jeudi 4 février 2016






25 novembre 1934

Keboemen


Un grand merci tout fou pour ta bonne et chère lettre, Mamali, et aussi pour la gentille carte depuis Londres, de mon Padre et de mon Chüggou (Louis). C’est dimanche de nouveau. J’en jouis. 



Je suis assise dans la véranda, j’ai mis ma robe blanche (de fiançailles) avec mon fichu rouge blanc bleu. A côté de moi sur une petite table, un grand verre de sirop que le djongos vient d’apporter. Tipsie est étendue à mes pieds, malade. C’est pour le coup que les deux hommes à la maison pourraient prétendre que c’est elle qui vient directement après Buby dans mon cœur. Depuis 4 jours qu’elle est malade, je l’ai soignée avec un dévouement sans bornes (papa dirait borgne). Elle a commencé par avoir des crampes formidables, elle gémissait si fort qu’on l’entendait chez les Visser. Nous avons cru qu’elle était empoisonnée, mais par la suite cela s’est prouvé être la maladie des chiens. Nous l’avons veillée pendant deux nuits, et je crois que je l’ai sauvée avec des œufs et du cognac que je lui enfilais de temps en temps. Elle a eu un terrible schwips du cognac, mais ses crampes ont cessé peu à peu. Maintenant elle a un léger pus qui sort des yeux, du nez, enfin de chaque trou. C’est le travail à Buby de laver toutes ces ouvertures ! et ma foi, il s’y prend avec une patience et une douceur tout à fait digne de mon Father. En cela Buby ressemble vraiment beaucoup à papa, quand on a un bobo ou n’importe quoi, il sait toujours un remède ou y apporter du soulagement. De même quand j’ai mes rhumatismes de nerfs quelquefois, il frotte doucement avec ses longues mains, et vraiment, il réussit à influencer les douleurs.
Ouf ! quelle semaine nous avons eue de nouveau. Hier il a fait chaud, le jour le plus chaud depuis que nous sommes ici. Je n’ai rien fait. Le matin je suis restée à moitié étendue au jardin dans une de nos chaises si confortables, et après dîner je suis restée étendue sur le lit jusqu’à 5 heures. C’est inutile de vouloir travailler en des jours pareils, je me suis donc ménagée malgré toutes les lettres et cartes qui me restent à écrire pour Nouvel an J’ai vraiment plaint Buby qui avait beaucoup de travail au bureau. Avant, dans le bon temps, ils avaient trois Européens pour faire le travail qu’il fait maintenant avec l’aide de deux chinois. Enfin, heureusement que l’orage qui se préparait a éclaté vers 5 heures, et ce qui est encore plus chic, le gros n’est pas tombé sur Keboemen, mais à une heure d’ici. Nous n’avons eu qu’une petite pluie rafraîchissante. En ce moment aussi, il pleut assez fort, c’est bon, cela sent la terre mouillée. C’est un de ces dimanches de pluie où il fait bon se sentir chez soi. Oscar devrait en profiter pour écrire à son père, mais quand on lui en fait la remarque il prend une mine si piteuse que, ma foi, je n’ai pas le courage de le forcer. Après tout il a bien mérité d’avoir un peu de bon temps. Je suis sûre que vous les hommes, vous vous dites mais bon sang, ce travail de bureau n’est pourtant pas si fatigant, il faudrait voir comme nous on la tient dure et on n’en dit pas un mot. Oui, mais ici ce n’est pas la même chose.
Mardi passé, il a donc été à Semarang avec M. Visser. Il paraît qu’il a aussi fait très chaud. Ils ont visité je ne sais pas combien de chinois, auxquels Buby a dû être présenté. Entre temps, ils ont encore trouvé moyen d’aller chez les importeurs et… de rapporter un appareil de tsf. Oui, mes chers, nous avons bel et bien un radio chez nous. Un modèle 1934, pas très grand, mais très fort. Un Erès, brevet de Philips. Nous avions bien décidé d’en acheter un une fois, aussitôt possible, mais je ne m’attendais pas à ce que Buby en rapporte un directement. Enfin, il n’est pas encore acheté, nous l’avons à l’essai jusqu’au 15 décembre. Oscar en est tout fou, en ce moment même il est chez les Visser à l’essayer à leur antenne parce que la nôtre n’est pas encore terminée. (c’est sûr essayer une radio, c’est plus chic que d’écrire des lettres ! le polisson !) Enfin bref, mardi soir, il est revenu pas seulement avec une radio, mais aussi avec de la fièvre, à force d’être éreinté. Il avait aussi pris froid sur le chemin du retour, car depuis Semarang situé dans la plaine très chaude, il faut traverser un col assez haut où l’air du soir est très frais, pour ne pas dire froid, et ces deux hommes à moitié endormis n‘y ont pas fait attention. Oscar avait pris froid. Il avait 38° et des points dans le dos. Je l’ai frictionné avec une petite pommade chinoise, quelque chose comme du « pain-expeller » et l’ai bien tenu au chaud. Le soir c’était passé et la fièvre aussi. Le mercredi dans l’après midi c’est Tipsie qui commençait. M. Visser est aussi venu nous annoncer la venue des Meyeringh. En même temps, j’avais la maison pleine de coolies et de toekangs (artisans) pour la pose de l’antenne, qu’Oscar dirigeait tant bien que mal depuis son lit, mais zut, ils ont tout fait à rebours, ce qui nous a procuré des moments désespérés. Surtout Oscar s’énervait au plus haut point. A sa place, j’ai aussi reçu les messieurs de l’électricité qui doivent poser un stop contact, car notre électricité de la fabrique étant du courant continu, nous ne pouvons pas en faire usage pour la radio. Ces types sont venus avec des mines importantes m’annoncer que cela donnerait un plaisir cher. Je leur ai fait sentir que cela c’était notre affaire et qu’ils n’avaient qu’à pas nous faire des prix de voleurs. Il nous faut faire faire une conduite depuis la gare, ce qui nécessite trois poteaux, et ils nous comptent le poteau à Fl. 15.--, sans les fils, sans la prise. Ils sont fous et je leur ai clairement fait voir ou plutôt sentir ce que je pensais d’eux. Enfin bref, ils sont repartis sans que rien n’ait été décidé. Oscar était furieux, nom d’une pipe, toutefois cela reviendrait tout de même trop cher, de sorte que nous devrions renoncer à la radio s’il n’y avait pas moyen de s’arranger. Nous avons été relancer le vieux Röhwer qui est ami avec ce type de l’électricité. Ils ont convenu que nous pourrions livrer les poteaux s’ils répondaient à leurs exigences, alors R. s’est souvenu qu’il avait encore de ces poteaux au vieux fer, il les a fait remettre en état et demain le type revient pour les examiner. Notre antenne est un bambou de 17.70 m de long, verticale, elle a 15 m de haut, environ. Je n’ose presque pas penser à combien nous reviendra toute cette histoire, j’en tremble déjà pour mes comptes de fin de mois ! Nous avons le choix de payer par acomptes ; au comptant nous bénéficions d’une réduction de Fl. 35.--, alors je pense que nous choisirons ce dernier mode. Moi, je serai très très contente d’avoir une tsf, combien j’en profiterai, même si pendant le jour nous ne pouvons pas avoir l’Europe, sauf le matin tôt, et encore pas toutes les stations. La Suisse, par exemple, nous ne l’aurons pas, les émetteurs ne sont pas assez forts, dommage, mais d’un côté, pour le moment, mon plaisir est encore tempéré par la perspective du « cumin » à verser. Vous savez que je ne puis pas dépenser beaucoup à la fois sans avoir les bleus. Ce n’est pas que je les aie beaucoup cette fois, tout de même ! mais ne trouvez-vous pas que nous ayons le droit de nous payer quelque chose de bien, vu que nous ne sortons presque pas et que j’économise où je peux. Il va falloir recommencer de plus belle maintenant, car par cet achat presque toutes nos économies y passent.
Jeudi matin les Rickshaw sont venus voir comment allaient Oscar et Tipsie. Elle est déjà venue vers les 8 heures, et ensuite lui s’est amené aussi. Comme nous étions installés au jardin, ils y sont restés jusqu’à 1 heure. Monsieur Engelhart, que nous avions informé de l’état de Tipsie, a aussi passé et est resté un moment, bref c’était une matinée à visite. Avec cela je voulais toujours aller chez les Visser, pour aider à madame à entretenir madame Meyeringh. Le soir assez tard, les Meyeringh sont encore venus nous voir et sont restés une heure au moins. Quand ils sont arrivés, les deux dames V. et R. étaient justement ici aussi, alors elles ont filé comme l’éclair devant cette haute visite !
C’est ici que je sens nettement mon avantage sur ces deux, et cela va me donner tout l’aplomb nécessaire à l’avenir.
Ma robe canari est prête, il n’y a plus qu’à poser les manches qui sont ravissantes. Oh ! j’en suis si contente, tu es un chou. Quand je l’ai essayée devant Buby, la première chose qu’il a dite : ah, cela c’est de la coupe, nom d’une pipe (traduction du hollandais) ! Inutile de vous dire combien cela m’a fait plaisir. Dommage John ne m’a pas encore expédié mon buste de sorte que je dois attendre pour bien pouvoir poser mes manches. J’ai essayé de le faire ainsi sur moi, et même Buby m’a aidé de ses conseils naïfs (c’était tordant !) mais comme il ne fait pas froid ces jours encore, je préfère attendre. J’ai bien reçu l’avis d’un paquet aujourd’hui, je pense que c’est la ceinture et le nœud, je me réjouis tant d’être bien. Est-ce que je vous avais écrit que mon petit chapeau noir va merveilleusement bien avec ? Oh, je vous dis, j’ai une chance énorme. C’est vous qui me gâtez toujours trop, vraiment j’en suis toute confuse des fois, car moi je ne peux pas vous faire plaisir ainsi, du moins pour le moment. Aussitôt que je pourrai disposer de quelque argent, je saurai bien ce que je vous enverrai, à vous les dames. C’est des bijoux faits par les javanais en or pur, des choses que j’aime beaucoup, mais il faut aussi attendre une bonne occasion de trouver un de ces artiste, car cela ne s’achète pas comme des mouchoirs.
