29 octobre 1934
Keboemen
Tiens, il
y a longtemps que je n’ai causé avec vous tous, et je crains bien que cette
fois encore ce sera très court. J’ai dû finir une lettre d’Oscar aux Dunlop,
notre réponse à leur lettre du 5 mars. Est-ce que ce n’est pas affreux ?
Eux qui ont été si gentils et ont tant fait pour nous.
Mes chers,
merci mille fois pour votre courrier du 16 courant, soit la lettre 57. Ce qui me surprend toujours, c’est que maman puisse si
bien continuer ses numéros de lettre. Au commencement qu’elle le faisait, je me
suis dit : mince, cela va aller longtemps ! et vraiment je dois dire
que je suis agréablement surprise chaque fois que cela joue encore !!! Je
pense qu’il y a du vieux macaroni là-dessous, ou est-ce que je me
tromperais ? Merci quand même pour toutes les nouvelles et tout ce que tu
m’écris, je ne vois rien de spécial à y répondre et je vais donc vite attaquer ma chronique de la semaine, car il est
déjà tard et demain matin je veux aller faire ma promenade, donc pas le temps
de continuer.
Jans est
donc arrivée le lundi et non le dimanche comme c’était décidé. Elle est arrivée
à trois heures avec la peau d’un petit
crocodile, butin de leur chasse bien maigre ! Comme il faisait chaud,
nous nous sommes mises sur notre lit, et avons blagué jusqu’à ce qu’à la fin
nous nous sommes endormies. Vers le soir, pendant qu’Oscar jouait au tennis
nous avons fait une petite promenade et avons rencontré les dames Visser et
Röhwer, en promenade également. Des saluts profonds, des sourires mielleux et
des regards critiques de chaque côté. En rentrant nous avons trouvé tous les
messieurs chez nous, et un peu après la Ricshaw s’amène aussi toute souriante
et débordant de gentillesse. C’est à ce moment que j’ai admiré ma grosse Jans.
Vous pouvez penser que je lui ai bien raconté toutes les histoires et qu’elle
était bien au courant de mes sympathies. Voilà ma chère Jans qui s’est mise à
déverser des sourires exquis, à promener des regards d’une douceur ineffable
tout en soutenant une gentille conversation, très enjouée sur mille et une
banalités. Pendant ce temps je me payais le luxe de ne rien dire et de jouir de
la comédie. Je vous garantis que j’ai plus appris en cette heure que n’importe
quand. Quand ils furent partis, Jans m’a prise par le bras et nous avons été
rire tout notre saoul au cabinet.
![]() |
La chère Ricshaw a été tellement conquise,
que le soir tard encore, madame Visser a accompagné son mari qui venait nous
donner une nouvelle de la course London
– Melbourne McRobertson race (voir
plus loin détails)
aussi pour faire la connaissance de Jans. C’était
exquis ! Jans est restée jusqu’à jeudi. Nous n’avons fait que bavarder,
nous promener un peu et nous avons beaucoup cousu, elle une robe et moi un
pyjama. Cette visite m’a fait un bien énorme sous tous les rapports et j’ai
beaucoup appris. Jeudi à 2 heures, donc 14 h, John arrivait de Bandoeng, ayant
fait 400 km, en 7 heures de temps, écrasé 7 poules et une chèvre sans se
retourner ni s’arrêter. D’ici à Solo il lui restait encore 4 ½ h à conduire.
Avec cela, il n’avait été se coucher que le matin à 3 heures, ayant fait la
noce à Bandoeng. Un gaillard, je vous dis. Nous avons mangé la rijsttafel,
ensuite il a été dormir pendant deux heures, et ils sont tous repartis après le
thé, soit environ à 5 ½ h. Il y a deux routes nationales de Bandoeng à Solo, et
John ayant maintenant calculé que la route du sud n’était pas plus longue que
par le nord, comme il l’avait toujours cru, il va la prendre plus souvent, avec
comme pied à terre Keboemen, hôtel
Woldringh. Cela va sans dire qu’il a toujours quelqu’un avec lui, soit sa
mère, soit l’un ou l’autre de ses nombreux amis. Je vais faire faire quelques
klamboe (moustiquaires) de rechange,
toujours avoir des boîtes de conserve dans l’armoire, et flûte, qu’il vienne,
cela donne toujours du changement et cela fait du bien à Buby aussi. Nous avons
décidé d’aller à Solo vers le 10 novembre pour un weekend. Moi je partirais
déjà le jeudi, et de Solo j’irai à Semarang pour des achats et le coiffeur.
Oscar viendra le samedi soir et le dimanche nous irons de nouveau à Semarang
rendre visite aux Warren (parenté de la mère de Oscar). Je viens
de recevoir une lettre de Margot Warren,
qui nous invite à passer Noël chez eux, avec l’oncle Charlie qui y viendra
aussi. Donc un Noël de famille sur lequel nous nous réjouissons beaucoup,
quoique nous ne les connaissions pas encore. Mes chers, il me reste encore
tellement à faire jusque là. D’abord ma
garde-robe. Oh, comme je suis contente de la robe que tu m’as fait
envoyer ! Une à une toutes mes robes filent, je n’ai absolument plus rien
du tout à fait entier. Je me suis fait ce pyjama en crêpe de chine vert clair avec des petits volants en crêpe georgette
rose, des restes d’une ancienne robe de bal. Il est très joli, mais diable j’y
ai travaillé plus d’une semaine, c’est vrai que Jans était là, mais tout de
même, le meilleur temps de la matinée je dois le passer à la cuisine, ainsi je
n’avance pas. Maintenant tout à coup il fait chaud de nouveau, les vents sont
tombés, c’est des robes plutôt légères qu’il me faut, jusqu’à ce que les pluies
arrivent définitivement, alors ce sera le tour aux robes plus chaudes un peu.
