vendredi 27 mai 2016





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Keboemen

5 janvier 1936

Mes biens chers
Il y a 4 ans aujourd’hui que nous avions un heureux petit souper intime parmi beaucoup de belles fleurs (fiançailles). Vous y pensez sûrement aussi autant que moi, en vous réjouissant, tout comme moi, que cet événement ait été le point de départ d’un bonheur continu jusqu’à présent. Mon Faaatherli, tu étais si….., non je ne trouve pas de mot juste, pas de mot assez beau pour exprimer l’opinion que j’ai gardée de toi ce soir-là. C’est vraiment un des moments de ma vie, peut être le seul, où j’aie senti si fortement le sacré des liens de famille, et l’affection profonde et généreuse dont j’ai été entourée. Je vous suis si reconnaissante de ce souvenir…
Comme pour fêter ce jour, j’ai reçu votre lettre 119 du 22 décembre. C’est la première depuis Noël, car les avions ont subi des retards à cause du mauvais temps.

Nous avons donc repris notre vie journalière de 1936, elle ressemble beaucoup à celle de 1935, et pourtant elle est différente. Ecoutez donc : le soir de Sylvestre, plutôt vers la fin de l’après midi, Visser reçoit un téléphone de Batavia, d’Elout, qui lui annonce les nouvelles d’Amsterdam. Entre autre que les salaires restent comme ils sont, pas d’augmentation comme on l’espérait, et… et… qu’en principe la direction d’Amsterdam était d’accord à ce que Woldringh soit placé à Batavia comme bras droit d’Elout. Le déplacement aurait lieu au mois de juin. Visser en était paff, Oscar l’a deviné parce qu’il n’a presque rien dit, une preuve que Visser n’est pas enchanté de la nouvelle. (Je crois bien, car il ne trouvera probablement plus de type qui fasse ainsi tout le travail de sorte que Visser puisse rester à la maison des jours entiers). D’après la surprise de Visser, nous avons conclu que Elout ne lui en avait rien soufflé lors de sa dernière visite, époque à laquelle il nous avait touché un mot sur le changement. Notre déplacement à Batavia n’est donc pas encore réglé, mais il y a 98 chances sur 100 que nous puissions y aller. Il faut toutefois encore attendre la lettre officielle de Batavia. Une seconde nouvelle, c’est que probablement van Tinteren viendra ici à notre place. Cela ne vous touche pas beaucoup, mais moi cela m’a donné un coup, car les connaissant, je ne sais pas s’ils y tiendront ici. Wies n’est pas diplomatique pour un sou, elle déteste les Indes et toutes mes histoires avec ces femmes d’ici, ne sont pas faites pour lui inspirer de la sympathie. De plus elle ne sait pas vivre seule, il lui faut des gens, des amis, du monde pour blaguer, des magasins, enfin quoi tout ce qui manque ici. Last but not least, à Tjilatjap elle avait un salaire de Fl. 275.- plus l’argent de coprah, de même que Röhwer ici, et maintenant ils n’auront que Fl. 200.-  plus le coprah, notre salaire de comptable, enfin. Pour lui, van Tinteren, c’est un avancement en ce sens que Batavia veut faire de lui un all round man, de sorte qu’il doit aussi apprendre l’administration pour devenir administrateur un jour. De même que Buby a aussi passé une année parmi les machines.
La nouvelle est arrivée pendant que Anne et Frans était ici, ils trouvent cela aussi une chic chance pour nous de pouvoir partir à Batavia, mais naturellement ils regrettent bien de nous perdre, maintenant qu’ils sont à Semarang. 
distances depuis Batavia/Jakarta (chemins de fer indonésiens)
cliquer sur la carte pour agrandir

Et la distance entre Semarang et Batavia est d’environ 500 km, on ne fait pas cela d’un jour avec notre puce. Cela prouve bien qu’ici il ne faut pas s’attacher à qui ou quoi que ce soit. Il faut vivre comme les gens de la marine : on se fait des amitiés spontanément, on en jouit tout ce qu’on peut, puis c’est adieu, loin des yeux loin du cœur et si la vie permet qu’on se retrouve, eh bien, on se retrouve en vieux amis. Mais le cœur, il faut le garder pour soi.
Vu que nous n’étions pas seuls, nous avons pris la nouvelle tout à fait calmement, Buby et moi, ce n’est que maintenant que nous nous faisons à l’idée de ce prochain départ et que nous nous en réjouissons, surtout Oscar qui en a vraiment marre d’être ici, surtout que le travail ne l’intéresse plus guère et que Visser en prend un peu trop à son aise. Quant à moi, je ne sais pas ce qu’il faut préférer maintenant, Batavia ou Keboemen. Anne était si enchantée de ma maison, vraiment ils me l’enviaient un peu parce qu’elle est si grande. Il paraît qu’à Batavia je ne pourrai jamais m’en payer une aussi spacieuse. Batavia est excessivement chère, de sorte qu’avec Fl. 400.- nous n’arriverons pas plus loin qu’ici, vu que nous aurons la maison, eau, gaz, électricité, et docteur à notre charge. Enfin, on verra, je trouverai bien un moyen à m’arranger. Un danger, c’est que là nous aurons beaucoup d’occasions de sortir, d’aller au ciné au club, faire et recevoir des visites. Enfin, il ne faut jamais s’en faire à l’avance, une chose après l’autre. Une chose qu’il y a de certain, c’est que je vais avoir un travail fou ces prochains mois, à coudre, coudre et coudre, car il me faut au moins une dizaine de nouveaux vêtements, robes, tailleurs, manteaux, etc. Je suis si contente de pouvoir compter sur les deux jolies robes de Max et Tata. Vous ne savez pas le plaisir que vous nous faites Oscar aussi se réjouit de me voir dans de si jolies étoffes. J’en ai déjà choisi une rose définitivement, mais j’hésite encore entre une blanche ou une bleue. Enfin, je vous écrirai sous peu.
Le 30 décembre nous avons eu une courte visite de John avec deux amis dont un avocat de Batavia, un type très bien qui a tout de suite sympathisé avec Frans. Ils sont venus avant midi mais ne voulaient pas manger ici, alors ils ont bu de la bière, de la bière, et je leur ai fait de petits sandwiches avec de la saucisse fumée que Anne m’avait apportée de Batavia. J’en ai fait deux plats immenses qui ont disparu très vite (j’avais posé les rondelles de saucisses sur chacune une bouchée de pain) sauf 2 ou 3 bouchées qui restaient sur le plat pour la politesse, malgré que je les encourageais de se servir. Après un moment, avant de partir, ils ont tous été se laver les mains ( !) et en passant par la chambre à manger, ils ont vu encore des restes de saucisse, plus une entière et des mandarines. Ils m’ont tout volé et bouffaient cela en riant comme des fous pour ensuite venir me rejoindre à la voorgalery avec des mines les plus saintes du monde. Ces filous ! mais j’ai bien ri quand même.
Nous nous sommes de nouveau amusés à tirer cet après midi. Oscar a visé une libellule accrochée aux fils de téléphone (comme les hirondelles chez nous) et la première fois qu’il a tiré elle est tombée. C’était un coup de chance qui ne s’est plus répété, mais le nouveau sport c’est de tirer à vide dans le derrière des chiens !!! aussi les crapauds qui sont par dizaines dans notre voorgalery le soir, vous devriez voir les sauts qu’ils font. C’est à se tordre de rire. Maintenant il vise les lézards aux murs !!! On s’amuse comme on peut.
Notre Nouvel An s’est passé très agréablement. Le matin Anne et moi avons fait toutes sortes de préparatifs pour le petit dîner du soir, les hors d’œuvre, le pudding, le cocktail aux fruits etc. 
olie bollen

Pour fêter la soirée à la manière hollandaise, j’ai fait du vin chaud, que nous avons bu froid, avec des olie-bollen, une sorte de  boule de Berlin, spécialité hollandaise, et surtout de la nuit de Sylvestre. Oscar a dû travailler jusqu’à 9 heures du soir, nous avons été le chercher à la fabrique et en même temps voir les femmes du kampong qui cuisaient la nourriture du slamatan (banquet) pour le lendemain. Vers 10 heures nous nous sommes mis à table. Une table avec ma nappe de soie jaune, bien décorée avec mes glaces de Paris sur lesquelles étaient disposées les petites fleurs roses dont j’avais envoyé les graines. L’effet était ravissant, les Gerbens n’en revenaient pas. Voici le menu : cocktail aux fruits et porto, hors d’œuvre, canetons aux châtaignes, jelly pudding au sherry. Une fois au salon, nous avons allumé l’arbre et attendu minuit, heureux et contents, chacun suivant un peu ses propres pensées, et écoutant le radio. A minuit moins 3 Buby a versé le vin et sur les douze coups nous avons bu à la santé, nous nous sommes souhaité bonne année d’abord, chacun embrassant sa chacune. A table nous avions déjà bu une bouteille de Liebfraumilch à la santé des absents et de tout ceux que nous aimions. Le vin était exquis, après, pour s’aérer un peu nous avons fait deux pas dehors, sous les belles étoiles dans la nuit sereine. J’ai beaucoup pensé à Loulou et aux champs de ski. Bon sang, ce que cela doit être formidable de passer une nuit pareille dans les champs de neige ! Vers une heure nous avons été nous coucher car les Gerbens devaient partir le lendemain tôt. Ce qui était drôle encore, c’était d’entendre toutes les stations de T.S.F. fêter l’entrée de la nouvelle année à des heures différentes, Soerabaia, Medan (Sumatra), Singapore.
Le soir de Sylvestre nous avons reçu un immense morceau de cochon rôti à la chinoise, et du Poe Jong Hai  (Pu Jung hai, ou Fu jung hai, ou Egg Foo Young ) une omelette chinoise délicieuse faite avec des écrevisses, d’un chinois client. 
Pu jung hai (Pinterest)

