Je ne l‘ai pas su, mais j’en ai eu l’intuition,
pour être correcte. Au bout de quelques pas le second homme le rattrape et en
pleine course assène au voleur un coup de gourdin (que j’ai entendu) qui le
fait tomber à terre, assommé. Un second djaga
suivait le premier, et à eux deux ils ont pris le voleur et l’on transporté
près de la fabrique. Tout cela s’est passé dans l’espace de deux secondes et
sans un son, sans un bruit autre que l’exclamation du commencement. Une fois
cette scène passée, j’ai avancé, me tenant au tant que possible dans l’ombre et
près du bureau j’ai vu le vieux R. qui m’a dit que je ferais mieux de rentrer.
Justement Oscar venait de la fabrique, je lui ai vite donné le manteau et j’ai
filé en effet, car je sentais bien que ce n’était pas la place d’une femme là.
Et maintenant je suis ici à vous écrire pour me passer le temps…
![]() |
La Fabrique, vue de loin. Coolie sur la droite |
Justement
Oscar vient de rentrer pour chercher la everready, ensemble avec Röhwer ils
vont chercher s’ils trouvent des traces d’huile parce qu’il y avait deux
voleurs et ils en ont attrapé qu’un, celui qui ne fournit pas de preuve
directe, soit qu’il ait tenu le bidon entre les mains etc. La suite à demain, Buby
vient de rentrer, ils ont trouvé des
traces d’huile. Bon soir, mes chers…..
Lundi
matin.
![]() |
coolie de la Fabrique |
![]() |
Coolie au travail |
Les
voleurs d’huile de cette nuit ont tous été attrapés. C’étaient les 4 coolies occupés au filtrage. Ils
passaient de l’huile à deux complices en dehors de la fabrique. Chaque nuit
environ un bidon. Cela doit durer depuis le mois passé déjà, parce qu’Oscar
avait déjà averti Mr. Visser à la fin du mois passé que le contenu des tanks ne
jouait pas avec celui de ses livres. Comme cela peut arriver de temps en temps
et que la perte n’était pas sensible, Visser n’a pas réagi, mais maintenant le
problème est résolu. Les 4 coolies ont
été congédiés sur le champ.
Me voilà
fraichement baignée, dans une robe fraiche (toute blanche, à Fl.
1.321/2 !) avec un collier vert jade, assise dans ma voorgalery. Il est
autour des 8 heures. Il pleut et je n’ai pas pu aller promener. Je n’ai plus de
manteau de pluie. Je vais m’en faire un en grosse toile bise qui sera en même
temps mon manteau d’auto. J’ai déjà commandé le patron au Jardin des Modes. Je
ne me ressens pas du tout du réveil de cette nuit, sauf Buby qui a avalé 2
tasses de café avant d’aller travailler. Il pleut, il fait frais. Je voulais
aller au cimetière porter des fleurs sur la tombe de la mère à tante Engel. J’y
vais souvent avec elle, et maintenant qu’elle en est empêchée, je voulais le
faire seule, mais avec cette pluie il ne fait pas beau y aller, quoique les
fleurs soient déjà coupées. Je ne l’ai pas connue cette vieille dame, elle est
morte quand nous étions ici depuis 8 mois environ et que je ne connaissais pas
encore tante Engel, toutefois nous parlons beaucoup d’elle, cela fait du bien à
tante Engel à qui elle manque beaucoup. Je ne vous ai pas encore écrit que
tante Engel voulait donc partir à Cheribon
(Cirebon, côte nord) le weekend passé ;
toutefois depuis quelques jours elle avait un bouton dur à la poitrine qui
commençait de l’inquiéter. Alors, au lieu de partir à Cheribon chez sa
belle-sœur, ils sont allés à Djocja
ensemble chez le dr. là, un très bon chirurgien a immédiatement voulu l’opérer.
Elle est donc restée et le lendemain elle a été opérée sans être chloroformée.
Tout s’est bien passé, elle m’a écrit une longue lettre depuis la clinique. Ce
qu’ils ont enlevé a été envoyé à Soerabaja
pour être examiné, car il fallait s’attendre à ce qu’elle doive subir encore
une autre opération. Samedi elle pouvait sortir de la clinique et ils
attendaient aussi le résultat. Il a été négatif, c’était un de ces trucs de
graisse. Je sais cette dernière nouvelle par les Hartongs qui sont venus hier
soir pendant un moment. Je pense que tante Engel me racontera mieux la chose
quand je la reverrai. Je pensais qu’ils rentreraient samedi dans la soirée,
alors samedi matin j’ai vite été à Premboen, voir si tout était en ordre chez
elle, et garnir la maison de fleurs que j’ai cueillies là dans son beau jardin
Nous avons toutefois appris hier soir par les H. qu’elle ne renterait qu’aujourd’hui
ou demain. Ils profitent d’un peu faire la noce, je pense maintenant que
l’anxiété est passée, ce que je comprends très bien. Probablement qu’elle
viendra un jour de cette semaine.
Maintenant
revenons à mon histoire de John.
Donc John a trouvé Buby au bureau. Il venait de Batavia où il avait été
chercher cette auto au bateau. C’est une Fiat
dernier modèle qu’il a immédiatement conduite à Solo pour l’un ou l’autre prince qui est médecin
javanais à Solo. Il était avec et ils ont causé avec Buby pendant quelques
moments. John lui a dit qu’il viendrait probablement jeudi ou vendredi pour le
week-end, car c’est une fête à Mahomet
et John doit fermer son école pendant ces jours-là.
