dimanche 31 janvier 2016





18 novembre 1934,

Käpumän

 (écrite avec le ruban rouge)
Rouge : la couleur de l’amour ! Ta lettre du 6 courant, no 60, reçue hier au soir, m’a fait un bien énorme. J’ai eu un sale jour, hier, rien ne marchait, tout allait mal. J’ai perdu mon temps, je me suis fâchée, je n’ai rien foutu, et voilà que ce petit billet bleu ma apporté la paix, le contentement, la gaîté, et surtout du courage.
Commençons vite par la chronique : ou plutôt continuons celle de la semaine passée. Nous sommes donc arrivés chez Margot, et à 10 heures du soir on nous sert un bijou de souper sur une table bien polie et des napperons à l’américaine. Malheureusement nous avions déjà mangé de la rijsttafel chez l’oncle de Jans. Moi, je n’avais plus du tout faim, et Buby non plus, mais il s’est exécuté de son mieux, tandis que moi j’ai tout laissé sur l’assiette, ce qui n‘était pas fait pour faire plaisir à Margot ! Enfin nous sommes restés à causer jusqu’à minuit, non sans que Margot m’ait proposé plusieurs fois plusieurs de ses robes du soir pour aller danser, mais vraiment nous n’en pouvions plus. Le lendemain, dimanche, nous étions mieux reposés, et après déjeuner nous avons été au Golf Club où Maurice avait à participer à un concours, ensuite nous avons fait une merveilleuse promenade par Tjandi, le Zurichberg de Semarang. 


Semarang 1904, Oscar bébé et ses parents
C'était merveilleux, des palais et des villas modernes, de vrais châteaux, et tout tellement soigné et dans cette nature si riche enfin c’était un rêve. Nous avons aussi vu la maison où Oscar est né…! J’ai passé des minutes inoubliables à imaginer le Sonny de la jeune maman Woldringh, avec le jeune papa si fier, s’amusant sous ces grands arbres, dans ces pelouses bien soignées, à l’ombre des bosquets en fleur. Enfin, je vous dis, nous en avons joui. Oscar a pris une photo de la maison que nous vous enverrons. Pendant ce dimanche matin, la glace s’est bien brisée, et le lunch a été très agréable. Margot nous a offert un tas de choses que nous n’avions pas à Keboemen, entre autre de la crème, de la crème digne d’un vacher suisse, et qu’elle peut ainsi acheter fraîche de Bandoeng. Nous l’avons mangée avec du jelly américain, elle m’a aussi donné deux paquets pour faire cette jelly. Fantastique ! Nous sommes repartis de là à 4 heures, ils sont venus nous accompagner à la gare, avec Johnny. C’est un enfant bien portant, et très très gai. Nous en avons aussi fait des photos. Après deux heures de train, nous sommes arrivés à Solo où Jans nous attendait pendant que John était en course avec un ami dont j’avais fait la connaissance à Paris, en 1932, quand j’étais en route pour la Hollande, cette fameuse fois où j’ai rapporté un crampon (Oscar) !!! Le soir quand John est revenu, et avant de souper, je l’ai entraîné ou plutôt je lui ai demandé de vite me conduire chez mon chinois du buste pour voir s’il avançait. Oscar était fatigué, il est resté à la maison pendant que John et moi filions dans la nuit à toute allure. Chez le chinois le buste était prêt, et n’attendait plus qu’à être recouvert de toile. Malheureusement il m’avait fait le cou trop petit, les épaules trop tombantes et le pire, le tour de poitrine trop grand, avec la bosse au beau milieu au lieu d’en faire deux sur les côtés. Alors John s’est mis à lui expliquer l’anatomie de la femme, et tout à coup, dans tout son sérieux et s’employant à bien le faire comprendre au chinois, John empoigne ma robe au dos, de sorte qu’elle était bien tenue devant, et continuait à expliquer au chinois les changements qu’il devait apporter au buste. Notez que tout cela se passait dans une boutique ouverte sur la rue, avec un tas d’enfants chinois et d’autres qui regardaient. Moi, un moment, je ne savais plus où me mettre mais j’ai ri tout de même et l’ai pris du bon côté. Notez bien que John était à mille lieues de se rendre compte que cela soit indécent ou n’importe quoi, il faisait simplement de son mieux pour expliquer au chinois, aussi moi je ne lui ai pas fait de reproches, je me suis tue sagement ! J’espère que maintenant mon buste réussira bien, car le chinois semble avoir compris quelles altérations étaient nécessaires. Je l’attends donc un de ces jours.

