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Keboemen
5 janvier 1936
Mes biens
chers
Il y a 4
ans aujourd’hui que nous avions un heureux petit souper intime parmi beaucoup
de belles fleurs (fiançailles). Vous
y pensez sûrement aussi autant que moi, en vous réjouissant, tout comme moi,
que cet événement ait été le point de départ d’un bonheur continu jusqu’à
présent. Mon Faaatherli, tu étais si….., non je ne trouve pas de mot juste, pas
de mot assez beau pour exprimer l’opinion que j’ai gardée de toi ce soir-là.
C’est vraiment un des moments de ma vie, peut être le seul, où j’aie senti si
fortement le sacré des liens de famille, et l’affection profonde et généreuse
dont j’ai été entourée. Je vous suis si reconnaissante de ce souvenir…
Comme pour
fêter ce jour, j’ai reçu votre lettre
119 du 22 décembre. C’est la première depuis Noël, car les avions ont subi
des retards à cause du mauvais temps.
Nous avons
donc repris notre vie journalière de 1936, elle ressemble beaucoup à celle de
1935, et pourtant elle est différente. Ecoutez donc : le soir de
Sylvestre, plutôt vers la fin de l’après midi, Visser reçoit un téléphone de Batavia, d’Elout, qui lui
annonce les nouvelles d’Amsterdam. Entre autre que les salaires restent comme
ils sont, pas d’augmentation comme on l’espérait, et… et… qu’en principe la
direction d’Amsterdam était d’accord à ce que Woldringh soit placé à Batavia comme bras droit d’Elout. Le
déplacement aurait lieu au mois de juin.
Visser en était paff, Oscar l’a deviné parce qu’il n’a presque rien dit, une
preuve que Visser n’est pas enchanté de la nouvelle. (Je crois bien, car il ne
trouvera probablement plus de type qui fasse ainsi tout le travail de sorte que
Visser puisse rester à la maison des jours entiers). D’après la surprise de
Visser, nous avons conclu que Elout ne lui en avait rien soufflé lors de sa
dernière visite, époque à laquelle il nous avait touché un mot sur le
changement. Notre déplacement à Batavia n’est donc pas encore réglé, mais il y
a 98 chances sur 100 que nous puissions y aller. Il faut toutefois encore
attendre la lettre officielle de Batavia. Une seconde nouvelle, c’est que
probablement van Tinteren viendra ici à
notre place. Cela ne vous touche pas beaucoup, mais moi cela m’a donné un coup, car les connaissant, je ne sais pas
s’ils y tiendront ici. Wies n’est pas diplomatique pour un sou, elle déteste
les Indes et toutes mes histoires avec ces femmes d’ici, ne sont pas faites
pour lui inspirer de la sympathie. De plus elle ne sait pas vivre seule, il lui
faut des gens, des amis, du monde pour blaguer, des magasins, enfin quoi tout
ce qui manque ici. Last but not least, à Tjilatjap elle avait un salaire de Fl.
275.- plus l’argent de coprah, de même que Röhwer ici, et maintenant ils
n’auront que Fl. 200.- plus le
coprah, notre salaire de comptable, enfin. Pour lui, van Tinteren, c’est un
avancement en ce sens que Batavia veut faire de lui un all round man, de sorte
qu’il doit aussi apprendre l’administration pour devenir administrateur un
jour. De même que Buby a aussi passé une année parmi les machines.
La
nouvelle est arrivée pendant que Anne et Frans était ici, ils trouvent cela
aussi une chic chance pour nous de pouvoir partir à Batavia, mais naturellement
ils regrettent bien de nous perdre, maintenant qu’ils sont à Semarang.
Et la distance entre Semarang et Batavia est d’environ 500 km, on ne fait pas cela d’un jour avec notre puce. Cela prouve bien qu’ici il ne faut pas s’attacher à qui ou quoi que ce soit. Il faut vivre comme les gens de la marine : on se fait des amitiés spontanément, on en jouit tout ce qu’on peut, puis c’est adieu, loin des yeux loin du cœur et si la vie permet qu’on se retrouve, eh bien, on se retrouve en vieux amis. Mais le cœur, il faut le garder pour soi.
