8 avril 1934
Keboemen
Une chic
semaine, mes chers chéris ! Bonjour et merci mille fois pour votre bonne
lettre du 26 mars, soit No 28. C’est dimanche soir, Oscar écrit à Laren, et moi
je profite de vous lancer quelques lignes qui sont dues à l’attente d’un appel
de M. Visser qui écoute ce soir le radio-reportage du match Hollande- Irlande (FIFA
World Cup 1934, en Italie et l’Italie gagnante). Nous espérons qu’il nous
appellera, surtout Oscar, en attendant c’est vous qui profitez, autrement on
aurait été se coucher.
D’abord,
mardi passé Mme Röhwer m’a fait demander si j’allais avec elle payer les
impôts. C’était une bonne occasion de payer les miens aussi (cela se paye ici
par mois) et comme il était 8 heures j’ai profité de prendre avec moi ma lettre
pour vous que je venais de cacheter. Nous ne sommes rentrées qu’après 9 heures,
départ du train pour Batavia. Oscar pendant ce temps, rentré de la fabrique, a
terminé sa lettre de Laren, et voyant les doubles de la mienne sur son bureau,
il n’a pas pensé longtemps avant de les fourrer dans une enveloppe. Voilà
l’explication de la lettre double que vous avez dû recevoir. Vous me feriez
plaisir en me renvoyant le double par bateau à l’occasion, parce que je les
conserve comme une sorte de journal.
Mercredi
le 4 avril (quelle sale date si peu importante !) m’a porté bonheur,
Garçons. Le matin après déjeuner Oscar est retourné à la fabrique comme
d’habitude et moi je me suis mise à couper ma robe. J’étais bien en train, cela
marchait et j’avais l’impression que c’était un bon jour, je pensais
constamment à vous tous et vraiment j’avais le cœur en fête. Je venais
justement de me dire que j’irais faire une tourte car il fallait que ce soit un
jour spécial, encore à part le menu de fête. Voilà Buby qui s’amène à grands
pas. Aha ! cela lui fend le front que j’ai pensé, mais oha baby, Monsieur
venait m’annoncer à toute allure qu’il partait pour Semarang (côte nord de Java,
voir cartes), avec l’auto de la fabrique que si je voulais je pouvais
l’accompagner, mais qu’il partait dans 10 minutes.
Hei !
je n’ai pas hésité pour m’habiller, je vous assure. Avant de partir j’ai vite
été au cabinet et de là j’ai donné les ordres à la baboe pour la journée.
Ensuite, brrr ! en route avec Jussuf, le chauffeur de la Mexolie, qui a
filé comme un diable. Semarang est à 4 heures d’auto de Keboemen, nous y sommes
arrivés à 12 heures, après une course folle mais magnifique, à travers une
chaine de montagnes splendide. Pour la première fois j’ai vu des plantations de
café c’est magnifique.
![]() |
café, 1934 Java |
![]() |
plantation de café, Java |
Une fois de plus Java est maître de mon cœur, si
seulement j’avais pu vous faire profiter de ces beautés, mes chers petits
frères auxquels je pensais tout le long. Il a fait si beau et nous étions si
heureux tous les deux dans cette
voiture, filant à travers le beau pays par une matinée magnifique. Nous étions
jeunes, nous nous sentions riches et heureux, Oscar dans un de ses beaux
habits, moi dans ma belle robe brodée de Max, celle de Flock à la noce avec mon
tout grand chapeau, mes souliers blancs (pour une fois de nouveau, avec des
bas !) des gants, ma belle sacoche en serpent. Voilà le but de la
journée :
La Mexolie
projette d’acheter des camions diesel
pour le transport de son huile et des noix de coco. Il s’agissait d’aller faire
l’essai d’un de ces camions qui sont spécialement pour la fabrique de Keboemen.