rue de Solo

 Le même soir, après souper John était invité à un choppe par son patron qui fêtait je ne sais quoi. C’était une partie pour les messieurs seulement, une beuverie un peu. Naturellement John voulait y emmener Oscar, mais à ma surprise Buby a refusé, disant qu’il ne pouvait pas boire, devant travailler dur le lendemain. J’ai trouvé cela très sage et cela m’a fait plaisir, surtout que moi, je lui avais encore dit de profiter de l’occasion. Ainsi Jans, Oscar et moi avons passé notre soirée au cinéma, un film de rien du tout dont nous avons bien ri. Le lendemain, lundi, nous sommes partis de Solo à 11 heures du matin, non sans que moi j’aie encore été en ville avant, acheter des souliers et faire mes dernières emplettes de ma liste. Nous sommes arrivés ici à 3 heures, avons vite dîné et Buby a couru au bureau pendant que moi je reprenais possession de mon domaine que j’avais abandonné pendant 5 jours. Cette sortie m’a fait beaucoup de bien, à Oscar aussi, elle nous a donné une nouvelle dose d’élasticité, car j’ai vu qu’i y avait un danger de ne pas sortir souvent on perd son vernis. Nous avons réintégré notre palais avec beaucoup de plaisir, there’s no place like home, et plein de nouvelles idées, de vues plus larges, et je vous dis, en un mot, plus élastiques. Il y a une ombre à toute l’affaire, nous avons employé énormément d’argent. Les sorties reviennent très cher ici, seulement en train nous avons dépensé plus de Frs. 40.--, c’est que les distances sont énormes ici. J’ai acheté un ravissant petit chapeau en paille noire avec une garniture (voir lettre précédente, photo) qui ira très bien avec ma robe de laine jaune.
A propos, j’ai bien reçu ma robe, n’ayant dû payer que 97 1/2 centimes de douane. Elle me va comme un gant, aucune retouche à y faire, sauf la rallonger de 3-4 centimètres. J’aime bien porter les robes assez longues, parce que je suis le plus souvent sans bas, et alors il faut que je cache mes poils aux jambes.
Tout le reste de la semaine je n’ai pas fait grand’chose. J’ai surtout marroné les domestiques du matin au soir, car pendant ces quelques jours d’absence ils se sont visiblement relâchés. Il a fallu les reprendre, et je crois même que je suis rentrée un peu plus difficile encore après avoir vu ce ménage soigné de Margot. Enfin, je m’en suis rendue compte et maintenant je ne me fâche plus avec eux. Mon djongos n’est pas encore loin, je désespère de jamais pouvoir le mettre à la porte, je n’en ai pas  le cœur, il est si pauvre. Diable, c’est difficile.
Vendredi Oscar a été en tournée avec M. Visser pour la première fois. Ils sont partis le matin à 6 heures et revenus le soir à 6 heures, une journée bien chargée. Chaque fois qu’un employé ou l’administrateur sortent ainsi tout un jour, la fabrique accorde Fl. 5.--. Avec cet argent ils doivent manger, et Oscar m’a rapporté une livre d’excellentes saucisses au foie faites par un boucher allemand, à Solo, car il a aussi été par Solo etc.
Oui, nous savions que Mr. Voskuil allait venir, mais sa venue n’est pas un heureux présage, il vient pour de nouvelles mesures d’assainissement ! Peut être subirons nous aussi une réduction de salaire ! Pour nous, cela ne me fait pas grand’chose, je saurai toujours tourner, pourvu qu’on ait du travail et que l’argent rentre régulièrement, si peu que ce soit. Enfin, qui vivra verra.
A Semarang, chez Andriesse, j’ai enfin acheté de l’étoffe pour couvrir notre couch. 
vieux Semarang

Comme je ne pouvais pas trouver le même tissu que nos fauteuils, j’ai, sur les conseils d’un monsieur d’un certain âge (dont je crois que j’ai fait la conquête ayant mon petit chapeau neuf sur la tête !) Hé, flûte, je radotte, car je crois que je vous ai déjà écrit cela dans ma lettre précédente, mais j’en ai un tel plaisir.

