jeudi 6 juillet 2017




Batavia

lundi de Pentecôte 1940
(13 mai 1940)

214
Mes bien chers tous,
Nous venons d’apprendre qu’un avion partira demain matin pour tâcher d’atteindre l’Europe et je vais me dépêcher de vous donner de nos nouvelles, sans trop m’arrêter à des détails.
Je vous confirme ma très longue lettre 213, partie d’ici le 25 avril et qui vous parviendra peut être encore. J’ai reçu hier les deux lettres 234 et 235 de Mamali avec des bouts de lettre de Padre. Merci de tout cœur. Vous pouvez bien vous imaginer avec quel plaisir nous les avons lues et avec quels sentiments je les conserve. Je vais vite y répondre.
J’ai bien reçu les bavettes des Liechti. Je trouve touchant qu’elle me donne encore un cadeau. C’est pourtant bien la même qui m’a aussi donné un napperon pour le panier à pain lors de mon mariage ? Dis-lui que ce napperon, je l’emploie encore toujours avec beaucoup de plaisir et que par cela j’ai déjà souvent pensé à eux.
J’ai aussi reçu cette semaine un paquet de Sie&Er de Max. Remerciez-le pour moi, car ces envois me font toujours un plaisir extraordinaire ainsi qu’à Oscar aussi.
C’est dommage que je ne reçoive plus les Journal du Jura régulièrement, parce qu’ils vont encore toujours à Kediri, alors la poste là-bas ne me les renvoie pas toujours ici à Batavia. Si c’est possible, donnez ma nouvelle adresse.
J’ai bien reçu en son temps les haricots secs et j’en ai encore pour un dîner. Ils sont arrivés quelques jours avant notre départ de Kediri, si je ne me trompe pas, en tous cas je me rappelle les avoir reçus en plein déménagement. J’en ai beaucoup joui, et le beau petit sac en lin, je l’emploie maintenant pour emballer la bouteille de lait de Conradli. Autant que je peux je me sers pour lui des choses de la maison, car il faut qu’il apprenne de bonheur quelle grand-maman unique et quel grand-papa tendre et affectueux il a en Europe. Vos photos sont toutes dans sa chambre et ce sera les premières images qu’il pourra regarder, mon fils, il vous aimera donc déjà avant de vous avoir vus.
Tu me demandes ce qui est arrivé à mes dents de devant. Oui, elles sont devenues toutes jaunes, presque brunes de couleur et il faut que je les remplace. Je voulais attendre de venir en Europe pour le faire faire en Suisse ou à Paris chez un spécialiste, mais je pense que je vais le faire faire ici maintenant, car je ne peux plus trop attendre. C’est ma grossesse qui a fini de les gâter tout à fait. Elles ne sont pas pourries, seulement décolorées par suite du nerf qu’on a dû m’enlever il y a environ deux ans décela. Ne te fais pas de souci à ce sujet, cela me serait arrivé en Suisse également et cela n’a rien à faire avec l’état de santé. Naturellement que ma grossesse y est pour beaucoup, mes dents ont beaucoup souffert, mais c’est vraiment le seul ennui que j’aie eu pour avoir Conradli.
Maintenant, Motherlie, j’aimerais encore une fois te gronder pour la façon dont tu lis mes lettres. Dans ta lettre 234 tu écris : Girly, maintenant dis-moi pourquoi tu as attendu si longtemps avant de dire à Boili que tu étais… Sur la photo où vous avez fait la promenade, tu as eu l’air bien triste. Tu sais, Mother-eyes peuvent lire entre les lignes !!!
Mamali chérie,  je sais bien que les yeux de la Motherlie peuvent lire entre les lignes, mais il faudrait quand même qu’ils lisent aussi SUR les lignes.
Je suppose qu’il s’agit de la photo  où je suis assise, en robe blanche dans l’herbe et que je regarde le paysage. Pendant cette promenade j’ai en effet avoué à Oscar pour la première fois que j’avais senti mon baby bouger. J‘avais déjà eu ce sentiment pendant la nuit, sans bien me rendre compte que cela pouvait être le baby, ensuite pendant cette promenade j’ai de nouveau eu ce sentiment et je l’ai dit à Boili. En effet pendant cette promenade je ne me sentais pas trop bien, j’avais envie de vomir et je me sentais un peu étourdie. Oscar a su dès la première heure mon espoir, quand j’étais en retard de 4 jours avec mon mois !!! Il l’a su en même temps que toi, c’est à dire en même temps que je te l’ai écrit. Penses-tu, l’entente entre nous est meilleure que tu ne te le penses, même dans tes rêves les plus audacieux de mon bonheur. Oscar était un mari parfait avant, mais maintenant depuis que nous avons Conradli, notre amour s’est augmenté d’une tendresse affectueuse telle que je n’aurais jamais osé la rêver dans mes plus romanesques rêves de jeune fille et de fiancée. Maman, quoi qu’il arrive, ne te fais jamais, jamais de souci au sujet de mon bonheur conjugal. Je te l’ai déjà écrit souvent, et je ne peux que te le répéter du plus profond de mon cœur et de ma conscience. Je te dis la pure vérité, car en ce moment cela ne vaut pas la peine de mentir en quoi que ce soit.
