samedi 12 novembre 2016



                                    1 9 3 8


Tjilatjap

10 janvier 1938

Mes bien chers
Voilà la première lettre que j’écris dans la nouvelle année, et elle est pour vous Je me demande comment vous avez passé le seuil, n’ayant encore rien reçu de vous depuis votre lettre de Noël. Mais je pense qu’une lettre est en chemin, car hier le facteur m’a dit : besok barangkali ! (peut être demain !)
Pour en revenir à tout ce que j’ai à vous dire : j’ai donc bien reçu le rapport d’Oscar par avion d’ailleurs je crois que je vous en ai déjà remercié. Secondement j’ai eu un immense plaisir au cadeau de la Banely (Fanny) que j’ai mis immédiatement. Il me va très bien et je vais lui écrire, aussi pour sa fête du 14 courant. Ma lettre n’arrivera plus à temps, mais voici toujours mes bons vœux, mys Banely, et mille bons muntschis pour ta fête et te remercier du plaisir que tu m’as fait avec ton cadeau et aussi avec ta bonne lettre.
Je n’ai reçu de lettre de personne d’autre que des Gassmann (propriétaires du Journal du Jura), une petite carte imprimée, et de Thérèse Delémont. Je sais qu’il y a beaucoup de ma faute, parce que je n’écris pas souvent, mais les gens sont aussi égoïstes, pas tous mais beaucoup n’écrivent pas si je ne le fais pas d’abord. Enfin, je m’en balance. On change beaucoup dans la vie, il y a deux ans cela m’aurait encore fait mal au cœur de ne rien recevoir, mais maintenant je me détache ou plutôt j’ai rangé tout cela, quitte à le retrouver quand je serai à Bienne une fois de nouveau. Pour le moment je laisse dormir toutes ces connaissances, ayant bien d’autres chats à fouetter ici.
Je viens de me rendre compte que je n’ai plus écrit de lettre détaillée depuis le commencement de décembre. Par contre j’ai écrit des douzaines de lettres dans l’intérêt de Buby, et cela compte aussi.
Ta dernière lettre est la 178 et date du 17 décembre. J’espère bien que vous vous portez tous bien et que vous avez passé de bonnes et belles fêtes, tous en bonne santé.
Comme je vous l’ai écrit, nous avons passé Noël ensemble, Buby et moi, le soir du 25 décembre. Comme d’habitude nous avons allumé notre arbre, puis Buby a joué pour moi pendant un moment, après nous avons contemplé l’arbre et pensé à vous tous. J’avais un simple petit souper avec la table bien décorée avec des roses rouges et des bougies rouges dans mes candélabres d’argent. Plus tard ans la soirée, les Oliemans sont venus et nous avons joué au Monopoly. C’est un jeu que je venais de recevoir de Bandoeng où nous l’avions commandé. C’est un jeu anglais qui consiste à acheter, vendre, louer des terrains indiqués sur un grand carton, comme le jeu de l’oie, mais alors pour les grandes personnes. Il y a de l’argent anglais, on fait des prêts à la banque, on prend des hypothèques etc, c’est très intéressant et amusant aussi. Nous avons joué jusqu’à 2 heures du matin.
le Soos
Le 26, dimanche, Engelenberg est venu chercher Buby pour aller au Soos jouer au billard. Peu à peu il s’est rassemblé toute une clique et une dame est venue me chercher pour y aller aussi. Après le billard ils se sont mis à jouer pour voir qui payerait le prochain verre, et cela a duré jusqu’à 3 heures de l’après midi, moi j’en aurais vomi, mais que veut-on. Le soir, j’avais Engelenberg et Kleber à souper. Ils sont venus en retard parce qu’ils ne pouvaient pas se réveiller (pas étonnant) après cet après midi au Soos. Enfin, la soirée s’est assez bien passée, elle a été quelconque, Kleber a un peu été impressionné et pensé à ses enfants, mais Engelenberg a le plus souvent tourné le dos à l’arbre. Nous avons été souper et là aussi il n’y a vraiment que Kleber qui en a joui et mangé avec appétit, à part Buby et moi naturellement. J’avais une soupe aux champignons, des asperges, une oie très tendre farcie de châtaignes. J’avais essayé de faire des méringues, mais la crème n’est pas devenue épaisse de sorte que c’état un peu raté, mais bon tout de même. Après nous avons aussi joué au Monopoly jusqu’à 1 heure du matin. Les jours entre Noël et Nouvel An ont bien vite passé. Buby a été en tournée 2 jours, moi j’ai cousu, écrit, et me suis beaucoup occupée du Soos que je suis chargée de décorer. 

