lundi 21 novembre 2016




Tjilatjap

10 mars 1938

Mes bien chers
Si je voulais bien faire les choses, je passerais d’abord une demi heure à vous écrire merci, merci pour tout ce que je viens de recevoir ces derniers temps. D’abord le Bettjäckli  (liseuse ou figarotteli) ravissant, un petit rêve qui ne fonctionnera pas comme Bettjäckli mais bien comme ravissante petite blouse sur une jupe de même ton, avec de beaux boutons. Je n’ai pas encore trouvé l’étoffe pour la jupe, mais ne doute pas réussir la prochaine fois que j’irai en tournée avec Buby. Ensuite je dois vous remercier pour la robe noire qui me plaît infiniment et qui a déjà son histoire que je vous raconterai tout à l’heure. Elle est arrivée juste au tout dernier bon moment pour me rendre d’immenses services et m’en faire jouir d’une manière fantastique. Merci aussi pour vos lettres, Faaather et Charlot, pour faire avaler la douloureuse (la facture pour la robe) qui en effet était bien un peu plus douloureuse que je ne m’y attenais. Ensuite sont venues les deux robes de Max qui sont ravissantes aussi et qui, telles quelles me rendront bien des services. Enfin, en deux mots, mes bien chers, je me sens de nouveau comblée, comblée et gâtée à en avoir honte presque.
Mais c’est réjouissant tout de même, aussi c’est du plus profond du cœur que je vous dis merci, à chacun, selon son droit.
……M ….. mon papier vient de se déchirer. J’écris au jardin et il y a passablement de vent, mais il fait si beau, tout à fait une belle journée d’août au Chalet. Je suis seule, Buby est parti en tournée ce matin et ne rentrera que demain soir. Oh, mais zut ! J’ai tant et tant à vous raconter que je ne sais par où commencer.
Merci aussi pour tes lettres 181 et 182 mynes Mamms de mon cœur. C’est fou comme vous me gâtez toujours.

Je crois que dans ma dernière lettre je vous avais écrit que j’attendais les Engelhart. Eh bien, ils sont arrivés le samedi 26 février depuis Bandoeng avec deux jeunes chiens. C’était toute une histoire de les apprivoiser avec le mien aussi, ils salissaient partout, n’étant pas encore bien dressés. Heureusement que tante Engel avait Soe (la baboe) avec elle, qui pouvait toujours nettoyer au fur et à mesure. J’ai eu du plaisir à les revoir et eux aussi. Seulement ce plaisir a été de courte durée vu que le dimanche soir j’attendais Engelenberg avec sa femme. Ils sont arrivés dimanche pour le thé, vers 5 heures, et à 6 heures, je reçois un téléphone du A.R.(le régent) que le bateau français, le Bougainville, était arrivé et on me demandait de venir assister à la réception qu’il leur donnait au club, vu que personne n’osait parler avec ces officiers. Je dois vous dire que la robe noire est arrivée samedi soir. Moi, pas bête, j’ai vite mis cette robe et on a été au Soos, assister à cette réception qui était moche comme tout. J’ai fait de mon mieux pour mettre ces types à l’aise, leur parler etc. et à la fin cela n’a pas si mal réussi. On a fini par danser et parmi ces officiers j’ai trouvé un danseur épatant qui de son côté a aussi eu beaucoup de plaisir à danser avec moi. Seulement comme on commençait à bien s’amuser, voilà le commandant qui partait et tous les officiers devaient le suivre. Moi, je suis rentrée avec les Engelhart et les Engelenberg, n’osant pas oublier mes devoirs de maîtresse de maison. 
pavillon français!

Mais je vous assure que j’aurais mieux aimé emmener quelques uns de ces officiers. Il y en avait surtout un jeune, qui me rappelait Charlot à 20 ans. Ma robe noire a fait bon effet, je l’avais mise avec le clip en jade que Buby m’avait donné pour ma fête. C’était high-life, et les femmes m’ont presque assassinée. Enfin, j’étais la mieux et ces officiers ont tout de suite vu cela.
Le Bougainville

