Batavia
6 juin 1940
215
Ma chère
petite Rötteli mia
Mon cher
Padre, mes chers Charlou
Je viens
de faire de l’ordre ans mon panier à ouvrage, et en voyant tous ces bouts de
laine provenant des innombrables jumpers et blouses que tu as tricotés pour moi
dans le courant des dernières années, je me suis dit : si seulement je
pouvais l’embrasser ma Rötteli. Aussi je les garde bien précieusement tous ces
beaux cadeaux ! Oh, mes chers, vous lirez bien un peu entre les lignes
que j’ai bien l’ennui de vous ce
soir. J’aimerais tant et tant savoir comment vous allez tous. Oui, je le sais
bien par tes dernières lettres Mamali, mais que voulez-vous, on n’est jamais
content !!! Enfin, mes chers, ce n’est pas le moment de penser ainsi et de
se plaindre, aussi je me reprends, ne vous en faites pas. D’ailleurs je puis
bien me représenter que vous avez bien d’autres soucis en ce moment. Je vois
par les journaux que les mesures sont prises pour la défense nationale, mais est-ce qu’en civils vous avez aussi pris
toutes les précautions ? Au moins n’hésitez pas à employer cet argent,
dont je vous ai déjà parlé, pour vous mettre en sûreté. Je ne veux pas entrer
en détail quant aux mesures à prendre, vous les savez mieux que moi, je présume.
En tout cas, Mamali, Papali, vous savez que vous aurez toujours un home chez
nous, quoi qu’il arrive et malgré la grande distance, si c’est nécessaire et
pas tout à fait impossible, venez-y, aussi bien Oscar que moi nous vous
recevrons à bras ouverts, vous le savez bien. Quant à la place, il ne faut pas
vous en faire, il y en a toujours. C’est ce qu’il y a de beau dans ce pays-ci,
tout s’arrange, il n’y a pas de situation aussi compliquée ou aussi imprévue
qui ne finisse pas par s’arranger. Et vous aimerez être ici, vous serez même
enchantés du pays, j’en suis plus que certaine. Quant à la chaleur, on aura
vite fait de vous trouver une petite bicoque dans les montagnes où Padre fera
son élevage de canards etc et où le climat est comme en Europe. Mes chers,
soyez persuadés que vous avez ici un home avec des cœurs tout pleins
d’affection qui vous attendent. Je ne parle pas de mes frères, mais j’y pense
d’autant plus ! C’est terrible, terrible
cette guerre, toutes les choses
affreuses, monstrueuses qui se passent. Et se trouver ici, ainsi impuissant
à soulager toutes les misères. Je travaille tout ce que je peux et tant que je
peux pour la Croix Rouge. Je ne puis
pas quitter mon domicile pour aller travailler quelque part, mais ici à la
maison, je puis travailler à confectionner des habits pour les réfugiés.
Je pense
que Minna s’est aussi enrôlée dans les services complémentaires ? J’y
travaillerais aussi si j’étais en Europe.
Aujourd’hui
Conradli a ri pour la première fois, je dis bien ri, vraiment ri. Jusqu’à présent il nous faisait toujours de beaux
sourires, mais cet après midi, quand je l’ai lavé et que je lui ai mis une
belle petite chemise pour recevoir son pappie quand il rentrerait du bureau, il
a eu un tel plaisir qu’il riait et poussait des cris de joie. C’était si joli
d’entendre ce rire d’enfant. Je
crois qu’il a eu du plaisir à la couleur de cette petite chemise qui est d’un
beau bleu éclatant. Une fois que Boili était là et que j’aurais voulu que
Conradli rie, il ne l’a pas fait !!! C’est toujours ainsi et je trouve si
dommage que Boili n’en jouisse pas autant que moi.
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L’autre
soir, je lui donnais la bouteille et je parlais avec Boili. J’avais aussi mis
la petite jaquette de lin de mon costume de Hedy, et dont le col se tenait
contre mon cou au lieu d’être aplati. Enfin, à un moment donné, quand je
regarde Schnucksibol, le voilà qui fait un pampeli (pampu, moue, petite moue) pour pleurer. Vite j’appelle Boili pour
venir regarder, mais hélas, c’en était trop. Le pampeli s’est changé en cris et
en pleurs. Conradli a été effrayé par ce col de jaquette et aussi il ne
supporte pas ma voix qui est plus grosse que quand je lui parle spécialement à
lui. Oscar a bien ri et ce Conradli qui avait un vrai chagrin !
Heureusement qu’il s’est vite consolé, mais quand je suis près de lui et que
tout à coup j’appelle d’une voix forte, le pampeli se montre immédiatement.