M. Visser ne pouvait pas aller, le vieux Röhwer ne voulait pas, je ne sais pas
pourquoi, alors ils ont jugé bon d’envoyer Buby. Vous pensez bien que nous ne
nous sommes pas fait prier. A Semarang, en arrivant, nous avons été luncher,
ensuite au rendez-vous avec ces messieurs. Le camion devait être chargé au
maximum et avec cette charge faire une montée connue ici, environ comme notre
ancien Pierre-Pertuis, mais longue de 3 km. Ils avaient eu de la peine à
trouver du sable convenable pour cette charge et voulaient renvoyer la chose au
lendemain. Buby n’a pas voulu, car qu’est-ce que nous aurions fait à Semarang,
et surtout M. V. devait avoir l’auto le lendemain. Cette montée était à environ
150 km de Semarang, dans la direction de Keboemen. A 4 heures de l’après midi
enfin, 2 heures de retard sur le plan convenu, nous sommes repartis de
Semarang, le camion ayant une heure d’avance. Je n’ai pas pu profiter de faire
quoi que ce soit à S. ne voulant pas faire attendre ces messieurs, sauf que
j’ai vite sauté chez un coiffeur qui
se trouvait vis à vis du lieu de rendez-vous, et en dix minutes il m’a refait
une tête, j’en avais besoin, car c’est Oscar qui se mêlait de me couper les
cheveux ces derniers temps, et il n’est pas encore un artiste ! Ce
coiffeur est un français, il a eu du plaisir à parler français et moi aussi, de
sorte que j’ai été aussi bien servie que chez Marcel, pour une fois. Nous avons
rejoint le camion, nous l’avons regardé gravir une côte, dépassé, attendu de
nouveau à Magelang. De là il a repris de l’avance, et à 7 heures du soir nous
l’avons enfin rejoint au bas de la côte. Là, ils se sont aperçus que sa boîte à
vitesse était chauffée à rouge, il a fallu la démonter, elle était presque
vide, les bœufs, ils n’avaient pas rempli d’huile. Cela a pris 2 heures pour le
remettre en état, pendant lesquelles il pleuvait toujours. Monsieur Doorn était
avec nous, c’est l’agent des Mercedes ici. Enfin à 9 heures la côte a pu être
gravie, c’est bien allé, mais une fois en haut, le camion ne pouvait pas
tourner. C’est un immense char, dont le moteur est sur 4 roues et la remorque
sur deux. Tu connaîtras bien ce que j’entends, Charlot, pas ? Ils ne
voulaient pas tourner dans l’herbe, car ils craignaient de s’enfoncer par cette
pluie et alors cela aurait été toute une histoire. Enfin, Jussuf dit qu’il
fallait chercher un tournant, nous avons traversé toute la chaine jusqu’à
Poerworedjo pour trouver un chemin pas trop mou, après environ une heure de
route à du 40 à l’heure. Là nous l’avons quitté et sommes enfin rentrés à 11 ½
h, non sans que M. V. ait été inquiet un peu. Pour l’essai, Oscar était sur le
camion même, tandis que moi je suivais avec Jussuf dans la Nash. Une aventure,
je vous dis, on était fatigués, mais le lendemain à 5 ¼ heures, on nous
réveille, car Oscar devait se charger de la caisse de la fabrique, M. V. devant
partir en tournée et le comptable étant en vacances pour quelques jours.
D’ici peu,
Buby ira travailler au bureau, ce qui sera son deuxième stage. M. V. lui a dit
qu’il avait l’ordre de faire de lui un all sider man. De même ce n’est pas la fabrique qui le paye, mais la
direction, un signe qu’ils ont l’intention de le pousser, nous en sommes bien
contents. Ce jour-là, mercredi, nous devions aller chez le médecin, nous y
sommes donc allés vendredi. Il ne nous a pas ausculté spécialement, je dois y
retourner cette après midi à 5 heures, avec l’urine. J’ai été plus
qu’agréablement surprise de vois l’hôpital, je vous le décrirai une autre fois,
mais c’est vraiment parfait. Et la salle d’opération peut sans peine concourir
avec n’importe laquelle en Europe. Le Dr. m’est extrêmement sympathique, rien
du Bibu par exemple, comme je le croyais d’abord, si ce n’est la petite
moustache. Vraiment il ne faut jamais vous en faire pour nous, pour être
soignés nous sommes ici aux pommes, aux fines herbes. Les sœurs et les
hommes-gardes sont des indigènes protestants, il y a une ou deux sœurs
européennes. Encore une surprise que le système colonial hollandais me réserve,
vraiment je n’arrive pas à être déçue de Java, en aucune manière, et mon
respect pour les Hollandais va s’augmentant, sans vouloir prêcher pour ma paroisse.
Hier soir
donc, nous avons écouté le match: 5-2 pour les Hollandais, Buby et V. dansaient comme des fous à chaque goal,
pendant que Mme et moi on bavardait, nous sommes restés jusqu’à minuit.
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Hollande - Irlande 1934 |
Mme V.
m’a raconté que la petite Röhwer avait du fil à retordre avec son vieux, ces
jours-ci. Il ne la respecte pas, et lui fait sentir qu’elle est bête et
indigène à moitié. Ayant été marin il a naturellement fait la vie avec des
femmes de rien du tout et maintenant il les fiche toutes dans la même marmite,
et ne respecte aucunement sa femme, qui, elle, est assez comme il faut sur ce
terrain là. A la fabrique aussi, il laisse percer son humeur et traite Buby
comme un ouvrier. Il est très lunatique et semble, ces derniers temps, avoir
une saute d’humeur très forte. Bah ! il n’a pas un meilleur caractère que
sa femme, ils s’accordent bien les deux, malgré qu’ils soient en guerre en ce
moment, non , plutôt, ils se valent, voilà ce que je voulais dire. Enfin, j’ai
quand même pitié d’elle, elle est jeune et n’a eu personne pour l’éclairer et
la préparer à la vie comme moi ma mamali, aussi ce n’est pas tout à fait de sa
faute qu’elle soit si ignorante. Je ne l’aime pas, elle n’a pas ma sympathie,
mais il faut être juste, et tout à l’heure je vais aller lui faire une petite
visite. A moi, elle ne me dit rien de tous ses chagrins, je ne ferai non plus
les semblants que Mme V. me l’a raconté, une fois de plus il faut être
diplomatique. Enfin je trouverai bien le bon chemin.

