jeudi 27 juillet 2017



Batavia

15 octobre 1940
220


dans son box
Je profite de nouveau d’un avion qui part demain pour vous donner de nos nouvelles. Je n’ai rien reçu de vous entre temps, depuis votre télégramme et ta lettre 241. Je ne me fais pas de souci, sachant le temps que la correspondance met pour nous parvenir. Je vous confirme ma lettre 219 du 1er octobre avec toutes les photos de Conradli. C’était une lettre très lourde avec toute une série de photos, et quelles photos !!! J’espère tant que vous la recevrez cette lettre, car cette fois-ci je n‘ai aucune nouvelle photo à joindre.
Comme nouvelles je n’ai pas grand’chose à vous raconter. Nous vivons pour nous et pour Conradli. Mille fois par jour au moins je regrette que vous ne puissiez pas en jouir en ce moment, tous les jours il a quelque chose de nouveau à nous montrer. Il est si drôle ! Vraiment je ne me serais jamais imaginé qu’un petit enfant puisse rendre pareillement heureux. 

Oui, mes chers, malgré tout, tout ce que je souffre par moments en pensant à vous, je dois avouer que je jouis pourtant d’un bonheur immense. Et c’est la même chose pour Oscarli.
J’ai encore réussi à acheter une passoire très pratique pour les légumes spécialement. C’est un article français. Pour cela je suis bien comme toi, Mamali, mon plus grand plaisir c’est d’aller fouiller les magasins d’articles de ménage pour tomber sur l’une ou l’autre nouveauté. Est-ce que je t’ai une fois écrit que j’ai même trouvé une passoire à chnöpfli? (voir glossaire). Il y a un magasin chinois ici qui fait venir toutes ces choses comme échantillon, et si cela « prend », il passe des commandes. Je ne pense pas qu’il aura beaucoup de succès avec sa passoire à chnöpfli, à moins qu’il y ait une autre femme suisse qui aille tomber dessus !
J’ai beaucoup pensé à toi ces derniers jours, car j’ai reprisé des bas et des chaussettes, et j’ai employé ces petits crochets que tu m’avais une fois envoyés. D’abord je me suis demandée comment au monde on pouvait se servir de ces crochets, cela n’allait pas du tout, mais après un moment j’ai trouvé le filon et maintenant je remonte des mailles pour mon plaisir. J’en suis si contente que je te dis encore une fois un grand merci.
Je sais bien que je vous en chante plein le dos de Conradli, mais il faut vite encore que je te raconte cela : j’ai maintenant une poussette et nous allons nous promener tous les matins quand pappie est parti pour le bureau et tous les après midi de 4 ½ à 5 ½ heures, juste avant que pappie revienne. Une fois que pappie est à la maison et qu’il a fini de lire son journal, Conradli n’est plus à moi !!! Et il le sait, le petit diable, tous les soirs vers 6 heures il commence à pleurer quand on le laisse dans son box, car alors c’est l’heure de pappie. Ils sont bons amis ces deux, et j’en suis si contente.
Ce soir j’ai vu qu’il y avait une maison à louer dans le journal, et j’ai vite été voir, en marchant pour mon plaisir et zut, je suis juste arrivée trop tard, elle venait d’être louée à des gens qui étaient encore là et qui avaient pris un taxi ! Cela m’apprendra la prochaine fois de faire plus vite.
Nous ne sortons plus beaucoup, de sorte que je n’ai rien d’intéressant à vous raconter. Nous voyons de temps en temps les van Mastwyck, ils sont toujours très aimables, mais une fois qu’on a un enfant, on a de tout autres intérêts. Elle, surtout, mène maintenant une vie toute mondaine, ils sortent beaucoup etc. Je crois que c’est surtout elle qui jouit de cette sorte de vie, et c’est compréhensible, quand on n’a pas d’enfant, il faut combler le vide ! Il faut aussi prendre en considération que j’ai été absente pendant deux mois, c’est un bon bout de temps.
Il se peut que le mois prochain nous allions à Bandoeng, Oscar doit faire du service, alors je vais avec et nous louons un bungalow meublé. Cela ne reviendra pas beaucoup plus cher que si Oscar va seul à l’hôtel, et ainsi nous jouirons encore un mois d’un climat plus frais. Il fait très, très chaud en ce moment ici. Conradli transpire jusqu’à en avoir la peau pleine de boutons, pauvre gosse. Je dois souvent penser à cette poésie que tu m’as envoyée dans une de tes dernières lettres sur les joies maternelles. Oh, j’en jouis tellement de mon Conradli.
Padreli, la couronne de la montre de Boili est tombée. Il n’y aurait pas moyen d’envoyer une nouvelle couronne, une tige et peut être une tirette avec les vis nécessaires ? Stöcker n’a pas ce qu’il faut pour la réparer. 
cervelas sur le feu
Boili est en train de jouer du piano. Il joue presque tous les soirs maintenant pendant que moi je couds. J’ai toujours beaucoup à faire, les chemises de Conradli semblent toujours être trop petites ! Je suis en train de lui tricoter des petits vêtements en coton everlasting qui lui vont très bien et qu’il pourra porter pendant longtemps. Je l’habille surtout de blanc, je trouve que c’est le plus joli. Je lui fais de très jolies petites jaquettes en piqué blanc, des restes d’une vieille robe que j’avais ratée. Il est à croquer en blanc avec ses grands yeux noirs et sa frimousse brunie. Je le mords toujours dans ses mollets, ils sont durs comme des cervelas !!! (petite saucisse nationale suisse).

Mes chers, vous allez penser que je suis folle de mon gosse et que je ne suis pas capable de penser à autre chose ! Mais ce n’est qu’à vous que j’ouvre ainsi mon cœur et je vous assure que je pense encore bien assez à tout ce qui se passe en Europe.
Je me demande souvent ce que vous faites de tous ces internés en Suisse ? Au moins ne te fends pas en quatre jusqu’à te rendre malade. C’est drôle que vous deviez justement avoir des Arabes à Sutz, il doit en survenir des malentendus de part et d’autre sans le savoir ! J’y pense souvent ! et je me demande si je saurais m’adapter, car tout aura tellement changé quand nous pourrons une fois revenir en Europe. Enfin, on ne sait pas ce qui nous attend ici non plus, de sorte que je vis aussi sagement que possible selon mes moyens, en me disant : à chaque jour suffit sa peine. Nous pensons à faire baptiser Conradli ici maintenant, d’abord nous voulions attendre d’être en Suisse pour le faire, mais je crains que cela soit trop long. Toutefois, nous nous reverrons bien un jour, sachons avoir de la patience, et que Dieu vous protège et vous bénisse, mes bien chers tous.
Ne vous faites aucun souci pour nous, nous vivons au pays de l’abondance. Si possible transmettez-nous tout ce que vous pouvez de papa W. Il paraît que Kitty attend son second enfant. Si vous entendez quelque chose de ce côté-là, faites le nous savoir, car les Baalde (Ir et Bernard, Bandoeng) sont anxieux.



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