samedi 4 mars 2017

Troisième partie

Kediri, 13 mars 1939


Réponse Stämpere 202
Tu m’as écrit que le vieux Hurni (carrière de Sutz) était mort. Eh bien, quelques jours avant que je reçoive ta lettre j’ai dû penser à lui d’une façon tellement impérieuse que je m’en suis étonnée, parce que je le croyais mort depuis longtemps. Maintenant je comprends que j’aie dû penser à lui.
Que les demoiselles Ryser veuillent me voir quand je reviendrai me fait assez plaisir, car je pensais qu’elles devaient être fâchées contre moi, vu que je ne leur ai jamais écrit, ni même répondu à une longue lettre de l’aînée après la mort de son papa. Toutefois tu as raison de freiner, car mon séjour sera trop court si je dois encore aller voir tant de monde. N’oubliez pas que nous devrons partager notre temps entre la Suisse et la Hollande, ce qui fera trois mois de part et d’autre. Boili dit souvent que la plus belle manière de passer son congé serait de rester à Sutz, d’y plättere (rien faire) et d’aller à la pêche avec le Padre, de passer des jours tranquilles et calmes, où il puisse se laisser aller tout à fait. Pendant ce temps, nous deux, Mamms, hein… ? Si nous venons en hiver, je suis décidée de louer un chalet quelque part dans l’Oberland pour un mois ou deux, afin de profiter des sports d’hiver et du bon soleil, cela reviendra moins cher qu’à l’hôtel et je pourrai vous avoir avec moi. Ma foi, je ne peux pas m’empêcher de faire des projets déjà maintenant quoique nous n’ayons encore aucune indication qui nous permette d’espérer quoi que ce soit.
Tu me demandes de te dire quelle sorte de souliers me font plaisir. Eh bien, pour le moment j’en ai assez. Je pense bien que des souliers en daim de couleur cuivre soient très jolis mais c’est plutôt pour porter avec des robes marines et autres couleurs sombres des étoffes d’hiver, ce qui ne va pas ici. Ne t’en fais pas, je t’en demanderai quand j’en aurai besoin.
Je t’ai déjà dit que j’avais aussi une brosse à cheveux prophylactique, mais je ne la trouve pas assez forte pour les cheveux. Je l’ai donnée à Buby.
J’ai bien un désir.
J’aimerais que tu m’achètes un sécateur à poulet. Depuis que j’ai mon four électrique nous mangeons beaucoup de poulets rôtis qui sont délicieux, alors j’aimerais bien avoir un sécateur qui me permette de les découper facilement. J’en voudrais un bon chromé ou bien nickelé. Stpl, et tu me diras ce qu’il coûte. Je veux absolument savoir tous les prix exacts de ce que tu achètes pour moi.
Quant à ma santé, tu n’as pas besoin d’avoir peur, je te l’ai déjà dit, j’en prends bien soin. Mais tu as bien raison, quand je me fâche, je sens mon foie. Sur ce chapitre je t’en écrirai encore, aber de uf bärndütsch. I cha jetze grad nid, d’stube isch nid gwüscht. (mais en bernois, car en ce moment je ne suis pas seule : Oscar lit toujours de derrière ce qu’elle écrit)Toutefois moi aussi j’apprends à ne plus m’en faire, à ne plus me fâcher et me laisser empoisonner la vie.
J’ai été me faire peser à la pharmacie. Je pèse maintenant plus de 60 kg (pour 1m73) je ne suis donc pas maigre, mais c’est Hedy qui a fait mon costume sur un mannequin trop grand, c’est surtout les bumeli (petits seins). Elle a fait cette jaquette pour des bupple (gros seins) !!! Je suis en train de la rectifier.
Tu me dis que les papiers militaires de Boili qui ont été mangé par les termites, j’aurais dû les mettre à la même place où je conserve mes autres papiers de valeur. Oui, c’est bien ce que je fais pour le carnet militaire, ce fameux carnet et d’autres choses de cette sorte mais à part cela Boili en a plein une caisse de papiers techniques, de plans des canons contre avions etc, ce sont de grands porte-feuilles en carton qui à eux seuls remplissent toute une caisse.
Non, ne dis pas à Hedy de me faire un manteau du soir. Je veux le faire moi-même. Ne me fais plus faire quoi que ce soit chez Hedy si je ne le demande pas.
Je serais bien contente de recevoir le tapis écrit par la grandmamali et brodé par toi (au point de croix) et je le tiendrai à l’honneur. Toutefois si tu aimerais le garder, alors garde-le encore, quitte à ce que je te le chipe quand je serai une fois en congé.
Tu me demandes sur quoi je cuisais avant d’avoir ce fourneau électrique. Mais Mamms, je vous l’ai pourtant écrit bien souvent que je cuisais sur du charbon. Le matin, la koki faisait un tas de petits feux de charbon de bois, sur lesquels ensuite elle posait ses casseroles. Cela dégageait une chaleur formidable de telle sorte que je ne pouvais pas cuire moi-même, c’était trop fatiguant. Maintenant c’est autre chose, il fait chic. A Batavia j’avais le gaz comme en Europe, cela aussi c’était bien. Ici j’ai une belle cuisine maintenant, un beau potager (cuisinière) tout blanc, des belles casseroles spéciales en aluminium que j’ai reçues en location avec le potager, et mon beau geyzer (chauffe eau, boiler) électrique tout blanc aussi dans la chambre de bain à côté de la cuisine.
Tes haricots, je ne les ai pas encore faits, car j’ai encore toujours les Mogendorff en visite et ces haricots je veux les faire quand nous serons seuls. Je ne supporterais pas qu’ils les mangent avec des longues dents.
Cette madame Fraay a 38 ans. C’est une belle femme, grande et forte, et la seule que j’aie rencontré jusqu’à présent qui sache apprécier de la haute couture et la mode à la française. Toutes les autres n’y comprennent goutte.
Je vais presque tous les matins chez elle, car elle a une grande chambre qu’elle a transformée en atelier de couture pour elle toute seule, alors là, nous cousons, nous dessinons, nous faisons des projets, et nous rigolons bien. Elle sait aussi bien coudre que Irma Hadorn et broder comme les femmes Osterwalder dans le temps. Elle est aussi toujours occupée à faire l’une ou l’autre chose, et j’apprends beaucoup, rien qu’à la regarder faire. Elle est gentille, elle me montre tout ce que je veux savoir, elle me donne même des leçons. C’est fou ce que j’ai déjà appris avec elle. Elle est une très bonne femme de ménage aussi, elle sait bien cuire, et faire de la pâtisserie. C’est une des seules femmes que j’aie rencontrées ici, à part tante Engel, qui sache faire des confitures et des conserves. Elle sait aussi faire un tas de bons sirops de fruits d’ici. Elle est venue aux Indes à 20 ans et elle a aussi fait bien des expériences de toutes sortes. Mais tu sais, bien que je sois très amie avec elle, que je la voie tous les jours, je ne suis pas intime, en tous cas pas trop. Mr. Fraay est conseiller technique des fabriques de la Banque, il a donc une position plus ou moins indépendante. Pourtant il ne s’entend pas avec Elout, et quand nous étions à Batavia il venait souvent chez nous, et Buby lui redonnait courage quand il avait les bleus à cause de Elout.  Lui et Buby s’entendent bien. Dans quelques mois ils vont déménager vers une autre fabrique près de Batavia. C’est pourquoi je profite tant que je peux  de voir madame Fraay et de coudre avec elle. Si je n’ai pas eu le temps de vous écrire la semaine passée, c’et que j’avais ici un homme en journée qui savait très bien coudre. Alors moi je n’avais qu’à couper et faufiler mes robes et lui faisait tout le reste. C’était pratique, seulement je devais faire en sorte qu’il ait toujours du travail sous la main car il travaillait vite et bien, alors je devais couper au fur et à mesure. En une semaine j’ai donc réussi à faire 2 ½ robes, 2 paires de pyjamas et deux combinaisons plus quelques autres petites choses telles que cols, etc. Tout cela pour Fl. 4.- et il faudrait voir comme tout  va bien, cela tombe bien, sans truquer ! J’ai grand besoin de refaire ma garde robe, car tout semblait lâcher à la fois. J’ai jeté une dizaine de robes qui étaient usées ou qui ne m’allaient pas du tout, alors maintenant que je sais bien les couper, je ne veux plus porter le reste dont la coupe n’est pas tout à fait bonne. Madame Fraay est venue inspecter ma garde robe, et elle me conseille de faire au moins encore une douzaine de robes dont j’ai vraiment besoin, sans luxe. Cela vous paraît peut être exagéré mais avec tous ces lavages il faut avoir du rechange. Maintenant je prends une semaine de congé de ma machine à coudre pour liquider ma correspondance et puis je m’y remettrai de plus belle. Vois-tu, j’ai un plaisir fou. Je vois un beau modèle dans le Jardin des Modes et vite, j’élabore le patron sur du papier. Je dessine, je mesure, je compte, je coupe. Ha, c’est chic. Oscar, lui, il secoue la tête en rigolant quand il me voit travailler ainsi.
Par Janine Boesé (voir who is who), qui est maintenant en France, j’ai reçu une lettre de l’académie Daydou avec tous les renseignements d’un cours de coupe par correspondance. Je suis décidée à le prendre quand madame Fraay ne sera plus ici, et je veux tâcher de gagner mon diplôme. Tu sais que c’est un désir depuis bien longtemps et Boili m’approuve. Ce cours complet de coupe me coûtera que Fl. 30.-. Je ne commence pas tout de suite parce que je veux apprendre de madame Fraay tout ce que je peux, une fois qu’elle sera loin, j’aurai toujours assez de temps de m’occuper de ce cours de coupe. Je suis sûre que tu auras aussi du plaisir en lisant cela, puisque c’était aussi ton désir pour moi. Je suis très reconnaissante à cette Janine Boesé qu’elle se soit tellement occupée de moi à Paris. Elle m’a aussi envoyé un merveilleux livre de cuisine française pour lequel il faut encore que je la remercie. Seulement les recettes sont assez compliquées, c’est à dire, je ne puis pas trouver ici tout ce qu’il me faut pour bien réussir ces plats. Toutefois le livre n’est pas perdu, je le prendrai avec moi en Europe et on essayera de les faire ensemble, car je me réjouis de manger de bonnes choses et de les cuire aussi.
Avec madame Fraay nous allons maintenant apprendre à faire la bonne cuisine javanaise, afin que je puisse vous faire une bonne rijsttafel quand je viendrai. Madame Fraay, c’en est aussi une qui est toujours avide d’apprendre, comme moi, et je vous garantis que nous ne perdons pas notre temps quand nous sommes ensemble.


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