J’ai encore eu un tas de visites, des types qui venaient vite souhaiter la fin d’année etc. Les Indes, c’est un grand village, chacun se connaît et a des amis communs. Il ne se passe presque pas une semaine sans que j’aie quelqu’un à dîner, c’est fou. Heureusement que j’ai une bonne koki, pour le reste je ne fais jamais de chichi, ni pour le manger, ni pour le reste. Je prends chaque visite comme elle est et je me dis toujours, si cela ne lui plaît pas, il le saura pour la prochaine fois et il ne reviendra plus. Vive la liberté ! Mais ils reviennent toujours… !
Le jour de St Sylvestre, j’étais justement allé dormir la sieste, voilà que le téléphone sonne. Vous savez qu’entre deux et quatre heures il est défendu de téléphoner, du moins pour des gens bien élevés, car chacun dort, et c’est une des premières lois du savoir-vivre ici, de ne jamais déranger les gens entre 2-4 heures. Je me suis donc levée à moitié fâchée, à moitié effrayée par ce téléphone inusité. C’était Buby, je n’en revenais pas, mais voilà que sa voix riait de l’autre côté. Je devais deviner pourquoi il me téléphonait !  C’était pour m’annoncer qu’il était nommé administrateur avec une augmentation de Fl. 50.- par mois. Notre salaire fixe est donc de Fl. 400.- maintenant. Il va falloir pouvoir mettre quelque chose de côté, mais plus on avance, plus on monte, plus c’est difficile d’économiser. Avec toutes ces visites, le ménage revient cher tout de même.
Le soir j’ai eu les Oliemans, Engelenberg, Kleber pour passer la soirée. Elly Oliemans voulait aussi contribuer à la soirée, et elle a fait un petit buffet froid, avec un cherry clobber. Moi j’ai donné des beignets, une sorte de boule de Berlin, mais qui se fait sans levain, on cuit la pâte, une spécialité hollandaise pour le jour de Sylvestre (olie bolle), et du vin chaud qui était bon et qui a été apprécié. A minuit on a fait sauter une bouteille de champagne en l’honneur du Buby adm. Cette bouteille je l’ai reçue de mon épicier avec un tas d’autres bonnes choses parce que je suis une bonne cliente. Elly aussi en a reçu une. Après nous avons encore été au Soos où nous devions tous nous retrouver pour se souhaiter la bonne année. Mais il n’y avait presque personne, et c’était embêtant comme tout, on aurait bien mieux fait de rester à la maison. Le dimanche qui a suivi on l’a passé tranquillement, c’est – à dire, le petit Oliemans avait sa fête, alors Buby et moi lui avons offert un pic-nic en auto. Wil Oliemans devait aller en tournée et ne pouvait être de la partie, mais Buby, moi, Elly et les enfants avons fait un beau tour vers une grotte où nous avions été depuis Keboemen une fois avec les Röhwer, tout au commencement de notre séjour là-bas. Ensuite on a été au bord de la mer, vers un coin très joli où l’on récolte les nids d’hirondelles mangeables .
voir YouTube: Indonesia Bagus - Kebumen
petit film à ce sujet
On a eu beaucoup de plaisir et nous avons fait des photos qui vous parviendront. Le soir j’ai encore une fois allumé l’arbre pour le petit Oliemans et 8 autres enfants qui étaient venus le féliciter. Kleber était aussi là et a joué des chansons au piano. Buby était parti pour Poerwokerto chercher Oliemans qui revenait de Soerabaya.
Ils ne sont revenus qu’à 3 heures du matin, vu que le train avait du retard.