Ce soir
nous avons été en auto, voir quelqu’un vite, mais je suis arrivée 10 minutes en
retard à la maison pour lui donner sa bouteille, alors monsieur criait et se
lamentait comme si je l’avais eu au couteau. Oh, ce qu’il pouvait crier d’une
façon lamentable, comme s’il était le plus malheureux et le plus mal soigné de
tous les enfants. Il avait un vrai chagrin que sa mammie l’ait
délaissé !!! Il était fâché aussi, car Oscar voulait un peu l’amuser
pendant que je préparais la bouteille, et il n’en voulait rien savoir mais
continuait de crier. Et il sait déjà stampfe (trépigner), vous devriez voir cela. Il commence à devenir
tellement humain maintenant. Chaque jour apporte une nouvelle surprise. C’est
un bel enfant, je puis le dire sans vouloir m’en vanter. Sa petite mèche de
cheveux que je voulais t’envoyer dans ma dernière lettre, sera jointe à
celle-ci, car la semaine passée, je l’ai oubliée. Il est tellement gentil
aussi, toute la journée je ne l’entends pas, le matin dans son berceau il s’amuse
tout seul avec ses doigts et quand je me montre, il me sourit, mais jamais il
n’essaierait de bringuer. Peut être que cela viendra encore mais nous faisons
maintenant déjà bien attention de ne pas le gâter. Et cela nous en coûte, je
dois l’avouer.
Ce matin
vers 5 heures par exemple, a éclaté un orage assez violent qui m’a réveillée.
J’ai immédiatement pensé à mon Conradli dans la chambre à côté, mais voilà que Boili
était déjà debout pour aller vers lui, alors nous avons pris l’excuse de
l’orage pour le prendre dans notre lit où il est resté couché entre nous deux
s’amusant avec un coin de drap pendant que nous deux essayions de dormir encore
un peu. Je sais que je jouis d’un bonheur immense d’avoir notre petit enfant et
de pouvoir en jouir ici tranquillement, alors qu’il y a tant de mamans en
Europe qui voient leurs enfants souffrir. Je le sais que je suis privilégiée et
j’en suis reconnaissante, croyez-moi. C’est bien ce petit enfant qui me donne
une force et un courage moral inouïs. Comme je vous l’ai déjà dit, ne vous
faites pas de souci pour moi.
Ce soir
Boili est allé jouer au tennis. Nous avons loué un court pour un soir par
semaine, avec les Fraay et plusieurs autres connaissances. Moi, je n’ose pas
encore jouer, mais cela viendra sous peu. Ces derniers temps Oscar ne voulait
plus y aller, mais je l’y ai obligé, car ici il faut faire du sport pour rester
en forme et bien portant.
Dimanche soir, 9 juin 1940
Nous avons
entendu aujourd’hui de l’accident survenu près de Bienne au lieutenant
Homberger. Oui, mes chers, je puis bien m’imaginer dans quel état d’esprit
chacun doit vivre, dans quel était d’énervement, de tension et de crainte, mais
aussi avec quel courage et combien résolus à la défense de notre beau pays. Mes
chers, comme notre général Guisan l’a dit, nous allons chacun faire attention
de ne pas nous laisser gagner et nous laisser affaiblir par la psychose de
guerre. Je fais donc aussi mon possible pour suivre son conseil et tenir mon
courage à deux mains. Pour le reste, mes cher, je prie, je prie pour vous tous.
D’ici, je
n’ai pas beaucoup de nouvelles à vous donner. Nous vivons calmement, comme
d’ailleurs chacun ici. De temps en temps, nous faisons un petit tour d’auto et
allons voir des amis, ou bien nous avons des visites. Moi j’ai repris mes
occupations de ménage, car je suis tout à fait remise et me sens très fit.
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mariage Koningsberger |
Nous
venons d’apprendre que Koo Koningsberger va se marier au mois de juillet. Ils ont demandé à Oscar d’être témoin
et je pense que nous assisterons donc à la noce. Je suis en train de changer ma
robe jaune en broderie de Leni, car elle va bien avec mon grand chapeau que
j’avais acheté à St Gall avant de partir. J’ai bien soin de tous mes habits,
car je cherche à économiser partout et sur tout.
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Minnie Dozy Koningsberger et Oscar |
Nous
donnons beaucoup à la Croix Rouge. Conradli a de nouveau gagné 220 gr cette
semaine. Il grandit tellement vite. Il s’amuse maintenant à toucher et tenir
tout ce qui lui tombe sous la main, et surtout il veut toujours sucer sa
chemise ou le coin d’un petit drap. Sans cela il est toujours content. Au mois
d’août, nous allons louer un petit bungalow quelque part dans les montagnes
encore avec une autre famille qui a 2 petits enfants. Ce sont les Hausermann,
des Anglais d’origine suisse et qui ont rencontré René (frère du Padre) à Londres dans le temps. Je ne sais pas si Boili
poura venir aussi, s’il aura congé, mais maintenant je ne peux plus l’attendre,
il faut penser à Conradli qui doit aller à la montagne avant la saison des
pluies.
Mes bien
bien chers tous, je pense à vous presque jour et nuit et je prie pour chacun de
vous.
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