Batavia
lundi de Pentecôte 1940
(13 mai
1940)
214
Mes bien
chers tous,
Nous
venons d’apprendre qu’un avion partira demain matin pour tâcher d’atteindre
l’Europe et je vais me dépêcher de vous donner de nos nouvelles, sans trop
m’arrêter à des détails.
Je vous
confirme ma très longue lettre 213, partie d’ici le 25 avril et qui vous
parviendra peut être encore. J’ai reçu hier les deux lettres 234 et 235 de
Mamali avec des bouts de lettre de Padre. Merci de tout cœur. Vous pouvez bien
vous imaginer avec quel plaisir nous les avons lues et avec quels sentiments je
les conserve. Je vais vite y répondre.
J’ai bien
reçu les bavettes des Liechti. Je trouve touchant qu’elle me donne encore un
cadeau. C’est pourtant bien la même qui m’a aussi donné un napperon pour le
panier à pain lors de mon mariage ? Dis-lui que ce napperon, je l’emploie
encore toujours avec beaucoup de plaisir et que par cela j’ai déjà souvent
pensé à eux.
J’ai aussi
reçu cette semaine un paquet de Sie&Er de Max. Remerciez-le pour moi, car
ces envois me font toujours un plaisir extraordinaire ainsi qu’à Oscar aussi.
C’est
dommage que je ne reçoive plus les Journal
du Jura régulièrement, parce qu’ils vont encore toujours à Kediri, alors la
poste là-bas ne me les renvoie pas toujours ici à Batavia. Si c’est possible,
donnez ma nouvelle adresse.
J’ai bien
reçu en son temps les haricots secs
et j’en ai encore pour un dîner. Ils sont arrivés quelques jours avant notre
départ de Kediri, si je ne me trompe pas, en tous cas je me rappelle les avoir
reçus en plein déménagement. J’en ai beaucoup joui, et le beau petit sac en
lin, je l’emploie maintenant pour emballer la bouteille de lait de Conradli.
Autant que je peux je me sers pour lui des choses de la maison, car il faut
qu’il apprenne de bonheur quelle grand-maman unique et quel grand-papa tendre
et affectueux il a en Europe. Vos photos sont toutes dans sa chambre et ce sera
les premières images qu’il pourra regarder, mon fils, il vous aimera donc déjà
avant de vous avoir vus.
Tu me
demandes ce qui est arrivé à mes dents de devant. Oui, elles sont devenues
toutes jaunes, presque brunes de couleur et il faut que je les remplace. Je
voulais attendre de venir en Europe pour le faire faire en Suisse ou à Paris
chez un spécialiste, mais je pense que je vais le faire faire ici maintenant,
car je ne peux plus trop attendre. C’est ma grossesse qui a fini de les gâter
tout à fait. Elles ne sont pas pourries, seulement décolorées par suite du nerf
qu’on a dû m’enlever il y a environ deux ans décela. Ne te fais pas de souci à
ce sujet, cela me serait arrivé en Suisse également et cela n’a rien à faire
avec l’état de santé. Naturellement que ma grossesse y est pour beaucoup, mes
dents ont beaucoup souffert, mais c’est vraiment le seul ennui que j’aie
eu pour avoir Conradli.
Maintenant,
Motherlie, j’aimerais encore une fois te gronder pour la façon dont tu lis mes
lettres. Dans ta lettre 234 tu écris : Girly, maintenant dis-moi pourquoi
tu as attendu si longtemps avant de dire à Boili que tu étais… Sur la photo où
vous avez fait la promenade, tu as eu l’air bien triste. Tu sais, Mother-eyes
peuvent lire entre les lignes !!!
Mamali
chérie, je sais bien que les yeux
de la Motherlie peuvent lire entre les
lignes, mais il faudrait quand même qu’ils lisent aussi SUR les lignes.
Je suppose
qu’il s’agit de la photo où je
suis assise, en robe blanche dans l’herbe et que je regarde le paysage. Pendant
cette promenade j’ai en effet avoué à Oscar pour la première fois que j’avais
senti mon baby bouger. J‘avais déjà eu ce sentiment pendant la nuit,
sans bien me rendre compte que cela pouvait être le baby, ensuite pendant cette
promenade j’ai de nouveau eu ce sentiment et je l’ai dit à Boili. En effet
pendant cette promenade je ne me sentais pas trop bien, j’avais envie de vomir
et je me sentais un peu étourdie. Oscar a su dès la première heure mon espoir,
quand j’étais en retard de 4 jours avec mon mois !!! Il l’a su en même
temps que toi, c’est à dire en même temps que je te l’ai écrit. Penses-tu,
l’entente entre nous est meilleure que tu ne te le penses, même dans tes rêves
les plus audacieux de mon bonheur. Oscar était un mari parfait avant, mais
maintenant depuis que nous avons Conradli, notre amour s’est augmenté d’une
tendresse affectueuse telle que je n’aurais jamais osé la rêver dans mes plus
romanesques rêves de jeune fille et de fiancée. Maman, quoi qu’il arrive, ne te
fais jamais, jamais de souci au sujet de mon bonheur conjugal. Je te l’ai déjà
écrit souvent, et je ne peux que te le répéter du plus profond de mon cœur et
de ma conscience. Je te dis la pure vérité, car en ce moment cela ne vaut pas
la peine de mentir en quoi que ce soit.