Oscar doit prendre une photo que je vous enverrai. Nom d’une pipe, je n’ai pas encore fini mon résumé de comptes, ni envoyé ce paquet annoncé depuis longtemps. Voyez-vous je ne comprends plus comme les jours filent, cela commence à me faire peur, je vous assure.
Ce soir
nous avons la visite des Hartong, donc pas l’occasion de liquider du courrier.
Oh ! mes chers, cette première année de mariage ne sera qu’un rêve, et
pourtant nous menons une vie tranquille comparée à celle de bien d’autres
jeunes ménages en Europe.
Chez le
docteur, je lui ai dit qu’Oscar fumait beaucoup et que ce n’était pas bon, il
m’a répondu, bah ! vous êtes encore jeune mariée, madame, et de fumer ne
lui fait pas de mal. Diable, se tournant vers Oscar, diable, vous n’avez pas la
mine d’un homme malade, vous. Cela m’a fait plaisir malgré tout.
Hier j’ai
fait acheter deux nouveaux canetons d’environ 2 mois, pour 15 cents, papi,
encore un mois de fourrage et vive la joie ! quant au plumage, je m’en
balance, ce n’est pas moi qui le fait, et le kebon, qu’il s’arrange ! En
attendant tes instructions, je lui ai fait une liste de fourrage. Le lundi les
canetons reçoivent des flocons d’avoine, le mardi du son avec des herbettes,
les mercredi du pain avec du lait, les autres jours dito, etc. Mes petits se
portent à merveille, je n’en ai que deux de tous les œufs que j’ai fait
incuber. Je ne recommence plus, c’est trop cher, je pourrai aussi me procurer
des petits de 2-3 jours au marché. Les deux qui sont sortis nous ne les
mangerons pas, ils sont trop chou et nous en avons toujours un plaisir fou, ce
sont nos Romeo et Juliette. Quand ils donneront des œufs je les ferai peut être
de nouveau incuber. Mes semences prennent bien, surtout le cerfeuil est déjà
grand. Merci, merci pour le vinaigre, il est bien arrivé, sans que j’aie à
payer quoi que ce soit, j’en suis contente.
Ce mois-ci
je serre encore fortement la vis, alors nous seront libérés des impôts et de
l’assurance. Tout ce que nous mettrons de côté pendant le reste de l’année sera
nos économies personnelles, mon administration n’est pas trop mauvaise,
hein ? Sitôt qu’on pourra on
va s’acheter deux vélos japonais.
Oscar ira au mont de piété voir s’il trouve une bonne occasion pour 10 frs. Et
moi j’en achèterai un neuf pour 30 frs. environ, un très bon pour ce prix.
Alors nous pourrons faire quelques sorties, surtout pour aller au bord de la
mer les jours de congé. Ah ! il faut être économe, il est question de nous
faire payer le docteur nous-mêmes, ce ne sera plus compris dans les conditions
de la fabrique. Ils doivent aussi faire des économies où ils peuvent, la
concurrence chinoise est formidable.
Nous avons
eu beaucoup de plaisir à notre courrier, hier. Oui, mamali chérie, tu
« gondle » (vadrouille) j’en suis contente. Est-ce que je t’ai une
fois remerciée pour ta recette de nouilles ? pour le moment, je ne vais
pas en faire, je n’arrive plus à mettre les pieds à la cuisine, je te dis. Tu
comprend, je n’ai que les matins pour travailler, l’après-midi je dors jusqu’à
4-5 heures, ensuite Buby rentre et je ne fiche plus rien. Aussi il fait trop
chaud pour être à la cuisine, bah ! je ne veux pas forcer, mais envoie-moi
toujours toutes tes recettes, je les copie dans un cahier exprès pour cela.
J’ai fait les concombres, ils sont excellents. Toutes tes nouvelles
m’intéressent et m’amusent.
Je suis si
contente que vous ayez eu un bon dimanche avec Flock, mamali, je t’en serai
toujours spécialement reconnaissante pour tout ce que tu feras pour elle, parce
que vois-tu, elle m’a aussi énormément aidée dans bien de mes problèmes de
jeune fille, et puis, enfin, je l’aime et cela ne date pas de hier seulement.
Oui, la Raball est une vache comme elle s’est conduite vis à vis de Flock, elle
y perd plus qu’elle n’y gagne.
Non tu
n’écris pas trop petit, mamali, cela va bien un peu long pour lire tes lettres,
mais cela ne gêne pas, c’est le plaisir qui dure ainsi.
Mes chers,
mes chers, à demain, encore quelques mots, maintenant je vous quitte.
Ge….