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distances depuis Batavia/Jakarta (chemins de fer indonésiens) cliquer sur la carte pour agrandir |
Et la distance entre Semarang et Batavia est d’environ 500 km, on ne fait pas cela d’un jour avec notre puce. Cela prouve bien qu’ici il ne faut pas s’attacher à qui ou quoi que ce soit. Il faut vivre comme les gens de la marine : on se fait des amitiés spontanément, on en jouit tout ce qu’on peut, puis c’est adieu, loin des yeux loin du cœur et si la vie permet qu’on se retrouve, eh bien, on se retrouve en vieux amis. Mais le cœur, il faut le garder pour soi.
Vu que
nous n’étions pas seuls, nous avons pris la nouvelle tout à fait calmement,
Buby et moi, ce n’est que maintenant que nous nous faisons à l’idée de ce
prochain départ et que nous nous en réjouissons, surtout Oscar qui en a
vraiment marre d’être ici, surtout que le travail ne l’intéresse plus guère et
que Visser en prend un peu trop à son aise. Quant à moi, je ne sais pas ce
qu’il faut préférer maintenant, Batavia
ou Keboemen. Anne était si enchantée de ma maison, vraiment ils me
l’enviaient un peu parce qu’elle est si grande. Il paraît qu’à Batavia je ne
pourrai jamais m’en payer une aussi spacieuse. Batavia est excessivement chère,
de sorte qu’avec Fl. 400.- nous n’arriverons pas plus loin qu’ici, vu que nous
aurons la maison, eau, gaz, électricité, et docteur à notre charge. Enfin, on
verra, je trouverai bien un moyen à m’arranger. Un danger, c’est que là nous
aurons beaucoup d’occasions de sortir, d’aller au ciné au club, faire et
recevoir des visites. Enfin, il ne faut jamais s’en faire à l’avance, une chose
après l’autre. Une chose qu’il y a de certain, c’est que je vais avoir un
travail fou ces prochains mois, à coudre, coudre et coudre, car il me faut au
moins une dizaine de nouveaux vêtements, robes, tailleurs, manteaux, etc. Je
suis si contente de pouvoir compter sur les deux jolies robes de Max et Tata.
Vous ne savez pas le plaisir que vous nous faites Oscar aussi se réjouit de me
voir dans de si jolies étoffes. J’en ai déjà choisi une rose définitivement,
mais j’hésite encore entre une blanche ou une bleue. Enfin, je vous écrirai
sous peu.
Le 30
décembre nous avons eu une courte visite de John avec deux amis dont un avocat
de Batavia, un type très bien qui a tout de suite sympathisé avec Frans. Ils
sont venus avant midi mais ne voulaient pas manger ici, alors ils ont bu de la
bière, de la bière, et je leur ai fait de petits sandwiches avec de la saucisse
fumée que Anne m’avait apportée de Batavia. J’en ai fait deux plats immenses
qui ont disparu très vite (j’avais posé les rondelles de saucisses sur chacune
une bouchée de pain) sauf 2 ou 3 bouchées qui restaient sur le plat pour la
politesse, malgré que je les encourageais de se servir. Après un moment, avant
de partir, ils ont tous été se laver les mains ( !) et en passant par la
chambre à manger, ils ont vu encore des restes de saucisse, plus une entière et
des mandarines. Ils m’ont tout volé et bouffaient cela en riant comme des fous
pour ensuite venir me rejoindre à la voorgalery avec des mines les plus saintes
du monde. Ces filous ! mais j’ai bien ri quand même.
