Tjilatjap
10 mars 1938
Mes bien chers
Si je voulais bien faire les
choses, je passerais d’abord une demi heure à vous écrire merci, merci pour
tout ce que je viens de recevoir ces derniers temps. D’abord le Bettjäckli (liseuse
ou figarotteli) ravissant, un petit rêve qui ne fonctionnera pas comme
Bettjäckli mais bien comme ravissante petite blouse sur une jupe de même ton,
avec de beaux boutons. Je n’ai pas encore trouvé l’étoffe pour la jupe, mais ne
doute pas réussir la prochaine fois que j’irai en tournée avec Buby. Ensuite je
dois vous remercier pour la robe noire
qui me plaît infiniment et qui a déjà son histoire que je vous raconterai tout
à l’heure. Elle est arrivée juste au
tout dernier bon moment pour me rendre d’immenses services et m’en faire
jouir d’une manière fantastique. Merci aussi pour vos lettres, Faaather et
Charlot, pour faire avaler la douloureuse (la
facture pour la robe) qui en effet était bien un peu plus douloureuse que
je ne m’y attenais. Ensuite sont venues les
deux robes de Max qui sont ravissantes aussi et qui, telles quelles me
rendront bien des services. Enfin, en deux mots, mes bien chers, je me sens de
nouveau comblée, comblée et gâtée à en avoir honte presque.
Mais c’est réjouissant tout de
même, aussi c’est du plus profond du cœur que je vous dis merci, à chacun,
selon son droit.
……M ….. mon papier vient de se
déchirer. J’écris au jardin et il y a passablement de vent, mais il fait si
beau, tout à fait une belle journée d’août au Chalet. Je suis seule, Buby est
parti en tournée ce matin et ne rentrera que demain soir. Oh, mais zut !
J’ai tant et tant à vous raconter que je ne sais par où commencer.
Merci aussi pour tes lettres 181 et 182 mynes Mamms de mon
cœur. C’est fou comme vous me gâtez toujours.
Je crois que dans ma dernière
lettre je vous avais écrit que j’attendais les Engelhart. Eh bien, ils sont
arrivés le samedi 26 février depuis Bandoeng avec deux jeunes chiens. C’était
toute une histoire de les apprivoiser avec le mien aussi, ils salissaient
partout, n’étant pas encore bien dressés. Heureusement que tante Engel avait
Soe (la baboe) avec elle, qui pouvait
toujours nettoyer au fur et à mesure. J’ai eu du plaisir à les revoir et eux
aussi. Seulement ce plaisir a été de courte durée vu que le dimanche soir
j’attendais Engelenberg avec sa femme.
Ils sont arrivés dimanche pour le thé, vers 5 heures, et à 6 heures, je reçois
un téléphone du A.R.(le régent) que le bateau français, le Bougainville,
était arrivé et on me demandait de venir assister à la réception qu’il leur
donnait au club, vu que personne n’osait
parler avec ces officiers. Je dois vous dire que la robe noire est arrivée
samedi soir. Moi, pas bête, j’ai vite mis cette robe et on a été au Soos,
assister à cette réception qui était moche comme tout. J’ai fait de mon mieux
pour mettre ces types à l’aise, leur parler etc. et à la fin cela n’a pas si
mal réussi. On a fini par danser et parmi ces officiers j’ai trouvé un danseur
épatant qui de son côté a aussi eu beaucoup de plaisir à danser avec moi.
Seulement comme on commençait à bien s’amuser, voilà le commandant qui partait
et tous les officiers devaient le suivre. Moi, je suis rentrée avec les
Engelhart et les Engelenberg, n’osant pas oublier mes devoirs de maîtresse de
maison.
 |
pavillon français! |
Mais je vous assure que j’aurais mieux aimé emmener quelques uns de ces
officiers. Il y en avait surtout un jeune, qui me rappelait Charlot à 20 ans. Ma robe noire a fait bon effet, je
l’avais mise avec le clip en jade que Buby m’avait donné pour ma fête. C’était
high-life, et les femmes m’ont presque assassinée. Enfin, j’étais la mieux et
ces officiers ont tout de suite vu cela.