Nelly (la grande) et Mme Engelenberg
Le lundi 28 février je me suis occupée de mes visites toute la journée, grommelant en dedans de ne pas pouvoir aller rigoler avec les petits officiers, et surtout parler français. Le soir nous avons été au club avec les Engelhart et pendant que nous étions là, voilà 2 des officiers qui arrivent, entre autre « Charlot ». Ils étaient amenés par d’autres gens, mais ils les ont assez vite plaqués pour venir s’asseoir vers nous et rigoler en français. Nous étions en train de jouer au Monopoly, « Charlot » le connaissait aussi, le jouant à bord, à la fin j’ai gagné et pour fêter cela, j’ai amené tout le monde au bar pour leur payer une choppe et des wienerli (saucisses de Vienne). Enfin, on a bien ri et « Charlot » ne me quittait pas ! On a pris rendez-vous ensemble pour le lendemain, jouer au tennis.
Nelly avec les officiers

Le mardi 1er mars, les Engelhart quittaient le matin de bonheur pour rentrer et ma foi je ne les ai pas vu partir avec trop de tristesse. Vous comprenez que je les aime toujours comme avant, ma chère tante Engel m’a fait trop de bien pour que je l’oublie, mais cela ne s’accordait pas bien avec ces officiers, et moi je voulais profiter de m’amuser à cette occasion. Et puis j’avais encore la madame Engelenberg et entre elle et les E. il n’y avait pas trop de sympathie, enfin c’était difficile d’accorder le violon de la Gemütlichkeit (bonne ambiance). Vers la fin de l’après-midi, voilà mon « Charlot » qui arrive avec  le docteur de bord. On a pris le thé puis nous sommes allés voir un match qui se disputait entre l’équipe du bord et l’équipe militaire d’ici. A la place de sport  on a rencontré les autres officiers et vous auriez dû voir leur manège pour se rapprocher de notre groupe sans trop blesser les gens avec lesquels ils étaient assis. Après le match, Buby a proposé de faire une petite promenade en voiture, on en a entassé trois et nous sommes partis. En chemin, on en rencontre un jeune, le plus jeune du bord qui rentrait tout seul. Naturellement on l’a pris aussi, et… devinez ? C’était tout à fait Loulou, jeune, maigre, blond ! Me voilà donc avec mes deux frères, j’avais un plaisir fou et nous avons bien ri. D’ailleurs vous aurez des photos pour vous convaincre. C’était des gentlemen, vous savez, et Buby a aussi eu beaucoup de plaisir à être avec eux. En revenant à Tjilatjap, nous avons été prendre l’apéro à bord, ils voulaient absolument me faire voir leur carré, c’est à dire leur salon ! C’était gentil et heimelig. Ils voulaient nous garder à souper mais j’avais promis à Elly Oliemans de la prendre avec, alors nous sommes allés au club toute la bande où je leur ai offert un souper chinois. Nous avons joué au billard, puis mon danseur, le commissaire Jouault, a donné en solo une danse nègre, puis on l’a déguisé en jeune fille de Tahiti. Enfin on a bien ri. Quand on les a ramené au bateau, ils nous ont de nouveau demandé de venir boire un last drink et nous ne nous sommes pas faits prier !!! Le lendemain mercredi 2 mars, ils étaient invités au dîner officiel du Résident à Banjoemas. Cela leur a pris toute la journée, sauf « Charlot » qui avait trouvé un truc pour ne pas y aller. Alors il m’a invitée pour venir dans l’après-midi prendre le thé à bord, mais le soir quand j’y ai été avec  madame Engelenberg, son petit garçon et le petit Oliemans pour leur faire visiter le bateau, mon « Charlot » n’était pas là. J’ai été reçue par un tas d’autres officiers qui s’empressaient autour de nous, de sorte que je me suis dite qu’il devait y avoir là quelque chose de louche. Ils n’osaient pas me dire que « Charlot » avait dû aller tout de même et qu’il n’était pas à bord pour me recevoir. J’ai bien ri après quand j’ai eu deviné. Enfin, nous avons visité le bateau avec les enfants puis bu quelque chose au carré, quand « Charlot » est enfin arrivé et m’a fait toutes ses excuses. Ils étaient si polis tous et tellement gentlemen ! Juste quand nous partions tous les autres sont aussi arrivés et nous avons juste eu le temps de décider de faire une promenade au village lacustre le lendemain.
Il faut que je vous dise qu’ici à Tjilatjap il y a deux cliques, les gens du gouvernement et ceux du commerce. Pendant cette visite du Bougainville, les gens du gouvernement, les B.B. comme on les appelle ici, ont tout fait pour s’approprier les bons morceaux et nous tenir à l’écart, mais avec moi cela ne leur a pas réussi, car les officiers me demandaient toujours, ayant plus de plaisir avec moi qu’avec ces femmelettes qui ne savaient rien leur dire, que flirter un peu.