Nous nous
sommes de nouveau amusés à tirer cet après midi. Oscar a visé une libellule
accrochée aux fils de téléphone (comme les hirondelles chez nous) et la
première fois qu’il a tiré elle est tombée. C’était un coup de chance qui ne
s’est plus répété, mais le nouveau sport c’est de tirer à vide dans le derrière
des chiens !!! aussi les crapauds qui sont par dizaines dans notre voorgalery
le soir, vous devriez voir les sauts qu’ils font. C’est à se tordre de rire.
Maintenant il vise les lézards aux murs !!! On s’amuse comme on peut.
Notre
Nouvel An s’est passé très agréablement. Le matin Anne et moi avons fait toutes
sortes de préparatifs pour le petit
dîner du soir, les hors d’œuvre, le pudding, le cocktail aux fruits etc.
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olie bollen |
Pour fêter la soirée à la manière hollandaise, j’ai fait du vin chaud, que nous
avons bu froid, avec des olie-bollen,
une sorte de boule de Berlin,
spécialité hollandaise, et surtout de la nuit de Sylvestre. Oscar a dû
travailler jusqu’à 9 heures du soir, nous avons été le chercher à la fabrique
et en même temps voir les femmes du kampong qui cuisaient la nourriture du
slamatan (banquet) pour le lendemain.
Vers 10 heures nous nous sommes mis à table. Une table avec ma nappe de soie
jaune, bien décorée avec mes glaces de Paris sur lesquelles étaient disposées
les petites fleurs roses dont j’avais envoyé les graines. L’effet était
ravissant, les Gerbens n’en revenaient pas. Voici le menu : cocktail aux
fruits et porto, hors d’œuvre, canetons aux châtaignes, jelly pudding au
sherry. Une fois au salon, nous avons allumé l’arbre et attendu minuit, heureux
et contents, chacun suivant un peu ses propres pensées, et écoutant le radio. A
minuit moins 3 Buby a versé le vin et sur les douze coups nous avons bu à la
santé, nous nous sommes souhaité bonne année d’abord, chacun embrassant sa
chacune. A table nous avions déjà bu une bouteille de Liebfraumilch à la santé
des absents et de tout ceux que nous aimions. Le vin était exquis, après, pour
s’aérer un peu nous avons fait deux pas dehors, sous les belles étoiles dans la
nuit sereine. J’ai beaucoup pensé à Loulou et aux champs de ski. Bon sang, ce
que cela doit être formidable de passer une nuit pareille dans les champs de
neige ! Vers une heure nous avons été nous coucher car les Gerbens
devaient partir le lendemain tôt. Ce qui était drôle encore, c’était d’entendre
toutes les stations de T.S.F. fêter l’entrée de la nouvelle année à des heures
différentes, Soerabaia, Medan (Sumatra), Singapore.
Le soir de
Sylvestre nous avons reçu un immense morceau de cochon rôti à la chinoise, et
du Poe Jong Hai (Pu
Jung hai, ou Fu jung hai, ou Egg Foo Young ) une omelette chinoise
délicieuse faite avec des écrevisses, d’un chinois client.
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Pu jung hai (Pinterest) |
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autre version (Pinterest) |
Un moment après
arrivent deux belles tourtes et des bricelets d’un autre chinois, avec leurs
félicitations pour la nouvelle année. Dans la soirée, voilà le djongos de
madame Visser qui nous apporte un grand plateau avec du cochon rôti et deux
quarts de gâteau chinois !!! Frans et Anne n’en revenaient pas !
C’est sûr qu’elle veut refaire la gentille maintenant que son mari lui aura
probablement raconté la nouvelle. Mais est-ce qu’elle ne se gêne pas ?
Après la manière dont elle m’a traitée, vouloir faire la gentille tout à coup,
et encore avec des choses qui ne lui coûtent rien, car naturellement elle ne
pouvait pas deviner que nous avions reçu justement les mêmes cadeaux. Beaucoup
de chinois aiment mieux Oscar que Visser.