autre version (Pinterest)
Un moment après arrivent deux belles tourtes et des bricelets d’un autre chinois, avec leurs félicitations pour la nouvelle année. Dans la soirée, voilà le djongos de madame Visser qui nous apporte un grand plateau avec du cochon rôti et deux quarts de gâteau chinois !!! Frans et Anne n’en revenaient pas ! C’est sûr qu’elle veut refaire la gentille maintenant que son mari lui aura probablement raconté la nouvelle. Mais est-ce qu’elle ne se gêne pas ? Après la manière dont elle m’a traitée, vouloir faire la gentille tout à coup, et encore avec des choses qui ne lui coûtent rien, car naturellement elle ne pouvait pas deviner que nous avions reçu justement les mêmes cadeaux. Beaucoup de chinois aiment mieux Oscar que Visser.


Le matin de Nouvel An, après le départ de Frans et Anne, nous avons été faire notre visite de bonne année. Les Röhwer y étaient aussi do sorte que j’ai très bien pu me faufiler entre les gouttes, c’est  à dire causer beaucoup sans parler avec madame Visser. Visser a joué de l’accordéon et en fin de compte la visite s’est bien passée. En rentrant avec les Röhwer, ceux-ci nous ont demandé de venir chez eux encore un peu, et nous avons accepté et sommes restés un moment. Après quoi nous avons mangé du riz avec ce poe jong hai, et deux oranges comme dessert et nous avons été dormir. Voilà notre Nouvel An.
Aujourd’hui le jeune Liang, So Ping Liang qu’il s’appelle, est parti pour Batavia où il a trouvé une très bonne place, surtout beaucoup mieux payée qu’ici. Il avait cette offre déjà depuis quelques temps mais il ne pouvait pas quitter ici, plutôt il ne le voulait pas à cause d’Oscar, à la fin, Buby lui a dit que nous ne resterions pas toujours à Keboemen non plus. Enfin, il s’est décidé tout le même mais il avait les larmes aux yeux en prenant congé, déjà avant il avait pleuré, tellement il était attaché à Buby. Maintenant Buby aura encore plus à faire que jamais, car cela va prendre un certain temps jusqu’à ce que ce nouveau commis soit en train et Oscar devra faire beaucoup de correspondance lui-même. Il a même l’intention de prendre notre cheibli (petit diable = machine à écrire) au bureau pour son usage personnel, pendant un certain temps. Nous voulions aussi aller à Tjilatjap un de ces weekends, mais rien ne va plus. On va se tenir encore bien tranquille et bien travailler. Il faut que ce nouveau commis soit bien au courant avant que v.Tinteren vienne pour être mis au courant aussi, et au mois de mars, Visser a déclaré qu’il reprendrait un mois de vacances !!! Ce sont des vacances qu’il ne prend pas officiellement, vu qu’il fera les tournées depuis Kopeng, cela pour garder l’auto et le chauffeur à sa disposition ! Mais il ne mettra pas les pieds au bureau et tout retombera sur Buby. J’en suis un peu fâchée et de temps en temps j’aurais bien envie de me révolter mais en y réfléchissant, je me dis que c’est ces circonstances qui donnent à Buby une bonne réputation de grand travailleur et sur lequel on peut bien compter.
Et voilà mes chers, j’espère bien que vous aussi avez passé un bon Nouvel An. Avez-vous été en ski garçons ? Cela va-t-il encore Charlai ? Et toi, Chuggou, je comprends bien que tu en jouisses tellement.
Une chose qui m’embête bien, c’est que vous ayez dû payer tant de douane sur ce paquet que je vous ai envoyé. Vraiment, cela n’en valait pas la peine, et je ne vais plus faire de caisse pareille. Sitôt que je puis de nouveau me procurer des kroepoek de ce chinois, je t’en enverrai. Ils sont vraiment réputés mais on ne peut pas se les procurer partout.  J’ai maintenant aussi la recette pour les faire moi-même, mais c’est un travail fou. Maman, si cela ne revient pas trop cher, j’aimerais bien que tu m’envoies quelques tablettes de ce Caotonic qui doit être très bon. Je n’en ai pas encore vu ici, mais peut être qu’à Batavia il y en aura. En tout cas, j’aimerais bien en avoir quelques tablettes pour faire du cacao à Buby, c’est de nouveau un beau changement, vu qu’il n’a pas d’appétit du tout ces derniers temps. Je ne sais souvent plus quoi inventer pour le faire manger, alors je tâche de lui donner de la nourriture aussi nourrissante que possible. Si tu m’en fais envoyer un peu, il faut le faire dans une boîte à cigarettes en fer blanc, en échantillon sans valeur, et je te dirai si cela arrive bien.





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