Cette semaine je dois encore me faire et terminer absolument une robe en
shantung dont j’avais acheté l’étoffe à Batavia.
Mes chers
frangins, vos lettres resteront encore quelques temps sans réponse. Vous ne
m’en voulez pas, dites ?
Merci
beaucoup pour la carte de Praz (lac de
Morat, Vuilly), elle est
très jolie. Cela fait tout drôle de revoir ce paysage pourtant connu, mais je
suis tellement habituée aux palmiers déjà, et à la nature d’ici. J’ai quand
même un bon bout de cœur en Suisse, va. Mais n’allez pas vous imaginer que cela
m’a donné l’ennui, mais non pas du tout et c’est justement ce que je ne
comprends pas en moi. Je crois que j’ai énormément changé sous ce rapport, ce
que j’aimais mon Seeland (région des 3
lacs) pourtant, et comme j’en jouissais, et maintenant je m’aperçois que je
jouis tout aussi intensément de la nature d’ici sans ressentir aucun vide
laissé par ma contrée à moi. Au contraire, je jouis des deux à la fois avec un
égal plaisir. Ya pas, mais j’étais faite pour partir ! Et ce sont les continents qui seront ma
patrie. On devient très détaché ici et nous faisons aussi attention de ne
pas contracter des habitudes trop fortes, pour moi, par exemple de trop aimer
maison, mon jardin ici. Chaque fois que je plante une fleur, un arbre ou
n’importe quoi, je me dis que je le quitterai un jour et je ne perds pas une
parcelle de mon cœur, ni à mes meubles non plus, il faudra quand même m’en
défaire un beau jour. Je ne désire qu’une chose quand je serai plus âgée, c’est
d’avoir assez d’argent pour voyager entre les Indes et la Suisse ou l’Europe du
moins, surtout pour jouir de ces deux genres de vie si différents. Charlot, Charlot, travaille à terminer
tes études le plus vite possible, ne gâche pas ton temps en mille et une
occupations secondaires, apprends, apprends, deviens quelqu’un, surmonte les
faiblesses que tu te connais dans le caractère et après viens jouir du monde.
La terre est ronde, ne l’oublie pas, on finit toujours par retrouver son petit
coin préféré. Et toi aussi, Chüggu, (Louis) travaille, mais aussi à
toi-même, améliore-toi, par ton intelligence, enrichis ton ciboulot, lis
beaucoup, corrige tes défauts ou tes faiblesses, surmonte-toi, maîtrise-toi,
exercez-vous à tout et à tous. Ha, c’est si bon le monde, et c’est encore quand
on est dans les pires difficultés qu’en en jouit le plus, c’est alors qu’on
mesure ses forces et qu’on peut se rendre compte de ce qu’on vaut. Tenez, moi,
cela ne me ferait rien de me retrouver dans le pétrin d’il y a une année, quand
je me débrouillais par gestes et grimaces et que j’étais souvent à me demander
ce que m’apporteraient les prochaines 5 minutes.
Tu m’écris
que cette séparation me rend indépendante, oh oui, je t’en garantis, et
comment. C’est maintenant que j’aimerais être dans les affaires, mais d’un
côté, pas sans Buby. Je sais très bien que c’est à lui aussi que je dois
beaucoup, mon sale gosse. C’est fou ce qu’il est bon penseur.
L’autre
soir nous avons eu le Dr. Samvel, ce chimiste, ici pour une partie d’échecs, et
ensuite il est venu nous dire adieu. C’est en le faisant parler un peu que nous
avons réalisé une fois de plus tous les sentiments de jalousie que notre arrivée
ici a dû soulever, et surtout encore maintenant que les gens doivent se rendre
compte qu’Oscar n’est pas un petit fils à papa gâté et bébête, mais un type qui
peut et veut les surpasser tous. Quelle cabosse il a, mes frères, j’en suis
encore à m’en étonner à l’heure qu’il est.
![]() |
avion participant à la course |
Est-ce que
vous vous êtes intéressés à cette course
Londres – Melbourne ? (pour le
centenaire de Melbourne, course de plusieurs avions, voir Wikipedia
MacRobertson Air Race) Nous en
avons été fous tous les 3 jours, chaque demi-heure on annonçait par radio le
progrès etc. Avez-vous suivi les incidents d’Albury (tempête, New South
Wales, Australie) ce qu’on est fier de Parmentier
(pilote hollandais du DC-2 Uiver) ici !
Papa, tu aurais dû m’envoyer une lettre
avec cet avion, y avait des
timbres spéciaux. Je vais voir si cela existe aussi pour le retour.
Mes chers
maintenant je n’en peux plus de sommeil une fois que 10 heures est là, je
m’endors debout.
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