Le matin
de Nouvel An, après le départ de Frans et Anne, nous avons été faire notre
visite de bonne année. Les Röhwer y étaient aussi do sorte que j’ai très bien
pu me faufiler entre les gouttes, c’est
à dire causer beaucoup sans parler avec madame Visser. Visser a joué de
l’accordéon et en fin de compte la visite s’est bien passée. En rentrant avec
les Röhwer, ceux-ci nous ont demandé de venir chez eux encore un peu, et nous
avons accepté et sommes restés un moment. Après quoi nous avons mangé du riz
avec ce poe jong hai, et deux
oranges comme dessert et nous avons été dormir. Voilà notre Nouvel An.
Aujourd’hui
le jeune Liang, So Ping Liang qu’il s’appelle, est parti pour
Batavia où il a trouvé une très bonne place, surtout beaucoup mieux payée
qu’ici. Il avait cette offre déjà depuis quelques temps mais il ne pouvait pas
quitter ici, plutôt il ne le voulait pas à cause d’Oscar, à la fin, Buby lui a
dit que nous ne resterions pas toujours à Keboemen non plus. Enfin, il s’est
décidé tout le même mais il avait les larmes aux yeux en prenant congé, déjà
avant il avait pleuré, tellement il était attaché à Buby. Maintenant Buby aura
encore plus à faire que jamais, car cela va prendre un certain temps jusqu’à ce
que ce nouveau commis soit en train et Oscar devra faire beaucoup de
correspondance lui-même. Il a même l’intention de prendre notre cheibli (petit diable = machine à écrire) au
bureau pour son usage personnel, pendant un certain temps. Nous voulions aussi
aller à Tjilatjap un de ces
weekends, mais rien ne va plus. On va se tenir encore bien tranquille et bien
travailler. Il faut que ce nouveau commis soit bien au courant avant que v.Tinteren
vienne pour être mis au courant aussi, et au mois de mars, Visser a déclaré
qu’il reprendrait un mois de vacances !!! Ce sont des vacances qu’il ne
prend pas officiellement, vu qu’il fera les tournées depuis Kopeng, cela pour
garder l’auto et le chauffeur à sa disposition ! Mais il ne mettra pas les
pieds au bureau et tout retombera sur Buby. J’en suis un peu fâchée et de temps
en temps j’aurais bien envie de me révolter mais en y réfléchissant, je me dis
que c’est ces circonstances qui donnent à Buby une bonne réputation de grand
travailleur et sur lequel on peut bien compter.
Et voilà
mes chers, j’espère bien que vous aussi avez passé un bon Nouvel An. Avez-vous
été en ski garçons ? Cela va-t-il encore Charlai ? Et toi, Chuggou,
je comprends bien que tu en jouisses tellement.
Une chose
qui m’embête bien, c’est que vous ayez dû payer tant de douane sur ce paquet
que je vous ai envoyé. Vraiment, cela n’en valait pas la peine, et je ne vais
plus faire de caisse pareille. Sitôt que je puis de nouveau me procurer des kroepoek
de ce chinois, je t’en enverrai. Ils sont vraiment réputés mais on ne peut pas
se les procurer partout. J’ai
maintenant aussi la recette pour les faire moi-même, mais c’est un travail fou.
Maman, si cela ne revient pas trop cher, j’aimerais bien que tu m’envoies
quelques tablettes de ce Caotonic qui doit être très bon. Je n’en ai pas encore
vu ici, mais peut être qu’à Batavia il y en aura. En tout cas, j’aimerais bien
en avoir quelques tablettes pour faire du cacao à Buby, c’est de nouveau un
beau changement, vu qu’il n’a pas d’appétit du tout ces derniers temps. Je ne
sais souvent plus quoi inventer pour le faire manger, alors je tâche de lui
donner de la nourriture aussi nourrissante que possible. Si tu m’en fais
envoyer un peu, il faut le faire dans une boîte à cigarettes en fer blanc, en
échantillon sans valeur, et je te dirai si cela arrive bien.
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