Comme
notre correspondance risque d’être interrompue pendant longtemps, je tiens à
vous répéter que nous nous portons bien. Nous avons de bons amis ici. Notre
santé à tous trois est satisfaisante, aussi notre état financier, il n’y a donc
pas de soucis de ce côté-là. Nous saurons nous tirer d’affaire comme vous vous
préparez à le faire aussi. Pendant que j’en suis aux affaires, j’aimerais te
déclarer encore une fois que :
Je vous
autorise, maman et papa, à faire usage de mon carnet à la Caisse d’Epargne et qui est en votre possession, quand les besoins
de la situation actuelle ou à venir vous y obligeront.
Je sais
que ce n’est pas nécessaire de vous le dire ainsi, puisque vous pouvez disposer
du carnet de toutes façons, mais autant avoir les choses au point.
Mes bien
chers tous, depuis ce dix mai, le jour d’anniversaire de la mort de notre
Tatali, nos pensées, notre cœur et notre âme est avec vous en Europe jusqu’à
présent plus particulièrement en Hollande. Je ne me fais toutefois pas
d’illusions au sujet de notre Suisse bien aimée quoique je prie avec ferveur
pour sa liberté et votre salut à tous. Il ne sert à rien d’en parler, nous
souffrons avec vous, nous souffrons de devoir rester ici impuissants à vous
aider en quoi que ce soit. Je n’ose pas, je
ne veux pas penser au pire, je prie pour vous, nous prions pour vous
tous les deux. Mes chers parents, mes chers, chers tous, je ne puis dire que
cela. Je veux être digne de vous tous, car je sais que vous êtes courageux. Je
veux l’être aussi, quoique mon courage doit être d’autre nature que le vôtre.
Il s’agit ici de rester calme, maître de soi, même en voyant partout autour de
nous des gens qui se laissent aller à des lamentations sans fin. Dans toutes
les maisons il y a de l’anxiété soit pour des parents en Europe, soit pour des
enfants, tels que les Fraay qui ont leur fils de 16 ans en Hollande. Nous
souffrons tous et toutes, mais je tâche de le faire en silence et bien résolue
à ne pas me laisser aller au désespoir, tu sauras lire entre les lignes et toi
aussi mon cher, cher Paternel, mes parents à qui je dois tant !
Conradli
commence à me connaître maintenant. Chaque fois que je me penche sur le berceau
il me reçoit avec un large sourire. L’autre jour, la fiancée de Koo Koningsberger était ici et l’a pris sur les bras.
Il l’a regardée longtemps puis il a commencé à faire le plus beau
« pampu » (moue) du monde,
ses coins de bouche rejoignaient son menton pointu ! Alors je l’ai pris
dans mes bras et après un court instant il m’a fixée de ses grands yeux, il m’a
souri et a dit : euheuheuh ! Aussi pour lui, mes chers, je dois
rester forte et je saurai l’être.
Tu n’as
pas besoin d’avoir peur pour les petits draps, je ne les lave pas moi-même, et
même si je devais le faire, j’aime trop mon Conradli pour faire une chose
pareille telle que de lui mettre des petits draps qui ne sont pas tout frais.
Vois-tu, ici il faut être doublement attentif
à l’hygiène et je t’assure qu’on ne peut rien me reprocher à ce sujet.
Conradli pèse maintenant 5060 gr et tout le monde qui l’approche
s’exclame : quel bébé sain et bien fait ! Ce ne sont pas des
flatteries car je le vois aussi comme il est sain et si normal. Pourvu que je
puisse le garder ainsi, c’est ma prière constante et je sais que c’est la vôtre
aussi.
Mes chers,
je dois vous quitter pour cette fois-ci. Que chacun de vous garde dans son cœur
toute l’affection et l’amour que je lui porte. Nous sommes avec vous, nous
souffrons avec vous et nous lutterons aussi, bien que la guerre ici ne paraisse
pas immédiate, mais c’est moralement que nous lutterons. Ne perdons pas
confiance. N’ayez aucun souci pour moi, je suis aussi votre fille, votre sœur,
votre nièce et amie.
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