dimanche 9 juillet 2017




Batavia

30 mai 1940


Je commence cette lettre sans toutefois savoir si elle vous parviendra. Pour le moment la correspondance par avion est rétablie avec l’Italie et les pays alliés, mais pour combien de temps ?
Je trouve très difficile de vous écrire, les détails de notre vie ici, de notre petite vie à nous trois, semblent si minimes et de peu d’importance à côté de toutes les choses terribles qui se passent en Europe, tout près de vous tous, mes chers. Je suis toute la journée en pensées auprès de vous tous, de chacun de vous tour à tour, et toute la journée, en travaillant, je prie pour vous et pour tous ces malheureux en France et dans les Flandres, en Hollande et partout. L’action du roi Léopold (Belgique) nous a atterrés. Mes chers, mes chers, c’est terrible pourtant je ne veux pas en parler pour ne pas donner à la censure le droit ou une excuse de retenir cette lettre. Mes pensées sont continuellement avec vous et occupées de ce qui se passe en Europe, et pourtant je vais m’appliquer à vous donner uniquement de nos nouvelles, peut être qu’elles vous procureront quelques instant de répit et de distraction de l’angoisse constante qui nous étreint tous, en Europe comme ici.
Vous savez bien que pour le moment je n’ai pas à me plaindre. Notre vie suit son cours. Matériellement rien n’est changé, nous n’avons pas de restrictions d’aucune sorte, le pays est riche et ce que nous ne recevons pas d’Europe, nous est fourni par l’Australie ou l’Amérique, la Chine ou le Japon. Il n’y a donc aucun souci à vous faire à ce sujet pour nous. Pour ce qui est du reste, chacun est calme, sérieux, car dans chaque maison il y a l’angoisse pour les êtres chers en Hollande, en Europe et chacun cherche à supporter l’incertitude du mieux qu’il peut et quand je pense à toutes ces mamans qui ont leurs fils en Hollande, comme tante Engel, qui ne sait pas s’il est mort ou encore vivant, d’autres mamans qui ont plusieurs jeunes enfants là-bas, outre les parents et frères et sœurs, je suis bien reconnaissante à Dieu de ce que vous soyez encore sains et sauf, mes chers, du moins en ce moment-ci où j’écris.
Ne te fais pas de souci pour moi, je suis calme et courageuse, t’écrire que je suis gaie, cela serait un peu mentir, mais je suis calme et de bonne humeur et c’est dans cet esprit que nous nous efforçons de continuer notre vie journalière. Boili aussi sait maîtriser le chagrin et son angoisse pour son père et Eddy et sa famille. Elout est sous les armes en ce moment, de sorte que Boili a un double travail à accomplir, mais le travail en ce moment est un bienfait. Dans le courant de juin, c’est Boili qui devra faire du service ici à Batavia, ce dont je suis bien contente. Boili se porte bien en ce moment, je lui donne du fortifiant, et depuis qu’il a eu ces injections contre ses rhumes, il ne les a plus. Il ne fume encore toujours pas, de sorte qu’il ne tousse pas non plus. N’aye pas peur, je prends bien soin de lui et j’ai les yeux ouverts. Notre vie reprend de plus en plus normalement. Moi aussi je me sens tout à fait bien. Vu que j’ai été très bien soignée après l’accouchement par un médecin qui pensait à tout, j’ai à présent repris complètement mes forces et me sens aussi « fit » qu’avant, même mieux. J’ai très bonne mine et il ne faut pas croire que je suis si maigre, non, je pèse plus qu’avant et je dois élargir toutes mes robes. J’ai repris ma vie régulière et toutes mes occupations avec tout mon entrain habituel et sans fatigue aucune. Ma grossesse et l’accouchement restent pour moi le souvenir d’une aventure et d’une expérience merveilleuse d’où je suis sortie tellement plus riche de cœur et aussi de santé.
Je ne vais pas encore entamer le chapitre Conradli, parce que je ne pourrais plus m’arrêter de « stämpere » !
Dimanche passé a eu lieu l’ouverture des nouveaux bâtiments de la Banque ici. En temps ordinaire, un des directeurs de Hollande serait venu et il y aurait eu de grandes cérémonies, mais maintenant il n’y a eu que les discours de la remise officielle du bâtiment et la prise de possession par le directeur d’ici. Seul le personnel de la banque y a assisté. Oscar est venu m’annoncer la nouvelle samedi après midi, de sorte que j’ai dû coudre en toute vitesse pour m’arranger une robe trop petite, et apporter quelques changement de sorte à former un ensemble correct et quand même un peu gentil, et vraiment j’étais une des mieux habillées et probablement une des moins chères.
Chacun tâche d’économiser autant qu’il peut ici, afin de pouvoir aider la mère patrie et nous aussi nous avons réduit et rogné où nous pouvons. C’est notre seul moyen d’aider les malheureux en Europe. Boili m’a autorisée à verser au compte suisse Fl. 50.- pour le Don National (suisse, fondation privée en faveur des soldats et officiers suisses), ce qui m’a rendue bien heureuse. Je pense que toi aussi Mamali, tu tricotes pour la Croix Rouge ? La Croix Rouge des Alliés ici fournit la laine et les aiguilles, et nous travaillons autant que nous pouvons. Moi, je le fais surtout pendant les longs moments que nous sommes assis à la radio à écouter les nouvelles d’Europe. Je tricote peu pendant la journée, car je ne veux pas que le tricot arrive à m’énerver. Je suis prudente, tu vois !
Et maintenant je ne peux plus attendre, il faut que je vous parle de Conradli, mon Conradli, mon Schnucksibol comme je l’appelle. Oh, ce qu’il est beau, et gentil ! L’autre jour, je venais de lui enlever le petit drap et je m’étonnais qu’il était encore sec, quand je vois Schnucksibol faire la grimace et avaler ! Il était en train de se faire pipi dans la figure. J’ai fait les hauts cris et Oscar est encore juste accouru à temps pour jouir de la fin du spectacle. Il a aussi trouvé moyen de faufiler son pied dans un petit trou du tulle qui recouvre son berceau et maintenant au moins 5 fois par matin, je dois lui enlever le pied et les mains du trou dans le tulle, toujours il trouve moyen de s’y fourrer à nouveau. Inutile de dire que le berceau de ce côté-là est en loques. Ce qu’il aime aussi, c’est mettre ses pieds dans sa bouche et des fois il réussit à y mettre ses deux pieds et ses dix doigts à la fois. Quand je suis en train de le laver, couché sur la commode, sitôt que je le tourne du côté de ta photo, Mamms, il se met à causer et c’est des euheuh eeheeh engirrlll à n’en plus finir. C’est un gentil baby, toujours gai et content. Maintenant il me connaît bien et quand je m’approche du berceau je suis toujours accueillie avec un grand sourire et des petits cris de joie. Ah, quel bien précieux cet enfant ! Vous comprenez combien il m’aide à passer par tous les moments difficiles. Quand nous avons appris que la Hollande s’était rendue et que nous avions tous les deux le cœur bien gros, instinctivement nous avons été vers le berceau, et là, un Conradli nous tendait ses petits bras avec un sourire si lumineux et content que nous avons tous les deux été émus aux larmes. Je quitte (cesse) de le nourrir aujourd’hui, car le docteur ne veut pas que je le fasse plus longtemps bien que je pourrais encore très bien le faire, mais le dr. trouve que trois mois c’est bien assez et il ne veut pas risquer quoi que ce soit avec ma santé à moi car il dit que l’essentiel c’est que le baby ait une maman bien portante, telle que je le suis actuellement.
Nous avons entendu hier par radio Saigon (pour la France) l’action d’aviation de la montagne de Diesse (au dessus du lac de Bienne). Vous pensez combien intensément je suis avec vous ! Tous les vendredi j’écoute maintenant l’émission suisse de Prangins (canton de Vaud, au bord du lac Léman), spécialement pour les Suisses en Orient. Ils donnent toujours un résumé de la semaine, de sorte que je puis me tenir pas mal au courant de ce qui se passe en Suisse. J’en suis très contente, car les Journal du Jura n’arrivent plus régulièrement.
De nos amis les Lovius, j’ai reçu une vieille poussette et une chaise d’enfant qu’elle voulait donner à l’Armée du Salut, car elle ne les emploie plus. En temps ordinaire, nous aurions acheté ces choses toutes neuves pour notre premier né, mais maintenant je fais remettre en état cette poussette et Kaidi va peindre la chaise et la différence de prix entre les frais que j’aurai et des articles neufs sera versée par Conradli à la Croix Rouge, car il faut aussi qu’il aide à soulager des babies tellement plus malheureux que lui. Les Lovius ont quitté la semaine passée pour Cheribon (Cirebon, côte nord de Java), ce sont de bons amis que nous perdons, nous les connaissions à Tjilatjap, où nous allions souvent chez eux sur l’île, dont vous avez beaucoup de photos. Mais c’est ainsi ici, on est balloté d’un coin du pays dans l’autre.
Du reste il ne faut pas croire que nous sommes solitaires, non, il en vient toujours d’autres, des amis. Oscar a découvert quelques copains de Delft, des camarades d’études encore, ils sont mariés ici et deviennent pour nous de gentilles relations. Nous sommes particulièrement contents d’avoir des amis hors du cercle de la Banque, on est plus libre ainsi.
Hier Schnucksibol a mangé pour la première fois un peu de banane. A la 5ième cuillère il a fait la grimace, alors je n’ai pas insisté de peur de lui en donner le dégoût. Peu à peu il s’habituera. Il augmente régulièrement de 150 gr par semaine, c’est très normal.
Il y a longtemps que je voulais t’envoyer sa première petite chemise. je la lui ai laissée porter et ne l’ai plus lavée ainsi elle est tout à fait un cadeau de Schnucksibol, mais avec ce courrier incertain des derniers temps, je n’ose pas bien l’envoyer.
En parlant de courrier, Oscar a reçu au bureau une lettre d’affaires de Suisse, datée du 22 mai et arrivée ici le 31 mai. C’est presque un record par les temps qui courent et j’aimerais bien, si cela vous est possible, que vous vous informiez exactement à la poste du chemin le plus rapide. Il y a maintenant aussi les Imperials Airways qui atterrissent ici et qui apportent vraisemblablement aussi des lettres de Suisse, seulement je ne sais pas si elles passent aussi par Chiasso dans ce cas-là.
Je viens de couper une mèche de cheveux de Conradli pour la joindre à cette lettre, ce sont encore ses premiers cheveux, derrière la tête, sur le haut de la tête il en reçoit des neufs, mais ils ne sont pas encore bien nombreux. C’est un vrai garçon avec des cheveux comme coupés à la tondeuse en ce moment. Il me semble que les cheveux deviennent plus clairs et peut être bien que Conradli sera blond avec le temps. Les petites chemises que j’ai faites pour lui, si belles et si bien brodées, eh bien, elles ne lui vont pas. Il est déjà tellement garçon que rien ne lui va qui n’est pas spécialement fait pour garçons. Mily m’a envoyé de très jolis spielhösli (petits pantalons) en tussor rose, brodés avec des petites fleurs bleues (cela ne m’étonnerait pas que ce soit un article de Max !) mais déjà maintenant ils ne lui vont pas, aussi je vais lui faire de nouvelles petites chemises.
La dernière lettre que j’ai reçue de toi, Mamms chérie, c’est la 236. J’espère que maintenant tu seras aussi en possession de ma toute longue lettre de 10 pages avec des photos, les dernières de Conradli. Dans la présente, je vais inclure des photos aussi, et si par hasard tu les reçois en double, tu en feras cadeau à la Banely, aux garçons, ou à qui en voudra. Ces derniers temps Boili n’a plus eu envie de faire des agrandissements. Cela reviendra, ayez patience. Les nouvelles ces derniers temps l’ont passablement abattu, surtout que nous n’entendons rien de papa Woldringh. Et moi je prie, je prie pour que la Suisse soit épargnée, mais je n’ose pas trop y croire. Pourtant j’espère et j’ai confiance, mes bien chers.
Tu me demandes si je me rappelle encore les cerisiers entre Ipsach et le Schlatt ? Je te crois, et chaque printemps j’y pense, aussi à notre belle promenade.
Dans le Journal du Jura du 1er avril 1940, il y a une photo no VI B 1523, avec le titre : Examens de gymnastique pour aspirants officiers. C’est un jeune homme qui saute à la barre pendant que le colonel Wille  assiste à la démonstration. A côté du colonel il y a deux autres officiers, beaucoup plus grands que lui et qui, par leur attitude pourraient très bien être les Charlous. Est-ce que ce serait eux, peut être ? J’aimerais bien le savoir.
Tu me parles du petit fils de madame Hadorn, est-ce un des garçons de Leni ? Est-ce qu’il aurait déjà 14 ans alors ? Cela ne se peut presque pas ! Gare, quand toi tu auras ton petit fils en visite !!! Si j’étais toi, je ne rirais pas trop de la Lina Hadorn, car tu pourrais bien te trouver dans le même cas un jour !
Ah, mon Conradli, s’il reste aussi gentil qu’il est maintenant, alors grand’maman, Röttu, tu n’auras pas à te plaindre, mais gare si tu le gâtes ! Oh, tu sais, il a des fois déjà des petits diables dans les yeux. Quand il me regarde ainsi, je sais maintenant qu’il vient quelque chose, ou bien un jet d’eau ou un pet. Tout le monde dit qu’il me ressemble de plus en plus, et je crois bien que c’est vrai. En tous cas, il a mes yeux, car en le regardant des fois, j’ai l’impression de me regarder dans la glace !  Ne ris pas, Mamali, c’est vrai ! Il a encore toujours la tête un peu cabossue, mais cela passera aussi. Il joue si joliment avec ses mains maintenant, il fait les marionnettes et il leur parle, oh, je ne puis assez le regarder. Je vois cela, une fois que nous nous reverrons, moi je ne serai plus rien !!!!!! Ah, mais je ne suis pas jalouse, je sais ce que c’est maintenant que l’amour d’une mère, depuis que je le ressens moi-même, je réalise seulement maintenant combien un certain Röttu m’a aimée. Je dis m’a aimée, car à côté de Conradli je ne compte plus, hein ? Oh, vois-tu il faut bien que je te taquine encore. Mr. van Mastwyk qui est venu l’autre jour, a aussi trouvé que Conradli était tout à fait sa maman !!!
Je vais encore te dire quelque chose dont tu vas rire : mais je me réjouis déjà, quand Conradli sera un peu plus grand, d’avoir un second baby. Tu ne feras pas les hauts cris en lisant cela, hein ? Et tu n’iras pas penser quoi que ce soit, car ce serait faux. Et maintenant je m’aperçois que je dois terminer, la lettre doit partir. J’espère pouvoir vous en envoyer une de nouveau la semaine prochaine si cela est possible. Ecris-moi aussi souvent que possible, car on ne sait jamais combien la correspondance peut encore durer.
……….
Tout mon cœur plein d’affection à chacun




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