Enfin, jeudi les B.B. avaient donc trouvé moyen d’avoir un grand bateau pour faire  cette promenade aux villages lacustres, mais les officiers du bord ont fait préparer un de leurs bateaux et nous ont invités avec eux. Oscarli, pour cette occasion, s’est libéré  du bureau, voulant aussi être  de la partie. Moi, j’ai pris avec moi Elly Oliemans et madame Engelenberg. On a quitté le matin à 7 heures et quand nous sommes montés dans le bateau, tous les officiers se chamaillaient pour venir dans notre bateau, mais par politesse ils se sont partagés. Oh, on a bien souvent ri sous cape. J’avais pris du gâteau avec et de la limonade, c’est-à-dire du sirop de citron qui a été très apprécié. 


village lacustre
Je vous enverrai des photos de toute la promenade. On a ri, chanté, on s’est bien amusé. En rentrant, les officiers voulaient absolument nous avoir à bord pour le lunch, tous seuls, sans les autres, Buby et moi. Je n’ai pas pu empêcher madame Engelenberg d’être de la partie, c’en est une qui veut avoir le nez partout et ne comprend pas quand elle devrait se retirer. Enfin, vers midi, après nous être changé, nous sommes retournés à bord, Buby, elle et moi Nous avons été bien reçus, j’avais la place d’honneur et je vous garantis qu’on a bien ri. C’était chic, il y avait de l’esprit, c’était léger. On a bu du vin au lunch, du bon vin français, j’en ai eu un verre et demi, ils s’étaient donnés le mot pour me faire boire et pour le dessert ils nous ont offert du champagne. C’était vraiment épatant, aussi je le leur ai bien dit et ils ont eu du plaisir. Mais ils n’ont pas pu me faire boire pour me rendre stouquette. J’ai été assez maligne pour passer mon verre à Buby et ainsi leur jouer un bon tour dont ils ont bien ri. Ils savaient bien que j’étais comme il faut (et non comme il en faut !!!) mais ils voulaient tout de même essayer de me faire chanter ! Et mes deux « frères » qui étaient assis au bas de la table ! J’avais mis la robe bleu ciel, celle de Tatali à Banely et le béret bleu roi de Tatali, un bibi comme ils l’appelaient à bord ! A trois heures nous les avons quittés, Buby a été au travail et moi j’ai été dormir car le soir ils donnaient une grande réception officielle à bord. Pendant le lunch, on en avait parlé, alors l’officier en second a demandé s’il n’y avait pas un restaurant à Tjilatjap où on puisse aller souper après la réception qui devait avoir lieu de 6 à 8 heures. Je leur ai immédiatement proposé de se réunir chez nous pour un petit souper sur le pouce, ce qu’ils ont accepté.
en excursion