 |
Le Bougainville |
 |
Nelly (la grande) et Mme Engelenberg |
Le lundi 28 février je me suis
occupée de mes visites toute la journée, grommelant en dedans de ne pas pouvoir
aller rigoler avec les petits officiers, et surtout parler français. Le soir
nous avons été au club avec les Engelhart et pendant que nous étions là, voilà
2 des officiers qui arrivent, entre autre « Charlot ». Ils étaient
amenés par d’autres gens, mais ils les ont assez vite plaqués pour venir
s’asseoir vers nous et rigoler en français. Nous étions en train de jouer au
Monopoly, « Charlot » le connaissait aussi, le jouant à bord, à la
fin j’ai gagné et pour fêter cela, j’ai amené tout le monde au bar pour leur
payer une choppe et des wienerli (saucisses
de Vienne). Enfin, on a bien ri et « Charlot » ne me quittait
pas ! On a pris rendez-vous ensemble pour le lendemain, jouer au tennis.
 |
Nelly avec les officiers |
Le mardi 1er mars, les
Engelhart quittaient le matin de bonheur pour rentrer et ma foi je ne les ai
pas vu partir avec trop de tristesse. Vous comprenez que je les aime toujours
comme avant, ma chère tante Engel m’a fait trop de bien pour que je l’oublie,
mais cela ne s’accordait pas bien avec ces officiers, et moi je voulais
profiter de m’amuser à cette occasion. Et puis j’avais encore la madame
Engelenberg et entre elle et les E. il n’y avait pas trop de sympathie, enfin
c’était difficile d’accorder le violon de la Gemütlichkeit (bonne ambiance). Vers la fin de l’après-midi, voilà mon
« Charlot » qui arrive avec
le docteur de bord. On a pris le thé puis nous sommes allés voir un
match qui se disputait entre l’équipe du bord et l’équipe militaire d’ici. A la
place de sport on a rencontré les
autres officiers et vous auriez dû voir leur manège pour se rapprocher de notre
groupe sans trop blesser les gens avec lesquels ils étaient assis. Après le
match, Buby a proposé de faire une petite promenade en voiture, on en a entassé
trois et nous sommes partis. En chemin, on en rencontre un jeune, le plus jeune
du bord qui rentrait tout seul. Naturellement on l’a pris aussi, et…
devinez ? C’était tout à fait Loulou, jeune, maigre, blond ! Me voilà
donc avec mes deux frères, j’avais un plaisir fou et nous avons bien ri.
D’ailleurs vous aurez des photos pour vous convaincre. C’était des gentlemen,
vous savez, et Buby a aussi eu beaucoup de plaisir à être avec eux. En revenant
à Tjilatjap, nous avons été prendre l’apéro à bord, ils voulaient absolument me
faire voir leur carré, c’est à dire leur salon ! C’était gentil et
heimelig. Ils voulaient nous garder à souper mais j’avais promis à Elly
Oliemans de la prendre avec, alors nous sommes allés au club toute la bande où
je leur ai offert un souper chinois. Nous avons joué au billard, puis mon
danseur, le commissaire Jouault, a donné en solo une danse nègre, puis on l’a
déguisé en jeune fille de Tahiti. Enfin on a bien ri. Quand on les a ramené au
bateau, ils nous ont de nouveau demandé de venir boire un last drink et nous ne
nous sommes pas faits prier !!! Le lendemain mercredi 2 mars, ils étaient
invités au dîner officiel du Résident à Banjoemas. Cela leur a pris toute la
journée, sauf « Charlot » qui avait trouvé un truc pour ne pas y
aller. Alors il m’a invitée pour venir dans l’après-midi prendre le thé à bord,
mais le soir quand j’y ai été avec
madame Engelenberg, son petit garçon et le petit Oliemans pour leur
faire visiter le bateau, mon « Charlot » n’était pas là. J’ai été
reçue par un tas d’autres officiers qui s’empressaient autour de nous, de sorte
que je me suis dite qu’il devait y avoir là quelque chose de louche. Ils
n’osaient pas me dire que « Charlot » avait dû aller tout de même et
qu’il n’était pas à bord pour me recevoir. J’ai bien ri après quand j’ai eu
deviné. Enfin, nous avons visité le bateau avec les enfants puis bu quelque
chose au carré, quand « Charlot » est enfin arrivé et m’a fait toutes
ses excuses. Ils étaient si polis tous et tellement gentlemen ! Juste
quand nous partions tous les autres sont aussi arrivés et nous avons juste eu
le temps de décider de faire une promenade au village lacustre le lendemain.
Il faut que je vous dise qu’ici à Tjilatjap
il y a deux cliques, les gens du
gouvernement et ceux du commerce.
