Troisième partie
Kediri, 13 mars 1939
Réponse Stämpere 202
Tu m’as
écrit que le vieux Hurni (carrière de
Sutz) était mort. Eh bien, quelques jours avant que je reçoive
ta lettre j’ai dû penser à lui d’une façon tellement impérieuse que je m’en
suis étonnée, parce que je le croyais mort depuis longtemps. Maintenant je
comprends que j’aie dû penser à lui.
Que les demoiselles
Ryser veuillent me voir quand je reviendrai me fait assez plaisir, car je
pensais qu’elles devaient être fâchées contre moi, vu que je ne leur ai jamais
écrit, ni même répondu à une longue lettre de l’aînée après la mort de son
papa. Toutefois tu as raison de freiner, car mon séjour sera trop court si je
dois encore aller voir tant de monde. N’oubliez pas que nous devrons partager
notre temps entre la Suisse et la Hollande, ce qui fera trois mois de part et
d’autre. Boili dit souvent que la plus belle manière de passer son congé serait
de rester à Sutz, d’y plättere (rien
faire) et d’aller à la pêche avec le Padre, de passer des jours tranquilles
et calmes, où il puisse se laisser aller tout à fait. Pendant ce temps, nous
deux, Mamms, hein… ? Si nous venons en hiver, je suis décidée de louer un
chalet quelque part dans l’Oberland pour un mois ou deux, afin de profiter des
sports d’hiver et du bon soleil, cela reviendra moins cher qu’à l’hôtel et je
pourrai vous avoir avec moi. Ma foi, je
ne peux pas m’empêcher de faire des projets déjà maintenant quoique nous
n’ayons encore aucune indication qui nous permette d’espérer quoi que ce soit.
Tu me
demandes de te dire quelle sorte de souliers me font plaisir. Eh bien, pour le
moment j’en ai assez. Je pense bien que des souliers en daim de couleur cuivre
soient très jolis mais c’est plutôt pour porter avec des robes marines et
autres couleurs sombres des étoffes d’hiver, ce qui ne va pas ici. Ne t’en fais
pas, je t’en demanderai quand j’en aurai besoin.
Je t’ai
déjà dit que j’avais aussi une brosse à cheveux prophylactique, mais je ne la
trouve pas assez forte pour les cheveux. Je l’ai donnée à Buby.
J’ai bien un désir.
J’aimerais
que tu m’achètes un sécateur à poulet.
Depuis que j’ai mon four électrique
nous mangeons beaucoup de poulets rôtis qui sont délicieux, alors j’aimerais
bien avoir un sécateur qui me permette de les découper facilement. J’en
voudrais un bon chromé ou bien nickelé. Stpl, et tu me diras ce qu’il coûte. Je
veux absolument savoir tous les prix exacts de ce que tu achètes pour moi.
Quant à ma
santé, tu n’as pas besoin d’avoir peur, je te l’ai déjà dit, j’en prends bien
soin. Mais tu as bien raison, quand je me fâche, je sens mon foie. Sur ce
chapitre je t’en écrirai encore, aber de uf bärndütsch. I cha jetze grad nid,
d’stube isch nid gwüscht. (mais en
bernois, car en ce moment je ne suis pas seule : Oscar lit toujours de derrière ce qu’elle écrit)Toutefois
moi aussi j’apprends à ne plus m’en faire, à ne plus me fâcher et me laisser
empoisonner la vie.
J’ai été
me faire peser à la pharmacie. Je pèse maintenant plus de 60 kg (pour 1m73)
je ne suis donc pas maigre, mais c’est Hedy qui a fait mon costume sur un
mannequin trop grand, c’est surtout les bumeli (petits seins). Elle a fait cette jaquette pour des bupple (gros seins) !!! Je suis en train
de la rectifier.
Tu me dis
que les papiers militaires de Boili qui ont été mangé par les termites,
j’aurais dû les mettre à la même place où je conserve mes autres papiers de
valeur. Oui, c’est bien ce que je fais pour le carnet militaire, ce fameux
carnet et d’autres choses de cette sorte mais à part cela Boili en a plein une
caisse de papiers techniques, de plans des canons contre avions etc, ce sont de
grands porte-feuilles en carton qui à eux seuls remplissent toute une caisse.
Non, ne
dis pas à Hedy de me faire un manteau du soir. Je veux le faire moi-même. Ne me
fais plus faire quoi que ce soit chez Hedy si je ne le demande pas.
Je serais
bien contente de recevoir le tapis écrit par la grandmamali et brodé par toi (au point de croix) et je le tiendrai à
l’honneur. Toutefois si tu aimerais le garder, alors garde-le encore, quitte à
ce que je te le chipe quand je serai une fois en congé.
Tu me
demandes sur quoi je cuisais avant
d’avoir ce fourneau électrique. Mais Mamms, je vous l’ai pourtant écrit bien souvent que je cuisais sur du charbon. Le matin, la koki faisait un tas
de petits feux de charbon de bois, sur lesquels ensuite elle posait ses
casseroles. Cela dégageait une chaleur formidable de telle sorte que je ne
pouvais pas cuire moi-même, c’était trop fatiguant. Maintenant c’est autre
chose, il fait chic. A Batavia j’avais le
gaz comme en Europe, cela aussi c’était bien. Ici j’ai une belle cuisine
maintenant, un beau potager (cuisinière)
tout blanc, des belles casseroles spéciales en aluminium que j’ai reçues en
location avec le potager, et mon beau geyzer (chauffe eau, boiler) électrique tout blanc aussi dans la chambre
de bain à côté de la cuisine.
Tes
haricots, je ne les ai pas encore faits, car j’ai encore toujours les Mogendorff en visite et ces haricots je veux
les faire quand nous serons seuls. Je ne supporterais pas qu’ils les mangent
avec des longues dents.
Cette madame Fraay a 38 ans. C’est une belle
femme, grande et forte, et la seule que j’aie rencontré jusqu’à présent qui
sache apprécier de la haute couture et la mode à la française. Toutes les
autres n’y comprennent goutte.
Je vais
presque tous les matins chez elle, car elle a une grande chambre qu’elle a
transformée en atelier de couture pour elle toute seule, alors là, nous
cousons, nous dessinons, nous faisons des projets, et nous rigolons bien. Elle
sait aussi bien coudre que Irma Hadorn et broder comme les femmes Osterwalder
dans le temps. Elle est aussi toujours occupée à faire l’une ou l’autre chose,
et j’apprends beaucoup, rien qu’à la regarder faire. Elle est gentille, elle me
montre tout ce que je veux savoir, elle me donne même des leçons. C’est fou ce
que j’ai déjà appris avec elle. Elle est une très bonne femme de ménage aussi,
elle sait bien cuire, et faire de la pâtisserie. C’est une des seules femmes
que j’aie rencontrées ici, à part tante Engel, qui sache faire des confitures
et des conserves. Elle sait aussi faire un tas de bons sirops de fruits d’ici.
Elle est venue aux Indes à 20 ans et elle a aussi fait bien des expériences de
toutes sortes. Mais tu sais, bien que je sois très amie avec elle, que je la
voie tous les jours, je ne suis pas intime, en tous cas pas trop. Mr. Fraay est conseiller technique des
fabriques de la Banque, il a donc une position plus ou moins indépendante.
Pourtant il ne s’entend pas avec Elout,
et quand nous étions à Batavia il venait souvent chez nous, et Buby lui
redonnait courage quand il avait les bleus à cause de Elout. Lui et Buby s’entendent bien. Dans
quelques mois ils vont déménager vers une autre fabrique près de Batavia. C’est
pourquoi je profite tant que je peux
de voir madame Fraay et de coudre avec elle. Si je n’ai pas eu le temps
de vous écrire la semaine passée, c’et que j’avais ici un homme en journée qui
savait très bien coudre. Alors moi je n’avais qu’à couper et faufiler mes robes
et lui faisait tout le reste. C’était pratique, seulement je devais faire en
sorte qu’il ait toujours du travail sous la main car il travaillait vite et
bien, alors je devais couper au fur et à mesure. En une semaine j’ai donc
réussi à faire 2 ½ robes, 2 paires de pyjamas et deux combinaisons plus
quelques autres petites choses telles que cols, etc. Tout cela pour Fl. 4.- et
il faudrait voir comme tout va
bien, cela tombe bien, sans truquer ! J’ai grand besoin de refaire ma
garde robe, car tout semblait lâcher à la fois. J’ai jeté une dizaine de robes
qui étaient usées ou qui ne m’allaient pas du tout, alors maintenant que je
sais bien les couper, je ne veux plus porter le reste dont la coupe n’est pas
tout à fait bonne. Madame Fraay est venue inspecter ma garde robe, et elle me
conseille de faire au moins encore une douzaine de robes dont j’ai vraiment besoin,
sans luxe. Cela vous paraît peut être exagéré
mais avec tous ces lavages il faut avoir du rechange. Maintenant je prends une
semaine de congé de ma machine à coudre pour liquider ma correspondance et puis
je m’y remettrai de plus belle. Vois-tu, j’ai un plaisir fou. Je vois un beau
modèle dans le Jardin des Modes et
vite, j’élabore le patron sur du papier. Je dessine, je mesure, je compte, je
coupe. Ha, c’est chic. Oscar, lui, il secoue la tête en rigolant quand il me
voit travailler ainsi.
Par Janine
Boesé (voir who is who), qui est
maintenant en France, j’ai reçu une lettre de l’académie Daydou avec tous les
renseignements d’un cours de coupe par correspondance. Je suis décidée à le
prendre quand madame Fraay ne sera plus ici, et je veux tâcher de gagner mon
diplôme. Tu sais que c’est un désir depuis bien longtemps et Boili m’approuve.
Ce cours complet de coupe me coûtera que Fl. 30.-. Je ne commence pas tout de
suite parce que je veux apprendre de madame Fraay tout ce que je peux, une fois
qu’elle sera loin, j’aurai toujours assez de temps de m’occuper de ce cours de
coupe. Je suis sûre que tu auras aussi du plaisir en lisant cela, puisque
c’était aussi ton désir pour moi. Je suis très reconnaissante à cette Janine
Boesé qu’elle se soit tellement occupée de moi à Paris. Elle m’a aussi envoyé
un merveilleux livre de cuisine française pour lequel il faut encore que je la
remercie. Seulement les recettes sont assez compliquées, c’est à dire, je ne
puis pas trouver ici tout ce qu’il me faut pour bien réussir ces plats.
Toutefois le livre n’est pas perdu, je le prendrai avec moi en Europe et on
essayera de les faire ensemble, car je me réjouis de manger de bonnes choses et
de les cuire aussi.
Avec
madame Fraay nous allons maintenant apprendre à faire la bonne cuisine javanaise, afin que je puisse vous faire une bonne rijsttafel quand je viendrai.
Madame Fraay, c’en est aussi une qui est toujours avide d’apprendre, comme moi,
et je vous garantis que nous ne perdons pas notre temps quand nous sommes
ensemble.
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