jeudi 2 juin 2016




Keboemen

20 janvier 1936

Haha ! la bonne semaine ! Mais commençons par le commencement.
Lundi j’ai écrit. Mardi, mercredi buché mon javanais. Jeudi j’ai circulé par toute la maison et fait un cake. Vendredi vers 1 heure Elout et Bigot sont arrivés. Ils sont passé chez nous pour demander où se trouvait la « caserne », puis sont allés chez Visser. Vers 2 heures Elout s’amène pour dîner. Ensuite Buby est allé au bureau et Elout a dormi. Après le thé il est allé chez Bigot qui loge dans le pavillon chez Visser. Pendant ce temps là, Buby et moi avons été faire quelques pas avec les chiens. Mon petit Bonzo est tombé dans de la merde, je suis rentrée pour le laver. Oscar aussi. A un moment donné, justement quand j’étais le plus sale, Oscar vient m’appeler et me dire que Bigot était ici pour faire connaissance. J’ai fini de laver mon chien, j’ai mis de l’ordre dans ma toilette, à du 50 à l’heure, puis j’ai été rejoindre ces messieurs. Entre Bigot et moi la sympathie a dû naître presque instantanément. C’est un grand type, une figure bien marquée, ferme, jeune encore mais le plus important c’est qu’il ressemble à Charlot dans ses manières, c’est fou tout simplement. La manière dont il remercie pour quelque chose, dont il plaisante, enfin, je ne peux pas bien vous décrire en quoi cela consiste, mais en lui j’ai retrouvé Charlot, beaucoup de Charlot enfin. J’ai naturellement tout de suite été à l’aise avec lui, et lui qui, en dedans est d’une certaine timidité, s’est immédiatement trouvé à l’aise chez nous On a bien ri, les quatre. Vers 9 heures il est parti chez les Visser pour souper. Cela je vous le raconterai après. Le samedi, les hommes ont eu des conférences avec des chinois pour arriver à une entente concernant le marché, au lieu de se manger les uns les autres par une concurrence acharnée. Pour cela Erkelens est arrivé de Tjilatjap et a dîné chez nous. Cette conférence a duré jusqu’à 5 heures du soir. Alors Erkelens vient me demander s’il pouvait passer la nuit ici. Je lui ai fait faire un lit sur la chaise-longue au salon. Un peu après Oscar et Elout viennent du bureau pour une tasse de thé. En arrivant Elout me prend à part (imaginez-vous bien la scène !!!) derrière une porte et me demande en chuchotant si j’avais assez à manger pour une personne de plus, parce que Bigot lui avait dit qu’il trouvait stierlyk verveelend (cela veut dire stieremässig längwylig ou excessivement rasant) de passer la soirée là chez les Visser avec madame et sa sœur, et qu’il n’y tenait plus s’il devait encore souper avec ces têtes !!! S’il n’y avait pas moyen qu’il puisse venir chez nous, qu’il était content avec une schnitteli (une tartine) et rien d’autre ! Mes chers, j’ai presque poussé les hauts cris, je n’osais presque pas regarder Elout de peur qu’il voie mon plaisir dans les yeux, et d’une manière calme et posée je lui ai répondu que Bigot était naturellement le bienvenu chez moi s’il se contentait de la fortune du pot et Oscar a ajouté : à condition de ne pas froisser les Visser. D’ailleurs Bigot avait fait dire par Elout qu’il se chargeait bien d’arranger les choses pour ne froisser personne. Une demi heure plus après qu’Elout, avec l’excuse de lui apporter une lettre, lui eût dit qu’il pouvait venir, il arrivait, tout content et joyeux comme un gamin d’école. Naturellement personne n’a fait les semblants, mais moi intérieurement je n’y tenais presque plus et de temps en temps j’allais dans notre chambre à coucher pour laisser libre cours à mon fou rire. Oscar aussi a fait les hauts cris quand il le sut et Elout rigolait et disait que c’était compréhensible. D’abord on a parlé ensuite les 4 hommes ont joué au bridge et moi…. Je voyais toujours un Charlot de 35-40 ans devant moi. L’ambiance était bonne de toutes parts et vers 10 heures, comme ces hommes ne voulaient jamais se déranger pour venir souper, j’ai été remplir 4 assiettes que j’ai fait apporté à la voorgalery par le djongos. J’avais commandé une cervelle pour en faire un ragoût mais comme je n’avais pas assez pour 5 (ayant compté pour 3 le matin) j’ai vite fait tuer une poule avec laquelle j’avais fait une sorte de soufflé avec des champignons, et des pommes de terre, le tout cuit au four. Ces hommes ont mangé cela sur le pouce, plus des sandwiches que j’ai  fait faire au fur et à mesure qu’ils disparaissaient. Ensuite j’ai pelé des pommes et l’assiette pleine de schnitz (quartiers) a disparu en quelques minutes. Enfin, il était minuit quand Bigot est parti, après quoi Elout, Erkelens et Oscar on encore discuté, discuté, mais moi j’ai été au lit, j’ai du moins été me déshabiller, surtout pour les laisser seuls. A plusieurs reprises aussi dans le courant de la soirée je les ai laissé seuls afin qu’ils puissent se raconter des witz librement. Oui, oui, j’ai bien suivi tes leçons, Moederli !