Comme notre correspondance risque d’être interrompue pendant longtemps, je tiens à vous répéter que nous nous portons bien. Nous avons de bons amis ici. Notre santé à tous trois est satisfaisante, aussi notre état financier, il n’y a donc pas de soucis de ce côté-là. Nous saurons nous tirer d’affaire comme vous vous préparez à le faire aussi. Pendant que j’en suis aux affaires, j’aimerais te déclarer encore une fois que :
Je vous autorise, maman et papa, à faire usage de mon carnet à la Caisse d’Epargne et qui est en votre possession, quand les besoins de la situation actuelle ou à venir vous y obligeront.
Je sais que ce n’est pas nécessaire de vous le dire ainsi, puisque vous pouvez disposer du carnet de toutes façons, mais autant avoir les choses au point.
Mes bien chers tous, depuis ce dix mai, le jour d’anniversaire de la mort de notre Tatali, nos pensées, notre cœur et notre âme est avec vous en Europe jusqu’à présent plus particulièrement en Hollande. Je ne me fais toutefois pas d’illusions au sujet de notre Suisse bien aimée quoique je prie avec ferveur pour sa liberté et votre salut à tous. Il ne sert à rien d’en parler, nous souffrons avec vous, nous souffrons de devoir rester ici impuissants à vous aider en quoi que ce soit. Je n’ose pas, je ne veux pas penser au pire, je prie pour vous, nous prions pour vous tous les deux. Mes chers parents, mes chers, chers tous, je ne puis dire que cela. Je veux être digne de vous tous, car je sais que vous êtes courageux. Je veux l’être aussi, quoique mon courage doit être d’autre nature que le vôtre. Il s’agit ici de rester calme, maître de soi, même en voyant partout autour de nous des gens qui se laissent aller à des lamentations sans fin. Dans toutes les maisons il y a de l’anxiété soit pour des parents en Europe, soit pour des enfants, tels que les Fraay qui ont leur fils de 16 ans en Hollande. Nous souffrons tous et toutes, mais je tâche de le faire en silence et bien résolue à ne pas me laisser aller au désespoir, tu sauras lire entre les lignes et toi aussi mon cher, cher Paternel, mes parents à qui je dois tant !
Conradli commence à me connaître maintenant. Chaque fois que je me penche sur le berceau il me reçoit avec un large sourire. L’autre jour, la fiancée de Koo Koningsberger était ici et l’a pris sur les bras. Il l’a regardée longtemps puis il a commencé à faire le plus beau « pampu » (moue) du monde, ses coins de bouche rejoignaient son menton pointu ! Alors je l’ai pris dans mes bras et après un court instant il m’a fixée de ses grands yeux, il m’a souri et a dit : euheuheuh ! Aussi pour lui, mes chers, je dois rester forte et je saurai l’être.
Tu n’as pas besoin d’avoir peur pour les petits draps, je ne les lave pas moi-même, et même si je devais le faire, j’aime trop mon Conradli pour faire une chose pareille telle que de lui mettre des petits draps qui ne sont pas tout frais. Vois-tu, ici il faut être doublement attentif à l’hygiène et je t’assure qu’on ne peut rien me reprocher à ce sujet. Conradli pèse maintenant 5060 gr et tout le monde qui l’approche s’exclame : quel bébé sain et bien fait ! Ce ne sont pas des flatteries car je le vois aussi comme il est sain et si normal. Pourvu que je puisse le garder ainsi, c’est ma prière constante et je sais que c’est la vôtre aussi.
Mes chers, je dois vous quitter pour cette fois-ci. Que chacun de vous garde dans son cœur toute l’affection et l’amour que je lui porte. Nous sommes avec vous, nous souffrons avec vous et nous lutterons aussi, bien que la guerre ici ne paraisse pas immédiate, mais c’est moralement que nous lutterons. Ne perdons pas confiance. N’ayez aucun souci pour moi, je suis aussi votre fille, votre sœur, votre nièce et amie.




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