Pendant cette visite du Bougainville, les gens du gouvernement, les B.B. comme on les appelle ici, ont
tout fait pour s’approprier les bons morceaux et nous tenir à l’écart, mais
avec moi cela ne leur a pas réussi, car les officiers me demandaient toujours,
ayant plus de plaisir avec moi qu’avec ces femmelettes qui ne savaient rien
leur dire, que flirter un peu.
Enfin, jeudi les B.B. avaient donc
trouvé moyen d’avoir un grand bateau pour faire cette promenade aux villages lacustres, mais les officiers
du bord ont fait préparer un de leurs bateaux et nous ont invités avec eux. Oscarli,
pour cette occasion, s’est libéré
du bureau, voulant aussi être
de la partie. Moi, j’ai pris avec moi Elly Oliemans et madame
Engelenberg. On a quitté le matin à 7 heures et quand nous sommes montés dans
le bateau, tous les officiers se chamaillaient pour venir dans notre bateau,
mais par politesse ils se sont partagés. Oh, on a bien souvent ri sous cape.
J’avais pris du gâteau avec et de la limonade, c’est-à-dire du sirop de citron
qui a été très apprécié.
 |
village lacustre |
Je vous enverrai des photos de toute la promenade. On
a ri, chanté, on s’est bien amusé. En rentrant, les officiers voulaient
absolument nous avoir à bord pour le lunch, tous seuls, sans les autres, Buby
et moi. Je n’ai pas pu empêcher madame Engelenberg d’être de la partie, c’en
est une qui veut avoir le nez partout et ne comprend pas quand elle devrait se
retirer. Enfin, vers midi, après nous être changé, nous sommes retournés à bord,
Buby, elle et moi Nous avons été bien reçus, j’avais la place d’honneur et je
vous garantis qu’on a bien ri. C’était chic, il y avait de l’esprit, c’était
léger. On a bu du vin au lunch, du bon vin français, j’en ai eu un verre et
demi, ils s’étaient donnés le mot pour me faire boire et pour le dessert ils
nous ont offert du champagne. C’était vraiment épatant, aussi je le leur ai
bien dit et ils ont eu du plaisir. Mais ils n’ont pas pu me faire boire pour me
rendre stouquette. J’ai été assez maligne pour passer mon verre à Buby et ainsi
leur jouer un bon tour dont ils ont bien ri. Ils savaient bien que j’étais comme
il faut (et non comme il en faut !!!) mais ils voulaient tout de même
essayer de me faire chanter ! Et mes deux « frères » qui étaient
assis au bas de la table ! J’avais mis la robe bleu ciel, celle de Tatali
à Banely et le béret bleu roi de Tatali, un bibi comme ils l’appelaient à
bord ! A trois heures nous les avons quittés, Buby a été au travail et moi
j’ai été dormir car le soir ils donnaient une grande réception officielle à
bord. Pendant le lunch, on en avait parlé, alors l’officier en second a demandé
s’il n’y avait pas un restaurant à Tjilatjap où on puisse aller souper après la
réception qui devait avoir lieu de 6 à 8 heures. Je leur ai immédiatement
proposé de se réunir chez nous pour un petit souper sur le pouce, ce qu’ils ont
accepté.
 |
en excursion |
Le soir à 6 heures donc, la Näggeli
avait remis sa belle robe noire avec un clip en brillants tout au bord du
décolleté, mon collier de perles qui tombait un peu plus bas, ainsi que mon
bracelet de perles. J’avais mis mon petit chapeau noir, celui que j’avais arrangé
moi-même en le mettant à rebours sur la tête. Et comme il pleuvait, j’avais mis
mon manteau blanc, encore celui de Hedy et qui était High-life. Cela faisait un
bel ensemble noir et blanc qui leur a fait dire : Sapristi ! vous
êtes bien ! Au manteau blanc, j’avais piqué deux belles orchidées. Nous
sommes arrivés un peu en retard et vous auriez dû voir les femmes B.B. comme
elles m’assassinaient de nouveau, surtout que tout le monde était planté là
comme des piquets. « Charlot », qui devait tout organiser, avait
installé un haut parleur caché dans des palmiers, alors le commissaire, mon
danseur, m’a invitée pour ne presque plus me lâcher de toute la soirée. Oh, ce
que j’ai bien dansé ! De temps en temps pourtant je l’envoyais se
promener, mais je n’avais pas le temps de m’asseoir qu’un autre officier
m’invitait. J’étais si simple, si simple (en apparence) dans ma robe noire,
mais elle était si distinguée. Oh mamms, j’ai eu un plaisir fou de pouvoir être
bien habillée juste pour cette occasion. Buby aussi avait du plaisir me voir dans cette robe, elle lui plaît
beaucoup, ce dont je suis bien contente. A un moment donné, le commandant est
venu de notre côté, c’était un vieux zigue qui ne m’était pas du tout sympathique,
alors le commissaire avec qui je dansais, m’a vite conduite de l’autre côté du
pont, ne voulant pas que le commandant m’invite à danser !!! Car il
disait : s’il vous a, il ne vous lâchera plus ! J’ai bien ri et
d’ailleurs je ne demandais pas mieux, j’aimais mieux tous les officiers que le
seul commandant. Quand c’était fini, avant de partir, j’ai dit aux officiers,
alors c’est convenu vous venez chez nous. « Loulou » était de garde
et venait me dire qu’il ne pouvait pas quitter le bateau, alors je lui ai fait
demander une permission spéciale qui lui a été accordée, à son grand plaisir.