Merci mille fois pour la liseuse !  C’est sûr qu’elle sera jolie, j’en aime bien la laine, mais stpl. ne te fatigue pas, vois-tu rien ne presse, ne te dépêche pas. Les pluies sont maintenant assez régulières de sorte que la température aussi est plutôt stable. Je me porte très bien. Padreli, merci pour ta carte de Londres. Je ne l’ai pas encore reçue, mais cela me fait déjà plaisir de savoir que vous avez pensé à moi Je suis contente si tu as fait de bonnes affaires, mais sont-elles vraiment bonnes ? Oui, tu sais maintenant que vous êtes à Bienne de nouveau, tu pourras bien m’écrire de temps en temps, j’aime bien tes lettres quand tu t’y mets pour me donner des nouvelles !
Merci pour les conseils de la tourte, c’est en ordre. Hier j’ai voulu en faire une, alors il se trouvait que je ne pouvais pas ouvrir le couvercle de mon verre à sucre, il ne restait plus qu’un œuf, il a fallu en faire chercher et très peu de farine. Enfin, je vous ai écrit plus haut, que tout allait mal hier, j’étais de mauvaise humeur et finalement je n’ai pas fait de tourte, bien que la baboe a complètement raté le dîner, parce qu’étant de mauvaise humeur, j’ai pris mon parasol et suis allée marcher. C’est toujours mon remède. A midi je suis revenue avec madame Visser que j’avais rencontrée en auto et voilà que le dîner était brûlé. Il y a des jours je peux bien la laisser cuire toute seule, mais d’autres, nom d’une pipe, c’est comme si elle faisait exprès. Enfin, c’est passé et aujourd’hui le caneton était bon. Nous n’avons pas eu de riz, mais des choux rouges, assez rares ici. Ce soir on s’est payé des filets de poisson, pour 15 cents !
J’ai reçu l’annonce d’un nouvel échantillon sans valeur que je pourrai faire retirer demain. Il n’y a pas de douane à payer, je pense que ce sont les manches de la robe, alors au revoir correspondance, je vais me mettre à coudre à toute vitesse.
Eh, mes chers, dirait-on que Noël est de nouveau devant la porte ? c’est à peine croyable. Peut être que nous ne pourrons pas aller à Semarang, ne pouvant pas prendre plus de deux jours de congé, et cela c’est trop court. Nous le passerons donc bien tranquillement chez nous, pour nous deux, et nous penserons à vous. Nous voulons tâcher d’avoir le radio pour Noël, ce sera bien et à Sylvestre, nous écouterons les cloches de Big Ben à Westminster, tout comme vous mais chez nous ce sera déjà Nouvel-An matin entre 7-8 heures. 
C’est drôle, pas ? Quels sont vos projets de Noël, comme toutes les années ?
Lundi matin : j’ai presque oublié de te dire que j’ai lavé ma jupe grise, tu sais celle du costume coton acheté chez Hedy. Un beau matin j’ai eu une rage de laver tout ce que je trouvais sous la main comme toi, et tout a bien réussi, j’en suis très contente. Demain, quand le courrier sera liquidé, je vais m’attaquer à la jaquette, ainsi je pourrai épargner au moins Fl. 5.--, la jupe n’a pas du tout rétréci elle est restée bien en forme sans repassage.
Ouf, mes chers, il est bientôt midi. J’ai passé toute ma matinée à la cuisine à faire une tourte à l’ananas et un soufflé avec mes restes de canetons. Je prends de bonnes recettes dans le Jardin des Modes. Ma tourte est une recette de Mme Engelhart, je doute que je l’aie réussie, c’est la première fois  et j’ai toujours un peu de difficultés avec la cuisson au four, c’est pas nos fours des beaux potagers à gaz, diable, c’est avec cela que ce sera facile de cuire plus tard ! Avec mes charrettes de charbons qui nous mettent en nage au bout de 5 minutes. Enfin, zut, c’est la vie et je dois vite aller voir. Je viens de recevoir les manches et la ceinture en étoffe et quelques restes de ma robe jaune. Je trouve le tout ravissant et me réjouis de la terminer. Elle me va très bien.
Cochon, tous mes ananas se sont enfilés, enfoncés dans la pâte au lieu de rester dessus. J’aurais d’abord dû cuire la pâte toute seule et ensuite y placer les ananas, mais ce n’était pas sur la recette, alors j’ai cru essayer. Tant pis, Buby la bouffera quand même, pourvu que ce soit doux, chez lui, tout est bon. Je crois qu’il est pire que Charlot.
Demain Buby va à Semarang avec Mr. Visser, en tournée. S’il a le temps il s’informera pour un radio, d’abord il voulait en construire un lui-même, mais je crois que cela reviendrait aussi cher qu’un tout fait, mais pour son plaisir et se passer le temps le soir quand il revient du bureau, il en construira un petit à courtes vagues (ondes courtes) pour attraper les conversation et les s.o.s. Cela sera bien. Il a calculé qu’on peut et qu’on doit faire de meilleures économies ailleurs. Je me réjouis demain toute la journée je vais coudre, j’aurai un bon jour de libre sans personne qui me fait perdre mon temps à blaguer.
A la main :
Ma tourte est excellente, j’en ai eu presque une indigestion. Nous avons presque oublié d’écrire à papa Woldringh pour sa fête, c’est encore moi qui ai dû le faire… Buby est incorrigible. Ge…


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