Le soir à 6 heures donc, la Näggeli avait remis sa belle robe noire avec un clip en brillants tout au bord du décolleté, mon collier de perles qui tombait un peu plus bas, ainsi que mon bracelet de perles. J’avais mis mon petit chapeau noir, celui que j’avais arrangé moi-même en le mettant à rebours sur la tête. Et comme il pleuvait, j’avais mis mon manteau blanc, encore celui de Hedy et qui était High-life. Cela faisait un bel ensemble noir et blanc qui leur a fait dire : Sapristi ! vous êtes bien ! Au manteau blanc, j’avais piqué deux belles orchidées. Nous sommes arrivés un peu en retard et vous auriez dû voir les femmes B.B. comme elles m’assassinaient de nouveau, surtout que tout le monde était planté là comme des piquets. « Charlot », qui devait tout organiser, avait installé un haut parleur caché dans des palmiers, alors le commissaire, mon danseur, m’a invitée pour ne presque plus me lâcher de toute la soirée. Oh, ce que j’ai bien dansé ! De temps en temps pourtant je l’envoyais se promener, mais je n’avais pas le temps de m’asseoir qu’un autre officier m’invitait. J’étais si simple, si simple (en apparence) dans ma robe noire, mais elle était si distinguée. Oh mamms, j’ai eu un plaisir fou de pouvoir être bien habillée juste pour cette occasion. Buby aussi avait du plaisir  me voir dans cette robe, elle lui plaît beaucoup, ce dont je suis bien contente. A un moment donné, le commandant est venu de notre côté, c’était un vieux zigue qui ne m’était pas du tout sympathique, alors le commissaire avec qui je dansais, m’a vite conduite de l’autre côté du pont, ne voulant pas que le commandant m’invite à danser !!! Car il disait : s’il vous a, il ne vous lâchera plus ! J’ai bien ri et d’ailleurs je ne demandais pas mieux, j’aimais mieux tous les officiers que le seul commandant. Quand c’était fini, avant de partir, j’ai dit aux officiers, alors c’est convenu vous venez chez nous. « Loulou » était de garde et venait me dire qu’il ne pouvait pas quitter le bateau, alors je lui ai fait demander une permission spéciale qui lui a été accordée, à son grand plaisir. Moi, mon plaisir n’aurait pas été aussi grand si je n’avais pas pu avoir mes deux « frères » autour de moi. Pendant qu’on décidait qui partirait en premier etc, d’autres gens ont entendu et ils ont tous demandé à venir aussi. Buby n’a pas pu faire autrement, il les a tous invités à venir chez nous, cela fait qu’au lieu d’avoir 4-5 officiers pour un petit souper froid, j’ai eu 20 personnes !!! Pendant un petit moment je ne savais pas très bien comment je pourrais m’en tirer, mais tout est bien allé. J’ai fait venir de la bière froide du club et deux djongos pour servir. Engelenberg a aussi été chercher le grand gramophone du club et nous avons eu une musique de  danse épatante. En un clin d’œil toute ma chambre était vide pour danser, pendant qu’on était assis sur la voorgalery et qu’à la salle à manger 2-3 messieurs coupaient des sandwichs, pendant que la koki faisait un immense plat de nasi goreng et que les djongos ouvraient les boîtes pour faire un merveilleux plat d’hors d’œuvre que j’avais destiné aux officiers seulement. Tout le monde avait assez bu de punch etc, à bord, ils étaient gais et avaient faim. Ils se sont jetés avec un sans-gêne formidable sur toute la bouffe, mais c’était gai et gemütlich. A boire je n’ai offert que de la bière et des whisky soda, mais tout était bien, chacun s’amusait, dansait, riait et moi je volais d’un danseur à l’autre.
J’ai dansé le Kaiserwaltzer avec « Loulou », et ma foi, c’était parfait. Il aime aussi bien la valse, j’ai dansé des tangos avec le commissaire, mon danseur en titre ( !) et des rumbas avec le capitaine, des steps avec « Charlot ». Comme c’était eux surtout que j’avais invités, il fallait qu’ils se sentent bien malgré la majorité écrasante de Hollandais dont Buby s’occupait plus spécialement. Je leur ai montré des photos des CharLou, ils ont admiré le calendrier de la Suisse Patrie, et ils ont trouvé ma maison épatante, grande et très bien installée. Le capitaine a même dit : Ah, si j’avais su, je serais venu vous rendre visite dès le premier jour et je n’aurais plus remis les pieds sur le bateau ! Ce qui était plaisant, c’est que je m’amusais avec chacun la même chose, pas de fausse note, rien, tout a été tellement comme il faut. Vers minuit les départs ont commencé, Oscar ramenait les gens sans auto, en dernier les officiers. Lors de l’arrivée au quai, ils nous ont demandé de venir encore une dernière fois à bord, cette charrette d’Engelenberg s’est faufilé avec, mais on n’en a pas pris great attention. Une fois au carré, le capitaine a été chercher sa guitare et a encore chanté quelques chansons. C’était simple et charmant, et ma robe était jolie ! Le lendemain à 8 heures, ils partaient pour Saigon avec des promesses d’écrire d’un côté et d’autre. Et ma foi, pendant toute la journée, j’ai eu de la peine à me retrouver dans la vie ordinaire !
Je suis bien contente que notre première party de quelque importance ait si bien réussi, chacun semble s’être très bien amusé : it has been a success sur toute la ligne.



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