Le lendemain matin, lundi, nous apprenions que Kleber était au lit avec la malaria. D’abord je ne m’en suis pas beaucoup fait, Buby a été voir et ne le trouvait pas si mal, mais vers le soir j’ai appris qu’il avait un nouvel accès, alors j’ai été moi-même voir à l’hôtel et j’ai eu pitié. Un homme seul est tellement abandonné quand il est malade dans un hôtel. Personne n’était vers lui pour lui donner à boire ou n’importe quoi, alors je l’ai pris chez nous dans le pavillon. Vous auriez dû voir comme il en jouissait et comme il a fait Ah ! quand il s’est couché dans des draps frais ! Il n’a heureusement plus eu de nouvel accès de fièvre, mais il était très faible et ne se sentait pas bien à cause de toute la quinine qu’il devait prendre. Je lui ai fait des petits plats, lui donnait du bouillon, du jus de tomates etc. et maintenant il est de nouveau sur pied et ce matin il est retourné au travail. Il n’est pas mauvais ce Kleber, je l’aime bien. On a beaucoup fait de musique ensemble, surtout Oscar et lui, et alors ils me donnaient des leçons tous les deux.
Hier dimanche, Engelenberg avec encore un autre type sont déjà venus à 10 heures du matin, avec l’excuse de vouloir faire des photos de la maison, ils sont restés bloqués, pas moyens de les faire déguerpir, alors je les ai eu pour la rijsttafel. Naturellement ils ont bu tout ce qu’ils pouvaient, mais pour la première fois j’ai été une maîtresse de maison qui a retenu un peu et laissé les visites avec des verres vides un bon moment avant de les faire  remplir à nouveau. Oscar, lui, ne se sentait pas très bien et n’a presque rien bu, nous avons tout de même vidé 8 bouteilles de bière ; moi je n’en ai eu qu’un demi verre ! et Oscar peut être deux. Vous voyez comme cela va ici. Heureusement que la jeune génération, celle d’après la guerre, mène une vie tout autre ici et bientôt la vie aux colonies en sera changée, au grand regret des plus vieux qui regrettent constamment le bon vieux temps des nombreuses bouteilles. Vers 3 heures ils sont enfin partis. Ce type qui était  avec E. me rappelait Gaston Schmoll, le même cadran vide et bêbête. C’est en un qui aimerait bien avoir un point fixe à Tjilatjap, vu qu’il vient de Noesakebangan (Nusa Kebangan, l’île en face, la prison), mais il ne l’aura pas chez la Näggeli !  Il y a des idiots au monde et encore plus, mais pas moi !
Engelenberg m’a montré la photo de sa future. Elle est très jolie, jeune encore, mon âge probablement, et sympathique. Elle n’a pas l’air bête. Elle n’a jamais été ici aux Indes, et ma foi je la plains bien un peu, elle devra faire tant d’expériences ! A chacune son tour.
Il paraît que les photos que E. a faites hier ont bien réussi, vous les aurez donc sous peu. Il les a naturellement faites pour envoyer à sa future, afin qu’elle sache comment est sa future patronne. J’espère que je saurai être mieux qu’une madame Visser pour elle.
Je viens de recevoir un nouvel envoi de Sie & Er de St Gall. Merci de tout cœur, Max et Banely, nous les lisons avec un tel plaisir. Je me réjouis d’aller au lit pour les lire à mon aise, en ce moment c’est Oscar qui les lit. 
Savez-vous ce que j’ai fait ce matin, avant de venir vous écrire ? J’ai joué des gammes, je recommence à apprendre mon piano, espérons que cela dure et que cela mène à quelque résultat !
Le facteur a passé sans apporter de lettre, je vais donc attendre  mercredi pour envoyer celle-ci, peut être qu’entre temps il en viendra une.
Toute la matinée j’ai été assise au jardin pour vous écrire, il fait de nouveau un beau temps d’été après plusieurs jours de pluie, et j’en jouis.
Mes bien chers, je vous quitte.
Est-ce que Chuggou (Loulou) écrira une fois en 1938 ? et mon Fatherli, merci pour tout ce que vous avez écrit dans la lettre de Noël. Comment vont les choses avec Stöcker (voir lettres 16.9.1937, magasin d’horlogerie) ? Nous irons probablement à Bandoeng à la fin de ce mois, et j’espère ne pas avoir à encaisser des reproches quand j’irai le saluer.
Alors à bientôt toujours bien votre
Girlipfirli




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire