Batavia
30 mai 1940
Je
commence cette lettre sans toutefois savoir si elle vous parviendra. Pour le
moment la correspondance par avion est rétablie avec l’Italie et les pays
alliés, mais pour combien de temps ?
Je trouve
très difficile de vous écrire, les détails de notre vie ici, de notre petite
vie à nous trois, semblent si minimes et de peu d’importance à côté de toutes
les choses terribles qui se passent en
Europe, tout près de vous tous, mes chers. Je suis toute la journée en
pensées auprès de vous tous, de chacun de vous tour à tour, et toute la
journée, en travaillant, je prie pour vous et pour tous ces malheureux en
France et dans les Flandres, en Hollande et partout. L’action du roi
Léopold (Belgique) nous a atterrés.
Mes chers, mes chers, c’est terrible pourtant je ne veux pas en parler pour ne
pas donner à la censure le droit ou une excuse de retenir cette lettre. Mes
pensées sont continuellement avec vous et occupées de ce qui se passe en
Europe, et pourtant je vais m’appliquer à vous donner uniquement de nos nouvelles, peut être qu’elles vous procureront quelques
instant de répit et de distraction de l’angoisse constante qui nous étreint
tous, en Europe comme ici.
Vous savez
bien que pour le moment je n’ai pas à me plaindre. Notre vie suit son cours.
Matériellement rien n’est changé, nous n’avons pas de restrictions d’aucune
sorte, le pays est riche et ce que nous ne recevons pas d’Europe, nous est
fourni par l’Australie ou l’Amérique, la Chine ou le Japon. Il n’y a donc aucun
souci à vous faire à ce sujet pour nous. Pour ce qui est du reste, chacun est
calme, sérieux, car dans chaque maison il y a l’angoisse pour les êtres chers
en Hollande, en Europe et chacun cherche à supporter l’incertitude du mieux
qu’il peut et quand je pense à toutes ces mamans qui ont leurs fils en
Hollande, comme tante Engel, qui ne sait pas s’il est mort ou encore vivant,
d’autres mamans qui ont plusieurs jeunes enfants là-bas, outre les parents et
frères et sœurs, je suis bien reconnaissante à Dieu de ce que vous soyez encore
sains et sauf, mes chers, du moins en ce moment-ci où j’écris.
Ne te fais
pas de souci pour moi, je suis calme et courageuse, t’écrire que je suis gaie,
cela serait un peu mentir, mais je suis calme et de bonne humeur et c’est dans
cet esprit que nous nous efforçons de continuer notre vie journalière. Boili
aussi sait maîtriser le chagrin et son angoisse pour son père et Eddy et sa
famille. Elout est sous les armes en ce moment, de sorte que Boili a un double
travail à accomplir, mais le travail en ce moment est un bienfait. Dans le
courant de juin, c’est Boili qui devra faire du service ici à Batavia, ce dont
je suis bien contente. Boili se porte bien en ce moment, je lui donne du
fortifiant, et depuis qu’il a eu ces injections contre ses rhumes, il ne les a
plus. Il ne fume encore toujours pas, de sorte qu’il ne tousse pas non plus.
N’aye pas peur, je prends bien soin de lui et j’ai les yeux ouverts. Notre vie
reprend de plus en plus normalement. Moi aussi je me sens tout à fait bien. Vu
que j’ai été très bien soignée après l’accouchement par un médecin qui pensait
à tout, j’ai à présent repris complètement mes forces et me sens aussi
« fit » qu’avant, même mieux. J’ai très bonne mine et il ne faut pas
croire que je suis si maigre, non, je pèse plus qu’avant et je dois élargir
toutes mes robes. J’ai repris ma vie régulière et toutes mes occupations avec
tout mon entrain habituel et sans fatigue aucune. Ma grossesse et
l’accouchement restent pour moi le souvenir d’une aventure et d’une expérience
merveilleuse d’où je suis sortie tellement plus riche de cœur et aussi de
santé.
Je ne vais
pas encore entamer le chapitre Conradli, parce que je ne pourrais plus
m’arrêter de « stämpere » !
Dimanche passé
a eu lieu l’ouverture des nouveaux
bâtiments de la Banque ici. En temps ordinaire, un des directeurs de
Hollande serait venu et il y aurait eu de grandes cérémonies, mais maintenant
il n’y a eu que les discours de la remise officielle du bâtiment et la prise de
possession par le directeur d’ici. Seul le personnel de la banque y a assisté.
Oscar est venu m’annoncer la nouvelle samedi après midi, de sorte que j’ai dû
coudre en toute vitesse pour m’arranger une robe trop petite, et apporter
quelques changement de sorte à former un ensemble correct et quand même un peu
gentil, et vraiment j’étais une des mieux habillées et probablement une des
moins chères.
Chacun
tâche d’économiser autant qu’il peut ici, afin de pouvoir aider la mère patrie
et nous aussi nous avons réduit et rogné où nous pouvons. C’est notre seul
moyen d’aider les malheureux en Europe. Boili m’a autorisée à verser au compte
suisse Fl. 50.- pour le Don National (suisse,
fondation privée en faveur des soldats et officiers suisses), ce qui m’a
rendue bien heureuse. Je pense que toi aussi Mamali, tu tricotes pour la Croix
Rouge ? La Croix Rouge des Alliés ici fournit la laine et les aiguilles,
et nous travaillons autant que nous pouvons. Moi, je le fais surtout pendant
les longs moments que nous sommes assis à la radio à écouter les nouvelles
d’Europe. Je tricote peu pendant la journée, car je ne veux pas que le tricot
arrive à m’énerver. Je suis prudente, tu vois !
Et
maintenant je ne peux plus attendre, il faut que je vous parle de Conradli, mon
Conradli, mon Schnucksibol comme je
l’appelle. Oh, ce qu’il est beau, et gentil ! L’autre jour, je venais de
lui enlever le petit drap et je m’étonnais qu’il était encore sec, quand je vois
Schnucksibol faire la grimace et avaler ! Il était en train de se faire
pipi dans la figure. J’ai fait les hauts cris et Oscar est encore juste accouru
à temps pour jouir de la fin du spectacle. Il a aussi trouvé moyen de faufiler
son pied dans un petit trou du tulle qui recouvre son berceau et maintenant au
moins 5 fois par matin, je dois lui enlever le pied et les mains du trou dans
le tulle, toujours il trouve moyen de s’y fourrer à nouveau. Inutile de dire
que le berceau de ce côté-là est en loques. Ce qu’il aime aussi, c’est mettre
ses pieds dans sa bouche et des fois il réussit à y mettre ses deux pieds et
ses dix doigts à la fois. Quand je suis en train de le laver, couché sur la
commode, sitôt que je le tourne du côté de ta photo, Mamms, il se met à causer
et c’est des euheuh eeheeh engirrlll à n’en plus finir. C’est un gentil baby,
toujours gai et content. Maintenant il me connaît bien et quand je m’approche
du berceau je suis toujours accueillie avec un grand sourire et des petits cris
de joie. Ah, quel bien précieux cet enfant ! Vous comprenez combien il
m’aide à passer par tous les moments difficiles. Quand nous avons appris que la
Hollande s’était rendue et que nous avions tous les deux le cœur bien gros,
instinctivement nous avons été vers le berceau, et là, un Conradli nous tendait
ses petits bras avec un sourire si lumineux et content que nous avons tous les
deux été émus aux larmes. Je quitte (cesse)
de le nourrir aujourd’hui, car le docteur ne veut pas que je le fasse plus
longtemps bien que je pourrais encore très bien le faire, mais le dr. trouve
que trois mois c’est bien assez et il ne veut pas risquer quoi que ce soit avec
ma santé à moi car il dit que l’essentiel c’est que le baby ait une maman bien
portante, telle que je le suis actuellement.
Nous avons
entendu hier par radio Saigon (pour la France) l’action d’aviation de
la montagne de Diesse (au dessus
du lac de Bienne). Vous pensez combien intensément je suis avec
vous ! Tous les vendredi j’écoute maintenant l’émission suisse de Prangins (canton de Vaud, au bord du lac Léman), spécialement pour les
Suisses en Orient. Ils donnent toujours un résumé de la semaine, de sorte que
je puis me tenir pas mal au courant de ce qui se passe en Suisse. J’en suis très
contente, car les Journal du Jura
n’arrivent plus régulièrement.
De nos amis
les Lovius, j’ai reçu une vieille poussette et une chaise d’enfant qu’elle
voulait donner à l’Armée du Salut, car elle ne les emploie plus. En temps
ordinaire, nous aurions acheté ces choses toutes neuves pour notre premier né,
mais maintenant je fais remettre en état cette poussette et Kaidi va peindre la
chaise et la différence de prix entre les frais que j’aurai et des articles
neufs sera versée par Conradli à la Croix Rouge, car il faut aussi qu’il aide à
soulager des babies tellement plus malheureux que lui. Les Lovius ont quitté la
semaine passée pour Cheribon (Cirebon,
côte nord de Java), ce sont de bons amis que nous perdons, nous les
connaissions à Tjilatjap, où nous allions souvent chez eux sur l’île, dont vous
avez beaucoup de photos. Mais c’est ainsi ici, on est balloté d’un coin du pays
dans l’autre.
Du reste
il ne faut pas croire que nous sommes solitaires, non, il en vient toujours
d’autres, des amis. Oscar a découvert quelques copains de Delft, des camarades
d’études encore, ils sont mariés ici et deviennent pour nous de gentilles
relations. Nous sommes particulièrement contents d’avoir des amis hors du
cercle de la Banque, on est plus libre ainsi.
Hier Schnucksibol
a mangé pour la première fois un peu de banane. A la 5ième cuillère il
a fait la grimace, alors je n’ai pas insisté de peur de lui en donner le
dégoût. Peu à peu il s’habituera. Il augmente régulièrement de 150 gr par semaine,
c’est très normal.
Il y a longtemps
que je voulais t’envoyer sa première petite chemise. je la lui ai laissée
porter et ne l’ai plus lavée ainsi elle est tout à fait un cadeau de Schnucksibol,
mais avec ce courrier incertain des derniers temps, je n’ose pas bien
l’envoyer.
En parlant
de courrier, Oscar a reçu au bureau une lettre d’affaires de Suisse, datée du
22 mai et arrivée ici le 31 mai. C’est presque un record par les temps qui
courent et j’aimerais bien, si cela vous est possible, que vous vous informiez
exactement à la poste du chemin le plus rapide. Il y a maintenant aussi les Imperials Airways qui atterrissent ici
et qui apportent vraisemblablement aussi des lettres de Suisse, seulement je ne
sais pas si elles passent aussi par Chiasso dans ce cas-là.
Je viens
de couper une mèche de cheveux de Conradli pour la joindre à cette lettre, ce
sont encore ses premiers cheveux, derrière la tête, sur le haut de la tête il
en reçoit des neufs, mais ils ne sont pas encore bien nombreux. C’est un vrai
garçon avec des cheveux comme coupés à la tondeuse en ce moment. Il me semble
que les cheveux deviennent plus clairs et peut être bien que Conradli sera blond avec le temps. Les petites
chemises que j’ai faites pour lui, si belles et si bien brodées, eh bien, elles
ne lui vont pas. Il est déjà tellement garçon que rien ne lui va qui n’est pas
spécialement fait pour garçons. Mily m’a envoyé de très jolis spielhösli (petits pantalons) en tussor rose,
brodés avec des petites fleurs bleues (cela ne m’étonnerait pas que ce soit un
article de Max !) mais déjà maintenant ils ne lui vont pas, aussi je vais
lui faire de nouvelles petites chemises.
La
dernière lettre que j’ai reçue de toi, Mamms chérie, c’est la 236. J’espère que maintenant tu seras aussi en possession de ma
toute longue lettre de 10 pages avec des photos, les dernières de Conradli.
Dans la présente, je vais inclure des photos aussi, et si par hasard tu les
reçois en double, tu en feras cadeau à la Banely, aux garçons, ou à qui en
voudra. Ces derniers temps Boili n’a plus eu envie de faire des
agrandissements. Cela reviendra, ayez patience. Les nouvelles ces derniers
temps l’ont passablement abattu, surtout que nous n’entendons rien de papa Woldringh.
Et moi je prie, je prie pour que la Suisse soit épargnée, mais je n’ose pas
trop y croire. Pourtant j’espère et j’ai confiance, mes bien chers.
Tu me
demandes si je me rappelle encore les
cerisiers entre Ipsach et le Schlatt ? Je te crois, et chaque
printemps j’y pense, aussi à notre belle promenade.
Dans le Journal du Jura du 1er avril
1940, il y a une photo no VI B 1523, avec le titre : Examens de
gymnastique pour aspirants officiers. C’est un jeune homme qui saute à la barre
pendant que le colonel Wille
assiste à la démonstration. A côté du colonel il y a deux autres
officiers, beaucoup plus grands que lui et qui, par leur attitude pourraient
très bien être les Charlous. Est-ce que ce serait eux, peut être ?
J’aimerais bien le savoir.
Tu me
parles du petit fils de madame Hadorn, est-ce un des garçons de Leni ?
Est-ce qu’il aurait déjà 14 ans alors ? Cela ne se peut presque pas !
Gare, quand toi tu auras ton petit fils en visite !!! Si j’étais toi, je
ne rirais pas trop de la Lina Hadorn, car tu pourrais bien te trouver dans le
même cas un jour !
Ah, mon Conradli,
s’il reste aussi gentil qu’il est maintenant, alors grand’maman, Röttu, tu
n’auras pas à te plaindre, mais gare si tu le gâtes ! Oh, tu sais, il a des
fois déjà des petits diables dans les
yeux. Quand il me regarde ainsi, je sais maintenant qu’il vient quelque
chose, ou bien un jet d’eau ou un pet. Tout le monde dit qu’il me ressemble de
plus en plus, et je crois bien que c’est vrai. En tous cas, il a mes yeux, car
en le regardant des fois, j’ai l’impression de me regarder dans la
glace ! Ne ris pas, Mamali,
c’est vrai ! Il a encore toujours la tête un peu cabossue, mais cela
passera aussi. Il joue si joliment avec ses mains maintenant, il fait les marionnettes
et il leur parle, oh, je ne puis assez le regarder. Je vois cela, une fois que
nous nous reverrons, moi je ne serai plus rien !!!!!! Ah, mais je ne suis
pas jalouse, je sais ce que c’est maintenant que l’amour d’une mère, depuis que
je le ressens moi-même, je réalise seulement maintenant combien un certain Röttu
m’a aimée. Je dis m’a aimée, car à côté de Conradli je ne compte plus,
hein ? Oh, vois-tu il faut bien que je te taquine encore. Mr. van Mastwyk
qui est venu l’autre jour, a aussi trouvé que Conradli était tout à fait sa
maman !!!
Je vais
encore te dire quelque chose dont tu vas rire : mais je me réjouis déjà, quand
Conradli sera un peu plus grand, d’avoir un second baby. Tu ne feras pas les
hauts cris en lisant cela, hein ? Et tu n’iras pas penser quoi que ce
soit, car ce serait faux. Et maintenant je m’aperçois que je dois terminer, la
lettre doit partir. J’espère pouvoir vous en envoyer une de nouveau la semaine
prochaine si cela est possible. Ecris-moi aussi souvent que possible, car on ne
sait jamais combien la correspondance peut encore durer.
……….
Tout mon
cœur plein d’affection à chacun
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire