Batavia
16 avril 1940
213
A sa maman
J’ai
ajusté mon papier sur la machine avec la bonne intention de passer ma soirée à
parler avec toi, mais maintenant Boili tient à aller faire un petit tour en
voiture, alors allons-y et la lettre reste en suspens.
Tu sais
que depuis le premier jour ta photo était sur la babytafel de Conradli, déjà à l’hôpital et maintenant ici aussi.
Une babytafel c’est le meuble sur lequel je lui change ses langes, je le lave
etc. Alors chaque fois que je suis occupée avec Conradli, tu me souris et tu me
dis le plaisir que tu prends à ton petit-enfant et moi je te raconte comme je
suis heureuse. Ainsi nous nous parlons au moins 20 fois par jour !
L’autre
soir j’ai eu la visite d’une madame Cochius, une cousine de Elout qui est
divorcée en Hollande, et qui est maintenant venue ici où elle cherche à gagner
sa vie. Pour le moment elle travaille comme volontaire au bureau comme
secrétaire de Elout. Elle ne nous est pas très sympathique, ni à Boili ni à
moi, et quand elle s’est approchée du berceau pour voir Conradli, j’ai eu une drôle d’impression, indéfinissable, et
pas agréable. Il me semblait qu’elle ne s’approchait pas du berceau avec
sympathie et plaisir, enfin je ne puis pas te dire au juste ce que j’éprouvais,
mais je ne me sentais pas à mon aise. Hier Annie Elout est venue et nous avons
parlé de choses et d’autres. Ainsi j’ai appris que cette madame Cochius avait été mariée pendant 10 ans, et
très malheureuse, qu’elle avait aussi eu un petit enfant, mais qu’il était né
pas normal, et il est mort au bout de 8 mois. Cela est naturellement un grand
chagrin pour elle, et moi j’ai senti cela quand elle regardait Conradli. C’est
drôle comme une maman sent vite tout ce qui concerne son enfant, c’est comme si
on avait reçu un 6ième sens.
Il est si
bien bâti, notre fils, tu devrais voir cela et il n’y a plus seulement une
Rötteli qui est fière de ses fils, mais une Ge… lui tient compagnie ! Un fils, moi avoir un fils ! Si tu
savais le bonheur que c’est pour moi, des fois je suis obligée de me pincer
pour au moins être sûre que je ne rêve pas, que c’est bien réel. Maintenant
quand je vois les mamans se promener avec leurs beaux petits enfants, mon cœur
chante en dedans de moi, car là, dans la chambre bleue j’ai aussi quelque chose
dans le beau berceau.
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à la maison... |
Tous les
soirs avant le repas de 6 1/2 heures, nous prenons Conradli ici au salon et
c’est à qui ose l’avoir dans ses bras. Le plus souvent, c’est à Boili que
revient cet honneur et alors tu devrais le voir avec son fils ! Il est si
heureux et si fier aussi. Quand Conradli pleure c’est Boili qui réussit à
l’endormir en le berçant ! Je te dis, toute notre vie est changée, tout
tourne autour de la nursery qui est notre « blue heaven ».
Oui, je
sais que papa Woldringh est aussi extrêmement heureux d’avoir un petit fils, et
moi je suis aussi si contente que j’aie pu le rendre tellement heureux, surtout
avec un petit fils, le premier dans la famille. Il lui a tout de suite institué
un carnet d’épargne dont Conradli pourra bénéficier à sa majorité. Moi aussi
j’ai immédiatement pris un carnet ici et je tâcherai d’y mettre 2-3 florins
tous les mois.
Je ne sais
pas si je t’ai déjà informée que les beaux parents de Go, donc les vieux van der Stok vont venir ici
au mois d’octobre. Ils resteront environ 6 mois, puis ils retourneront en
Europe. Ils font partie d’Oxford aussi. Moi je les connais depuis Laren où ils habitaient vis à vis des Wilde
Zwanen (ancienne propriété de papa
Woldringh) et je crois bien que toi aussi tu avais fait leur connaissance
quand tu y étais avec moi. En tout cas Charlot les connaît aussi, il a fait
leur connaissance lors de la mort de Linette (Noël 1933, sœur de Oscar) et pourra te dire quelle sorte de gens
ils sont. Est-ce que cela ne te dirait rien de faire le voyage avec eux ?
En ce qui
nous concerne, nous restons en tous les cas encore une année ici, car en
septembre ce sont les Elout qui partent pour 8 mois et pendant ce temps Boili
prendra sa place. Je me réjouis pour Boili, ce sera une chance de plus pour lui
de montrer ce dont il est capable et j’espère qu’il aura du succès.
Voilà, le Zäggli
(la tique) est plein de nouveau,
alors il a une de ces manière de dire : ne me touche pas sans cela je
déborde, et il reste accroché à mon épaule comme … un Zägg je ne trouve
vraiment pas d’autre mot.
Ta lettre
232 après réception du télégramme, je la lis et la relis. Je peux si bien me
représenter la scène du télégramme, comme tu as dû crier et que Minna a eu peur
etc. Oh, tu as eu tant de plaisir que cela, tu étais Sturm im Gaddi (folle), je peux si bien me le
représenter, et comme tu as été chez Mottet (le
comptable au bureau, dans le même bâtiment) que tu lui a presque sauté à la
tête, et comme tu as salué le grand-papa.
Mon Padreli-macaroni, lui aussi a eu du plaisir. Cela vous est sûrement arrivé
en surprise, vous n’attendiez pas le télégramme si vite, ou bien ? A lire
ta lettre, il me semble que j’étais là, à fêter avec vous. Et mes frangins qui
m’ont envoyé un si beau télégramme !
J’ai aussi
tellement été fêtée ici, chaque fois qu’il venait de nouveau un panier de
fleurs, c’était une fête. Le pavillon des accouchements, c’est une section tout
à fait à part de l’hôpital, c’est la plus gaie, car enfin il n’y a pas de vraie
maladie et chaque naissance est une nouvelle fête.
Je viens
de recevoir ta lettre 233 cet après
midi. Quelle fête !!! J’avais vu l’avion arriver ce matin et vers 3 ½
heures, quand je me suis levée pour donner à boire à Conradli, j’ai d’abord
vite été voir s’il n’y avait pas de la poste, et je n‘ai pas été déçue !
Il me
semble que le champagne coule assez
facilement chez vous, espèce de noceurs ! Je suis sûre que Conradli tout
jeune qu’il est, a déjà des schwips (cuites)
sur la conscience ! Enfin, puisque c’était à sa santé, je ne dirai
rien !
18 avril
Notre Kaidi
est malade, il a quelque chose aux jambes qui l’empêche de marcher. Je lui ai
donné congé pour deux jours. Il reste ainsi dans sa chambre, étendu et va tous
les jours à la polikliniek pour se faire soigner. C’est une bonne pâte et si je
ne l’avais pas il y a bien des choses qui iraient moins bien chez nous, par
rapport au ménage. En rentrant de la clinique j’ai mis à la porte ma koki parce
qu’elle n’était vraiment pas routine. Depuis j’ai essayé 5 koki, l’une plus ignorante que l’autre, mais à présent je crois
que j’ai mis la main sur une bonne. C’est une petite vieille, mais elle s’y connaît pour cuire. Le matin, quand
je vais à la cuisine pour lui dire ce qu’il faut faire, elle dit : oui,
oui je sais bien ce que vous voulez, allez seulement, je sais très bien faire
toute seule, et elle me pousse gentiment hors de la cuisine. Elle m’appelle njonja
moeda (jeune madame).
Entre
parenthèses, n’aie plus le culot d’adresser tes lettres à la Njonja Woldringh ! Espèce de…toi.
Les njonja ici sont les indo-européennes,
à la Rickshaw de Keboemen, c’est un peu un titre
ironique employé par les européens pour désigner des « dames »
qui n’en sont pas ! Je vois que vous n’avez pas perdu votre temps pendant
la visite de v.Mastwyk. Conrad s’appelle en malais « sinjo » ce qui veut dire petit monsieur. Quand je sors, je dis à Kaidi : djaga sinjo. (Kaidi,
surveille le petit monsieur). Il a eu les larmes aux yeux quand il a su que
j’avais un sinjo, car pour un musulman, il n’y a presque que les sinjo qui
comptent !!!
……
Samedi,
vers le soir à 4 ½ heures, Boili est arrivé dans un grand taxi de nouveau pour
nous emmener à la maison. Nous avons encore fait des photos avant de partir,
j’espère que vous les aurez reçues. Notre rentrée à la maison a été une fête
que je n’oublierai pas. Toute la maison était remplie de fleurs, il y avait de
nouveau 9 corbeilles merveilleuses, et Kaidi avait aussi acheté quelques tiges
d’orchidées pour me souhaiter la bienvenue. C’était vraiment touchant, les
domestiques sont venus souhaiter la bienvenue, et regarder sinjo, puis je l’ai vite porté dans sa chambre pour le mettre au
berceau.
Ainsi la
vie a repris son cours. J’étais encore faible et je me suis immédiatement mise
au lit. Le lendemain dimanche, ce sont les visites qui ont commencé et cela a
continué pendant un mois au moins. J’avais souvent 5-6 personnes à la fois,
c’était formidable, et des fois bien fatiguant. Le matin, l’après midi, le
soir, des fois pour le lunch, pour le thé pour le souper. Si je n’avais pas eu Kaidi,
je ne sais pas ce que j’aurais fait. Même si je l’avais voulu, je ne serais pas
arrivée à m’occuper du ménage. Je m’occupais de Conradli et c’était tout, Kaidi
faisait le marché, les menus etc. je me mettais à table sans savoir ce qui
serait servi.
Tu n’as
pas besoin d’avoir du souci, personne n’a osé prendre Conradli dans ses bras.
Jusqu’à présent, il n’a pété porté que par deux personnes, Margot et Go qui a
d’abord bien désinfecté ses mains avant de le prendre. Il y a toujours dans la
chambre de Conradli une cuvette remplie d’eau et de lysol, dans laquelle je me
désinfecte les mains chaque fois avant de le toucher. Aussi la baboe doit s’y
laver les mains chaque fois qu’elle entre dans la chambre même quand ce n’est
que pour chercher les langes sales. Oh, et si elle oublie, je lui déduis 1 cent
chaque fois. Elle est déjà bien dressée maintenant par exemple, elle ne peut
pas comprendre pourquoi la njonja exige cela, mais enfin, elle se soumet, en
bonne javanaise.
Maintenant
il me reconnaît quand je m’approche du berceau et presque toujours il m’envoie
un grand sourire ! C’est délicieux !
Go attend
son bébé d’une heure à l’autre maintenant et pendant qu’elle sera à l’hôpital,
j’aurai son petit Jon ici. C’est un gentil petit garçon très intelligent, mais
j’aurai quand même à faire quand il sera là, c’est pourquoi je veux enfin
tâcher de finir cette lettre avant qu’il vienne, elle traîne déjà plus de 8
jours !
Demain Mr.
v.Mastwyk revient, gare la fête. Il revient par bateau de Singapore, avec sa
femme qui a été à sa rencontre jusque là.
Donc v.Mastwyk
a été chez vous, et je vois que vous vous êtes bien entendus. Pourvu que cela
ne t’ait pas trop fatiguée de l’avoir, de faire ce beau dîner. Hé ? cela a
dû te coûter les yeux de la tête et je verrai à vous revaloir cela une fois.
Pourtant ce ne sera pas perdu, les van Mastwyk ont bon cœur et j’ai tellement
reçu d’eux pour le baby, un tas de petits draps, des draps de lit d’enfant, des
habits etc. Les petits rideaux qu’elle avait faits pour sa chambre d’enfant à
elle etc. C’est comme tu dis, je crois qu’ils nous aiment bien. Ce qui m’a fait
le plus plaisir, c’est de savoir qu’il vous a dit que j’étais une femme qui sait se taire au bon moment. Cela,
alors cela, m’a fait plaisir, car je ne pensais pas qu’il soit si perspicace en
fait de psychologie. Ce long Kuyper je le connais aussi, presque tout le monde
le déteste ici, c’en est un qui vit selon le système : ôte-toi de là que
je m’y mette ! Il marcherait sur des cadavres pour arriver à son but. Il y
a deux ans quand nous étions au flat, il habitait là aussi, et il a même eu le béguin de moi. Il ne me l’a jamais
dit, mais il paraît que presque toute la banque le savait ! et on le
racontait à Boili !!! Enfin, j’ai toujours eu du succès ici et j’espère
bien que cela continuera !!! Quand je pense à certaines de mes années de
jeunesse à Bienne, je dois rire bien des fois en moi-même : l’histoire avec
le Bürer, ec, Peuh ! mes années de femme s’en sont bien dédommagées de ces
années de jeune fille. Je suis si contente que v.M. ait fait la connaissance de
Charlot au moins, dommage qu’il n’ait pas vu les deux frangins. Depuis que tu
m’as écrit que vous aviez fait le tour du lac et été chez la Libi Bauder à
Lüscherz, je dois toujours penser à la route qui va depuis Hagneck à Lüscherz,
qui passe par la forêt et à un moment donné quand on sort de la forêt en
descendant sur Lüscherz, on a un si beau panorama du lac et de l’île. Ah, ce
que je vais en profiter quand nous y serons.
Avant hier
dimanche, nous avons été faire un petit tour en auto. Nous sommes partis à 7
heures du matin, avons pris le déjeuner avec et aussi Conradli. Il dormait
comme un ange dans son petit panier-berceau et à 9 heures je lui ai donné le
sein à l’ombre d’une plantation d’arbres à caoutchouc. Nous allons faire cela
tous les dimanche matin maintenant et plus tard nous ferons partie d’un club à Priok
(bord de mer et port de Batavia/Jakarta)
qui possède une belle plage et où Conradli pourra jouer dans le sable au bord
de la mer bien bleue.
Naturellement
Mamali qu’il ne faut rien m’envoyer. J’ai aussi lu dans le Journal que la
Suisse ne permettait plus d’envoyer des paquets à l’étranger, contenant des
articles qu’elle doit importer elle-même. Ce sera pour plus tard, pas ?
A propos
du Journal du Jura, il est encore
toujours adressé à Kediri, je croyais
que Padre avait fait savoir ma nouvelle
adresse ! J’aimerais bien qu’il m’arrive ici, car à un moment donné la
poste de Kediri ne prendra plus la peine de me renvoyer ces journaux ici, et je
ne voudrais pas qu’ils arrivent à me manquer !
Mr. La
Bastide est très câlé en horoscopes
et il est en train de faire celui de Conradli. Il étudie aussi celui de Boili
et voulait faire le mien, il l’a fait, mais il paraît que l’heure à laquelle je
suis née ne doit pas être juste, en tous cas les données qui découlent de cette
heure indiquée, soit 9.45 du soir, ne jouent pas du tout. Pouvez-vous vous
rappeler l’heure exacte à laquelle
j’ai fait mon entrée dans le monde ? J’aimerais beaucoup que tu me le
fasses savoir, si c’est possible.
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