Il a
encore une fois entièrement démonté notre Puce et dit qu’elle fait du 80 km/h comme
rien du tout. Il dit que nous en serons très contents et que nous ne l’avons
pas payée cher. Il l’a toujours conduite ces dernières semaines et l’a examinée
sous toutes ses faces. Il a dit qu’il délivrait la voiture absolument en ordre.
Nous l’attendons donc pour jeudi
dans la soirée, mais sait-on jamais avec John !? S’il vient, il nous
faudra apprendre en vitesse et passer notre examen samedi prochain, moi d’abord
probablement parce que j’aurai plus de temps d’apprendre que Buby qui n’aura
que les soirées de libre. Je me demande si je sais encore conduire. Jans
viendra avec je pense, je m’en réjouis. Elle va mieux, mais dans quelques mois
elle devra se faire opérer.
Et
maintenant je suis au bout de mes nouvelles. Il faut que j’aille distribuer les
provisions du dîner à la baboe, car maintenant je tiens tout sous clef, j’ai
remarqué que mon beurre disparaissait trop vite. Depuis que j’en ai plusieurs
boîtes en réserve, ils se pensaient qu’ils n’avaient qu’à piocher, les zigues A
tout à l’heure.
Après
dîner. J’ai donc vite été chez madame Visser. Les petites ont très bonne mine,
elles sont bronzées comme des petits nègres. Pourvu que cela dure maintenant.
Est-ce que
je vous avais raconté dans ma dernière lettre que nous étions en train de faire
des abat-jours ? Eh bien, celui de la chambre de visite est prêt
maintenant. Nous l’avons pendu hier il fait très bien, je le trouve magnifique.
Nous allons maintenant faire une lampe à pied en bambou avec un abat-jour un
peu fou en aluminium, rouge et noir, donc les couleurs, le matériel est
naturellement du parchemin.
Nous avons
eu tant de plaisir cette semaine recevoir tous les journaux Tatali, avec toutes
les coupures que tu as collectionnées si soigneusement. Merci, merci beaucoup.
Ils sont aussi venus avec le bateau Poelau Bras. Tu as sans doute doublement
pensé à nous en nous les envoyant par « notre bateau ». Je vais
t’écrire un de ces jours maintenant. Peut être que vous aurez mon prochain
courrier hebdomadaire? Peut être aussi que je n’arriverai pas à écrire pour lundi-mardi
vu que John sera là et que nous serons occupés avec la Puce. En ce cas non plus
tu ne t’en feras pas. On fera des photos aussi vite que possible pour que vous
ayez les loisirs d’admirer notre
Rolls ! Cela ne sera qu’une chiotte,
mais je vous assure que nous deux on se sentira dans une Rolls et plus riches
que si nous roulions vraiment dans une voiture grand luxe.
Jusqu’à
jeudi il me faut encore raccommoder 2 caleçons de dessous et trois combinaisons
de Buby, ainsi que plusieurs choses à moi, puis au moins écrire 5 lettres. Je
n’ai pas le temps de m’ennuyer vous voyez bien ! Il faut absolument que
mon butin soit en ordre avant que j’apprenne à conduire, car après je ne réponds plus de moi ni de mon
temps ni de mon travail.
Et mes
garçons ? qu’est ce que vous fichez ? Toujours danser, hein, les
veinards ! Et moi qui n’en ai plus du tout l’occasion ou du moins très
rarement vu qu’Oscar n’y tient pas du tout. C’est embêtant, moi j’en ai tant de
plaisir. Enfin, j’ai heureusement bien profité avec vous garçons ; hein,
il faisait aussi beau avec la sœurette quelques fois ?
La
situation en Abyssinie (Ethiopie) ne change pas beaucoup, du
moins par ce que nous entendons ici. Un jour ils annoncent que trois avions
italiens ont été abattus par les Abyssins, et le lendemain on démentit la
nouvelle, de sorte que l’on ne peut jamais croire que la moitié de ce qu’ils
nous racontent. Pourvu qu’ils réussissent à s’entendre en Europe et qu’ils
travaillent avec intelligence et bonne volonté.
Cette
semaine j’ai acheté de l’étoffe pour mes matelas. Sitôt que la pluie cessera un
peu j’aurai une vieille femme, une vraie sorcière qui viendra me les faire. Le
tout me reviendra à Fl. 8.- avec le vieux kapok naturellement.
Il y a
quelques jours on a de nouveau eu une de ces histoires avec notre djongos. Il est divorcé maintenant. Un
soir la police est venue le chercher, pour l’emmener à la mosquée. Là,
vraisemblablement il a pris congé de sa femme en présence des témoins, il a dû
payer Fl. 2.80 et le voilà débarrassé, ou elle de lui, je n’en sais rien. Un
type qui n’a sûrement pas encore ses 20 ans !
Est-ce
qu’il fait beau à Bienne de nouveau, mamali ? Je pense que tu en jouis de
nouveau de ta chambre à manger, ta véranda et le petite chambre avec la vue sur
la rue Göuffi ? et mon Fatherli, tu travailles de nouveau le
soir ? A quoi ? Pensez
qu’une lettre comme celle de ce jour me prend toute une journée. Les lundis je
ne fais jamais rien d’autre qu’écrire à la maison à vous tous donc. Là, je vais
vite aller dormir, car probablement ces messieurs viendront nous rendre visite
pour faire connaissance, il faut que je sois prête pour 4 heures.
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