Moi, mon plaisir n’aurait pas été aussi grand si je n’avais pas pu avoir mes
deux « frères » autour de moi. Pendant qu’on décidait qui partirait
en premier etc, d’autres gens ont entendu et ils ont tous demandé à venir aussi.
Buby n’a pas pu faire autrement, il les a tous invités à venir chez nous, cela
fait qu’au lieu d’avoir 4-5 officiers pour un petit souper froid, j’ai eu 20
personnes !!! Pendant un petit moment je ne savais pas très bien comment
je pourrais m’en tirer, mais tout est bien allé. J’ai fait venir de la bière
froide du club et deux djongos pour servir. Engelenberg a aussi été chercher le
grand gramophone du club et nous avons eu une musique de danse épatante. En un clin d’œil toute
ma chambre était vide pour danser, pendant qu’on était assis sur la voorgalery
et qu’à la salle à manger 2-3 messieurs coupaient des sandwichs, pendant que la
koki faisait un immense plat de nasi goreng et que les djongos ouvraient les
boîtes pour faire un merveilleux plat d’hors d’œuvre que j’avais destiné aux
officiers seulement. Tout le monde avait assez bu de punch etc, à bord, ils
étaient gais et avaient faim. Ils se sont jetés avec un sans-gêne formidable
sur toute la bouffe, mais c’était gai et gemütlich. A boire je n’ai offert que
de la bière et des whisky soda, mais tout était bien, chacun s’amusait,
dansait, riait et moi je volais d’un danseur à l’autre.
J’ai dansé le Kaiserwaltzer avec
« Loulou », et ma foi, c’était parfait. Il aime aussi bien la valse,
j’ai dansé des tangos avec le commissaire, mon danseur en titre ( !) et
des rumbas avec le capitaine, des steps avec « Charlot ». Comme
c’était eux surtout que j’avais invités, il fallait qu’ils se sentent bien
malgré la majorité écrasante de Hollandais dont Buby s’occupait plus
spécialement. Je leur ai montré des photos des CharLou, ils ont admiré le
calendrier de la Suisse Patrie, et ils ont trouvé ma maison épatante, grande et
très bien installée. Le capitaine a même dit : Ah, si j’avais su, je
serais venu vous rendre visite dès le premier jour et je n’aurais plus remis
les pieds sur le bateau ! Ce qui était plaisant, c’est que je m’amusais
avec chacun la même chose, pas de fausse note, rien, tout a été tellement comme
il faut. Vers minuit les départs ont commencé, Oscar ramenait les gens sans
auto, en dernier les officiers. Lors de l’arrivée au quai, ils nous ont demandé
de venir encore une dernière fois à bord, cette charrette d’Engelenberg s’est
faufilé avec, mais on n’en a pas pris great attention. Une fois au carré, le
capitaine a été chercher sa guitare et a encore chanté quelques chansons.
C’était simple et charmant, et ma robe était jolie ! Le lendemain à 8
heures, ils partaient pour Saigon
avec des promesses d’écrire d’un côté et d’autre. Et ma foi, pendant toute la
journée, j’ai eu de la peine à me retrouver dans la vie ordinaire !
Je suis bien contente que notre
première party de quelque importance ait si bien réussi, chacun semble s’être
très bien amusé : it has been a success sur toute la ligne.