dimanche 30 juillet 2017



Bandoeng

13 novembre 1940
221

A sa maman
Je viens par cette lettre te souhaiter une bonne et heureuse fête pour le 19 décembre. Nous ne vivons pas dans des conditions idéales pour fêter un anniversaire, mais tu sauras toujours en faire « the best of it » n’est-ce pas Rötteli, sous tous les rapports. Petite Maman de mon cœur, c’est ton 60ième et qui de nous aurait imaginé que tu doives le fêter dans des conditions pareilles, combien j’aimerais être près de toi, surtout à cette occasion, je pense bien que vous pouvez vous l’imaginer sans que j’aie besoin de vous le dire. D’ailleurs, cela ne sert à rien de se perdre en lamentations, cela n’avance pas les choses. Les circonstances dans ce vilain monde sont plus fortes que nous, il ne nous reste qu’à apprendre à les accepter.
…je te souhaite tant, tant et tant de bonnes choses, et je le souhaite de tout mon coeur. J’espère que tu seras entourée des garçons en ce jour de fête et que leur présence réjouisse ton cher cœur et sache combler la place laissée vide par les circonstances. J’ai par moment beaucoup de peine à accepter que les choses soient ainsi et je sais bien que chez vous cela ne va pas tout seul non plus. Il ne reste qu’à dire : l’homme propose et Dieu dispose ! Sachons nous soumettre et c’est dans cette soumission que se trouve la force nécessaire. Je sais que tu en fais l’expérience aussi, et cela me réconforte beaucoup. Ayons confiance, n’est-ce pas ?
Tu vas te demander ce que cela veut dire que ma lettre est datée de Bandoeng. Boili est au service ici et comme c’est pour un certain temps, nous avons loué une petite maison meublée et ainsi nous pouvons être ensemble, tout en jouissant d’un climat de montagne, ce qui fait beaucoup de bien à chacun, mais surtout à notre Schnucksibol. Fin septembre je rentrais de nos deux mois de vacances à la montagne, et mi octobre Oscar a été commandé ici. J’ai donc passé tout juste un mois à Batavia, puis j’ai vite refait nos malles pour venir ici, car Oscar ne peut presque plus vivre sans son Schnucksi. Ici nous vivons très tranquillement, pour nous, et sommes heureux tous les trois. Nous avons revus John et Jans qui habitent ici tout près. Le matin je vais souvent me promener avec Conradli jusque vers Jans qui est toujours la même bonne pâte. C’est par l’entremise de Ir que j’ai pu louer cette petite maison. Ir et Bernard (Baalde, médecin, voir who is who) aussi sont toujours très bons pour nous. Ir surtout me gâte terriblement. C’est elle qui a tout arrangé la maison, ensemble avec ma koki que j’avais envoyée ici un jour avant, elle a tout mis en ordre de sorte que je n’avais rien à faire en arrivant qu’à m’occuper de Schnucksi.
Conradli et moi avec la baboe sommes venus ici en train, et Boili en auto. C’est Oscar qui a voulu cela, car en auto on ne sait jamais s’il n’arrive pas une panne en route, et alors cela était trop long pour Schnucksi. Ainsi en train cela nous a pris 2 ½ heures et à l’arrivée Ir était à la gare pour s’occuper des bagages et de tout. Pour le voyage j’ai fait un amour de petit cape pour Conradli, en piqué blanc. Tout le monde s’arrêtait pour admirer cette frimousse qui sortait du capuchon pendant que nous attendions le train. Une fois dans le wagon j’ai installé Conradli sur le banc à côté de moi et il a dormi presque immédiatement, pendant une petite heure, ensuite à son réveil je lui ai donné son jus d’orange et sa banane comme d’habitude et il ne s’est pas senti dépaysé du tout. La baboe était dans le wagon avec moi et portait un seau pour tout le nécessaire !!!
Conradli a fait l’admiration de tout le wagon, tant par sa gentillesse que par sa bonne humeur, ce qui ne sera pas sans réjouir ton cœur de grand-maman, hein ? D’ailleurs c’est un fait, chacun s’étonne de l’enfant gentil et facile à manier qu’est Conradli, alias Schnucksibol.
Ah, si je n’avais pas mon Conradli. Je ne sais pas bien ce que je deviendrais. Il forme en quelque sorte un contre poids. C’est lui qui m’empêche d’être découragée par moments, c’est lui qui me fait garder confiance, c’est pour lui que je suis remplie de courage et d’espoir. Et pour Oscar c’est tout à fait la même chose, Conradli est le ressort de notre vie, car il empêche que toutes nos pensées, tous nos intérêts soient tournés uniquement vers l’Europe. Sa présence exige beaucoup de nous.
A propos, tes belles couvertures rouges, nous les employons de nouveau avec beaucoup de plaisir et de reconnaissance. Elles sont encore très jolies car j’en ai grand soin et sitôt que nous serons à Batavia, je les fais nettoyer et les enferme dans mon coffre de camphre jusqu’à la prochaine occasion.
L’autre jour j’ai été voir défiler Boili et j’ai beaucoup pensé à toi, car tu aurais eu du plaisir aussi autant qu’on peut en avoir dans les circonstances actuelles !
Dans ta dernière lettre, tu me demandes quand nous pourrons venir en Suisse. Tant que dure la guerre Oscar ne peut pas quitter le pays, mais sitôt que les hostilités auront pris fin, nous viendrons. Je sais bien que tu n’as plus l’ennui de nous maintenant, c’est seulement ton petit fils qui t’intéresse !
Pour le bon ordre, je te confirme avoir reçu ta lettre 244 du 16 août, contenant ta photo. Je puis m’imaginer que tu as passé bien des heures ainsi, écrivant sur tes genoux et les petits chiens à côté de toi. Oui, le Chalet est toujours unique avec notre beau lac sans son paysage modeste et si paisible.

J’ai également reçu ta carte du Gurten (Berne), non pardon, du Gurnigel (Préalpes bernoises) ainsi que celle du Chasseral (Jura). La correspondance arrive très irrégulièrement, il ne faut donc pas te faire de souci si pendant longtemps tu n’entends rien de nous. Il se peut aussi que je n’écrive pas à intervalles très réguliers, des fois j’en suis empêchée. En feuilletant mon agenda, je m’aperçois avec étonnement qu’il y a de nouveau plus d’un mois de passé depuis ma dernière lettre. C’est fou ce que le temps file. C’est aussi que je travaille beaucoup, car à part mes soins à Conradli, je couds tout moi-même, mes robes, la garde-robe de Conradli et les raccommodages du ménage. Conradli grandit si vite qu’à peine j’ai fini une série de petites chemises ou quoi que ce soit, elles commencent déjà à devenir trop petites et il faut recommencer.
Papali aimerait savoir si nous avons l’occasion de garder notre situation ici, même si nous venons en congé. Mais oui, mes chers. Nous sommes indépendants ici, nous formons un état indépendant et la vie ici continue comme par le passé. Nous sommes donc bien décidés de revenir ici après notre congé en Europe, car Oscar n’a aucune raison de vouloir changer de situation et vu les années que nous avons déjà derrière le dos, c’est ici qu’Oscar a le plus de chances d’avancer. Ici Oscar est dans son pays et je ne crois pas qu’il aurait plus de chances de trouver une bonne situation en Suisse, comme étranger. Quant à travailler ensemble avec Padre et mes fratelli, je ne crois pas que ce serait sage et bon, surtout pour les liens de famille, à la longue surtout. Est-ce que ce commerce de fabrication de plumes est tombé à l’eau ? car tu m’écris que Charlot voyage pour des produits chimiques maintenant. Il y a tant de ces affaires qui promettaient de devenir des réussites merveilleuses et puis après un certain temps on n’en entend plus parler. Je sais bien que la guerre doit avoir changé beaucoup pour vous en Suisse, mais je me rappelle aussi les enthousiasmes de Padre !!! Je sais bien que ce serait le ciel sur la terre si nous pouvions rester en Suisse près de vous, et si nous pouvions le faire en restant indépendants de vous, nous ne perdrions pas de temps, crois-moi. Malheureusement nous devons gagner notre vie, et dans les conditions actuelles, nous ne pouvons pas mettre de côté quoi que ce soit, c’est donc qu ‘Oscar doit continuer à travailler dur et c’est en restant ici qu’il a le plus de chance de parvenir à quelque chose de solide. N’oublie pas que j’ai fait mes expériences au bureau entre papa et Oswald, papa et l’oncle Charly et tant d’autres. Je sais bien que c’est Padre qui a eu le moins de faute dans tout cela, tout de même j’en ai pris une leçon et puis pour nous, il vaut mieux avoir un œuf dans la main qu’une poule sur le toit.
Tu me dis dans ta lettre que madame Koningsberger t’a écrit et demandé d’écrire à Koo. Jusqu’à présent il n’a encore rien reçu et ta lettre serait la première nouvelle qu’il ait de sa mère. Comprends-tu combien c’est important pour lui ? Mamali, je te l’ai déjà écrit, quand vous recevez des lettres de Hollande, transmets-les moi donc, transcris-les mots pour mots. Vous ne pouvez pas vous figurer combien nous sommes assoiffés de nouvelles ici et combien de fois je suis littéralement assiégée par des amis qui demandent des nouvelles. Quand quelqu’un a reçu une nouvelle ici, on la téléphone directement é tous nos amis et tes lettres sont un événement quand elles arrivent ! En lisant cela de madame Koningsberger, j’ai immédiatement téléphoné aux beaux parents de Koo qui sont à Batavia et ils sont venus sur le champs chez nous pour en savoir plus, malheureusement je n’avais pas grand chose de plus à leur donner. Donc une fois pour toutes, Mamali, si tu reçois une lettre ou une carte de Hollande, de qui que ce soit (car beaucoup de gens ont ton adresse) écris-moi immédiatement tout au long les nouvelles qu’elle contient. Nous sommes tous anxieux ici de savoir comment se portent nos familles en Hollande. Dans le cas de Koo, tu aurais dû lui écrire et copier la lettre de sa maman ou la lui envoyer et à moi tu aurais dû la copier, ainsi on serait sûr qu’un des deux recevrait la nouvelle. Pour le moment, Koo est bien content que sa maman ait pu t’écrire. Tu pourrais aussi écrire à madame Koningsberger pour lui dire que son fils est marié maintenant et très heureux. Oscar a été témoin au mariage, je te l’ai déjà écrit dans une de mes lettres précédentes. En écrivant en Hollande, il vaut mieux ne pas mentionner de noms de personnes, ni de lieu, emploie les pronoms seulement.
Si jamais tu as des nouvelles de Kitty et de Ryk, l’amie de Kitty dont la maman a été ici l’année passée, tu me les transmettras stpl. Nous aimerions tant savoir si Kitty a son enfant maintenant et si tout est bien allé.
Voilà une lettre de Conradli ! Pendant que j’étais en train d’écrire, il s’est réveillé et je l’ai laissé s’amuser avec la machine un peu, j’espère bien que la censure ne prendra pas ces quelques lettres pour des signes dangereux !
Je ne fais pas de double de cette lettre car j’ai oublié notre papier carbone à la maison, et je ne veux pas en acheter ici de nouveau. Il se pourra donc que je vous écris deux fois la même chose.
Jusqu’à présent je n’ai donc pas reçu ta lettre du 28 juillet, mais bien celle du 16 août, la 244 donc.
Papa m’a écrit ne pas recevoir de nouvelles de papa W. Nous aussi en sommes étonnés mais papa W. doit bien savoir ce qu’il fait et pourquoi il n’écrit pas, donc n’insistez pas. Pourtant dans votre télégramme vous nous dites qu’il se porte bien, j’espère bien que c’est la vérité ?
Cela semble bien tôt de vous souhaiter à tous et chacun un bon Noël, mes bien chers, mais avec le temps que mettent les lettres maintenant, il faut s’y prendre à temps. Quant à nous, nous rentrons vers le 15 décembre et serons juste à la maison pour préparer un simple mais bon Noël, pensez donc avec notre Conradli !!! Mes chers chers grand-papa et grand-maman, comme je voudrais pouvoir vous donner ce plaisir d’observer les grands yeux  brillants de Conradli quand il regardera dans les bougies ! Nous n’avons pas les moyens et ce n’est aussi pas le moment de faire beaucoup d’extra pour Noël, de sorte que nous ne ferons qu’un arbre, mais un beau. Après Noël nous chercherons à déménager, car notre maison à la Palmenlaan est trop chère pour ce qu’elle offre Nous prendrons probablement une maison encore plus petite, mais avec un peu de jardin autour, ce qui est indispensable pour Conradli. Vous comprenez, maintenant nous pouvons chercher à notre aise et j’espère bien que nous trouverons quelque chose de convenable. Continuez toutefois d’adresser vos lettres à la Palmenlaan jusqu’à ce que vous receviez des nouvelles et une nouvelle adresse précise. Il ferait beau pouvoir rester ici à Bandoeng, l’air y est si bon mais voilà il faut vivre où Boili gagne notre pain.
Voilà, vous êtes de nouveau un peu au courant de notre vie d’ici, simple, tranquille et heureuse par la présence de notre Conradli. Nous nous portons bien, Oscar aussi. Il a de temps en temps des démêlés avec son ami E. (Elout) mais pour le reste cela va bien au bureau, seulement ces derniers temps il n’y est pas trop souvent. C’est comme les Charlou ! (service militaire). Enfin, nous aurons eu de jolies 6 semaines ensemble ici, c’est toujours cela.
Au moins, n’oublie plus de bien écrire en détail et de copier les lettres que tu reçois de nos amis de Hollande stpl. Il te faut les copier textuellement et je ne crois pas que tu as besoin d’avoir peur de la censure. Cela va sans dire qu’ils n’écriront pas des choses que la censure ne peut pas laisser passer.
……..un bon Noël et que la nouvelle année vous soit prospère et nous apporte à tous ce que nous souhaitons le plus : la paix.
Pensez à nous comme nous pensons à vous ; avec espoir, patience et affection et surtout avec confiance. Toujours toutes nos bonnes pensées et tout mon cœur.
Votre Ge…




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