Oh, merci mille fois pour les bigoudis. Ce que j’en serai contente ! Tu n’as aucune idée quel service ils me rendront, surtout quand mes cheveux seront trop longs et que je ne pourrai pas courir chez le coiffeur pour les faire arranger un peu. Ils me permettront d’être toujours un peu arrangée, j’y tiens beaucoup et Buby aussi, diable. Je crois qu’il a autant de plaisir que moi quand je suis bien. Bon sang, je ne fais que recevoir de belles choses et vraiment je ne le mérite pas.
Je suis contente que vous ayez vu le film de Bali. N’est-ce pas que les gens d’ici sont beaux ? et tellement cultivés . C’est pas rien, je vous en garantis. Je n’ai pas vu le film, mais il paraît qu’il est très bien et véridique, il a aussi passé ici à Java. N’est-ce pas c’est beau comme ils plantent le riz, ils sont en train de le faire ici maintenant, et en février ce sera la moisson. Je vais faire des pieds et des mains maintenant pour apprendre le javanais, car je veux le savoir pour mieux pouvoir prendre contact avec la population, c’est si intéressant, pourquoi donc n’en pas profiter. Maintenant que je sais le hollandais, je vais chercher un instituteur javanais pour me donner des leçons. Si Buby a le temps, il fera aussi avec, bien que pour lui c’est surtout le malais qui compte, ayant à faire aux chinois principalement.
Merci des salutations que tu me transmets. J’ai ri en lisant que tu inscrivais chaque lettre que tu écris dans ton agenda, car je fais exactement la même chose. Demain je vais écrire une série de cartes postales pour des vœux de Nouvel An aux diverses connaissances. Ma foi, je ne peux pas écrire des lettres à chacun, et ceux qui ne sont pas contents, qu’ils aillent aux pives ! Je vous écris depuis ce matin à 10 heures, excepté le temps de dîner, et de dormir cette après midi, et maintenant il est environ 7 heures. Buby a de nouveau filé chez Visser, notre radio étant là.
Je ne pense pas que nous pourrons aller passer Noël à Semarang. La fabrique ne s’arrête pas ici, le bureau ne peut pas fermer de sorte que Buby ne pourrait prendre que deux jours au plus vu que c’est aussi la fin du mois. Pour deux jours cela ne vaut pas la peine, c’est une chasse, surtout que le voyage dure 5 heures, ou même plus, je ne sais pas exactement. On arrive là, fatigué et on ne peut pas jouir pleinement, et last but not least, c’est les ronds (argent) qui manquent un peu. J’ai commandé des pantalons et 3 vestons blancs pour Buby, juste le nécessaire. Il faudra que je les paie en janvier, Fl. 45.--, donc environ Frs. 100.--, pour 3 complets blancs faits sur mesure. C’est pas trop cher, ou bien ? Enfin, tous nos crans sont serrés jusqu’en février, et encore toutes ces fêtes en perspective, brrr !
Aujourd’hui les Engelhart sont venus « rijsttafelen » chez les Visser, en passant madame E. m’a vite donné une branche d’orchidées, un gros bouquet de violettes, et trois immenses citrons. Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vues, alors elle me dit : Quand est-ce que je vous vois de nouveau ? en disant cela elle m’a regardée avec tant d’affection que je lui ai sauté au cou. Je vais lui faire un petit napperon en toile de fil rose que je broderai avec du coton marron. Un patron du Jardin des Modes. Il faut que je lui donne quelque chose à cette femme, elle représente tant pour moi ici.
Tu m’annonces une lettre de Charlot, je lui écrirai la prochaine fois….
votre Ge….
Par mon courrier de ce jour il part 8 lettres et 6 cartes postales, dites que je ne travaille pas
P.S. mes chers, j’ai les bleus et une sale colère. 
La Migros les vend!!!

J’avais préparé un tas de kroepoek de différentes sortes, des pistaches spéciales, avec du café spécial ; je voulais vous en faire un paquet de Noël, quand j’ai voulu sortir tout cela des boîtes où il faut les conserver : tout est moisi, la baboe ne l’ayant pas immédiatement mis au soleil après les jours de pluie. Cela me fiche malheur, car ce sont des choses spéciales que je ne peux pas acheter ici, ce sont des chinois et des javanais qui en font des spécialités, il me faut attendre la prochaine occasion. Maintenant je n’ai rien avec quoi je puisse vous souhaiter un bon Noël.



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