Batavia
15 octobre 1940
220
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dans son box |
Je profite
de nouveau d’un avion qui part demain
pour vous donner de nos nouvelles. Je n’ai rien reçu de vous entre temps,
depuis votre télégramme et ta lettre 241. Je ne me fais pas de souci, sachant
le temps que la correspondance met pour nous parvenir. Je vous confirme ma
lettre 219 du 1er octobre avec toutes les photos de Conradli.
C’était une lettre très lourde avec toute une série de photos, et quelles
photos !!! J’espère tant que vous la recevrez cette lettre, car cette
fois-ci je n‘ai aucune nouvelle photo à joindre.
Comme
nouvelles je n’ai pas grand’chose à vous raconter. Nous vivons pour nous et
pour Conradli. Mille fois par jour au moins je regrette que vous ne puissiez
pas en jouir en ce moment, tous les jours il a quelque chose de nouveau à nous
montrer. Il est si drôle !
Vraiment je ne me serais jamais imaginé qu’un petit enfant puisse rendre
pareillement heureux.
Oui, mes chers, malgré tout, tout ce que je souffre par
moments en pensant à vous, je dois avouer que je jouis pourtant d’un bonheur
immense. Et c’est la même chose pour Oscarli.
J’ai
encore réussi à acheter une passoire très pratique pour les légumes
spécialement. C’est un article français. Pour cela je suis bien comme toi,
Mamali, mon plus grand plaisir c’est d’aller fouiller les magasins d’articles
de ménage pour tomber sur l’une ou l’autre nouveauté. Est-ce que je t’ai une
fois écrit que j’ai même trouvé une passoire
à chnöpfli? (voir glossaire). Il y a un magasin chinois ici qui fait venir
toutes ces choses comme échantillon, et si cela « prend », il passe
des commandes. Je ne pense pas qu’il aura beaucoup de succès avec sa passoire à
chnöpfli, à moins qu’il y ait une autre femme suisse qui aille tomber
dessus !
J’ai
beaucoup pensé à toi ces derniers jours, car j’ai reprisé des bas et des
chaussettes, et j’ai employé ces petits crochets que tu m’avais une fois
envoyés. D’abord je me suis demandée comment au monde on pouvait se servir de
ces crochets, cela n’allait pas du tout, mais après un moment j’ai trouvé le
filon et maintenant je remonte des mailles pour mon plaisir. J’en suis si
contente que je te dis encore une fois un grand merci.
Je sais
bien que je vous en chante plein le dos de Conradli, mais il faut vite encore
que je te raconte cela : j’ai maintenant une poussette et nous allons nous promener tous les matins quand
pappie est parti pour le bureau et tous les après midi de 4 ½ à 5 ½ heures,
juste avant que pappie revienne. Une fois que pappie est à la maison et qu’il a
fini de lire son journal, Conradli n’est plus à moi !!! Et il le sait, le
petit diable, tous les soirs vers 6 heures il commence à pleurer quand on le
laisse dans son box, car alors c’est l’heure de pappie. Ils sont bons amis ces
deux, et j’en suis si contente.
Ce soir
j’ai vu qu’il y avait une maison à louer
dans le journal, et j’ai vite été voir, en marchant pour mon plaisir et zut, je
suis juste arrivée trop tard, elle
venait d’être louée à des gens qui étaient encore là et qui avaient pris un
taxi ! Cela m’apprendra la prochaine fois de faire plus vite.
Nous ne
sortons plus beaucoup, de sorte que je n’ai rien d’intéressant à vous raconter.
Nous voyons de temps en temps les van Mastwyck, ils sont toujours très
aimables, mais une fois qu’on a un enfant, on a de tout autres intérêts. Elle,
surtout, mène maintenant une vie toute mondaine, ils sortent beaucoup etc. Je
crois que c’est surtout elle qui jouit de cette sorte de vie, et c’est
compréhensible, quand on n’a pas d’enfant, il faut combler le vide ! Il faut
aussi prendre en considération que j’ai été absente pendant deux mois, c’est un
bon bout de temps.
Il se peut
que le mois prochain nous allions à
Bandoeng, Oscar doit faire du service, alors je vais avec et nous louons un
bungalow meublé. Cela ne reviendra pas beaucoup plus cher que si Oscar va seul
à l’hôtel, et ainsi nous jouirons encore un mois d’un climat plus frais. Il
fait très, très chaud en ce moment ici. Conradli transpire jusqu’à en avoir la
peau pleine de boutons, pauvre gosse. Je dois souvent penser à cette poésie que
tu m’as envoyée dans une de tes dernières lettres sur les joies maternelles.
Oh, j’en jouis tellement de mon Conradli.
Padreli,
la couronne de la montre de Boili est tombée. Il n’y aurait pas moyen d’envoyer
une nouvelle couronne, une tige et peut être une tirette avec les vis
nécessaires ? Stöcker n’a pas ce qu’il faut pour la réparer.
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cervelas sur le feu |
Boili est
en train de jouer du piano. Il joue presque tous les soirs maintenant pendant
que moi je couds. J’ai toujours beaucoup à faire, les chemises de Conradli
semblent toujours être trop petites ! Je suis en train de lui tricoter des
petits vêtements en coton everlasting qui lui vont très bien et qu’il pourra
porter pendant longtemps. Je l’habille surtout de blanc, je trouve que c’est le
plus joli. Je lui fais de très jolies petites jaquettes en piqué blanc, des
restes d’une vieille robe que j’avais ratée. Il est à croquer en blanc avec ses
grands yeux noirs et sa frimousse brunie. Je le mords toujours dans ses
mollets, ils sont durs comme des cervelas !!!
(petite saucisse nationale suisse).
Mes chers,
vous allez penser que je suis folle de mon gosse et que je ne suis pas capable
de penser à autre chose ! Mais ce n’est qu’à vous que j’ouvre ainsi mon
cœur et je vous assure que je pense encore bien assez à tout ce qui se passe en
Europe.
Je me
demande souvent ce que vous faites de tous ces
internés en Suisse ? Au moins ne te fends pas en quatre jusqu’à te
rendre malade. C’est drôle que vous deviez justement avoir des Arabes à Sutz, il doit en survenir des malentendus de part et
d’autre sans le savoir ! J’y pense souvent ! et je me demande si je
saurais m’adapter, car tout aura tellement changé quand nous pourrons une fois
revenir en Europe. Enfin, on ne sait pas ce qui nous attend ici non plus, de sorte
que je vis aussi sagement que possible selon mes moyens, en me disant : à
chaque jour suffit sa peine. Nous pensons à faire baptiser Conradli ici
maintenant, d’abord nous voulions attendre d’être en Suisse pour le faire, mais
je crains que cela soit trop long. Toutefois, nous nous reverrons bien un jour,
sachons avoir de la patience, et que Dieu vous protège et vous bénisse, mes
bien chers tous.
Ne vous
faites aucun souci pour nous, nous vivons au pays de l’abondance. Si possible
transmettez-nous tout ce que vous pouvez de papa W. Il paraît que Kitty attend
son second enfant. Si vous entendez quelque chose de ce côté-là, faites le nous
savoir, car les Baalde (Ir et Bernard,
Bandoeng) sont anxieux.
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