L’après-midi en m’habillant je ne sais pas pourquoi, j’ai mis ma robe bois de rose donc celle de la photo, et le soir, à un moment donné Elout me demande devant tout le monde : Dis donc, où diable as-tu acheté cette robe, elle est rudement bien. Quand j’ai dit que je l’avais faite moi-même, il a di : daar steckt wat in ! En d’autres mots cela veut dire que la robe avait un certain cachet. Cela m’a fait bien plaisir aussi, vous pouvez comprendre, car je crois que c’était un compliment vraiment sincère.
Je suis contente que Buby aime bien Bigot aussi et je crois que ce dernier nous trouve tous deux à son goût. Cela facilitera bien des choses. Avec Elout aussi l’entente a de nouveau été très cordiale et franche et amicale. Bigot partait hier pour Djocja, il allait loger chez des amis. Elout aurait dû aller aussi puisque ce matin ils continuaient leur route tous deux à Soerabaya, mais Elout a préféré revenir de Djocja hier soir et passer la nuit ici au lieu de passer la soirée seul à Djocja.
Il est revenu hier soir à 8 heures, il était très fatigué parce qu’ils avaient discuté avec des chinois pendant toute la journée et cela demandait beaucoup de concentration. Nous avons alors décidé d’aller au lit immédiatement après souper, mais il a commencé par philosopher, un mot a donné l’autre et nous nous sommes mis à table à 11 ½ heures seulement. Ce matin il est parti avec l’auto de la fabrique rejoindre Bigot à Djocja. Je lui ai fait des sandwiches, et lui ai donné toute une boîte de nougat que lui et Bigot aimaient bien l’autre soir. C’est du nougat japonais qui ne me coûte pas cher, et cela lui a fait bien plaisir.
Dimanche soir, après que les trois hommes avaient discuté et que moi j’allais au lit, Elout dit à Erkelens : et penses-y, tu ne dis rien de tout cela à n’importe qui, je te défends aussi d’en parler à ta femme ! Ce n’est pas à Buby qu’il dirait jamais une chose pareille, et pourtant la petite Erkelens hm ! hm ! hm ! avec lui. 
Et maintenant nos projets. Ils ont adopté une forme plus précise et aussi changé un peu. Nous allons donc à Batavia pour 9 mois, le temps de congé de Bigot, après quoi il est bien possible que nous allions à l’une ou l’autre des fabriques de nouveau. Batavia est donc un temps d’essai pour voir si Oscar est capable pour des postes plus élevés. Elout nous a conseillé de laisser nos meubles ici et de louer un flat meublé avec pension complète au centre de la ville pour ces 9 mois. Il dit que cela nous reviendra bien meilleur marché que d’installer une maison avec tout le patati et patata. Nous aurons donc Fl. 400.- ce qui n’est pas beaucoup pour Batavia, car la vie y est beaucoup plus chère qu’ici, et Elout doute que nous puissions nouer les deux bouts. D’ailleurs dans la lettre qui nous concerne, Amsterdam laisse la question ouverte, de sorte que si cela ne va pas, nous pourrons demander une augmentation. On verra donc. A moi cela me sourit assez de ne pas avoir de ménage pendant quelques mois. Cela me donnera juste le temps de suivre des cours de cuisine, etc, des cours de couture et un tas d’autres choses. Elout nous conseille cet arrangement principalement pour éviter des visites. Demeurant ainsi dans un flat de deux chambres, on n’a pas besoin de recevoir, et c’est justement recevoir qui revient si cher à Batavia. Si j’avais une maison, il faudrait que tout soit correct et cela revient cher. La Banque a des hypothèques sur deux immenses bâtiments de flat qui sont administrés par un hôtel. Ainsi j’aurai peut être une toute petite cuisine où je pourrai faire le déjeuner et le souper moi-même, tandis que le dîner on le fait venir de l’hôtel. On a également des domestiques de l’hôtel. Je me demande ce que vous en pensez, mes chers ?
Merci pour ta bonne lettre 121. Je ne l’ai pas sous la main, ayant caché toute ma correspondance avant la visite d’Elout. Je ne l’ai pas encore retiré de sa cachette, et maintenant je n’ai pas le temps de le faire, car nous attendons les Koesnoen pour la soirée. Demain j’aurai de nouveau tante Engel pour la journée, et je pense qu’à la fin de la semaine j’aurai les v.Tinteren pour le weekend. J’ai une maison comme une ruche, mais cela me plaît et je m’arrange bien pour que cela ne revienne pas trop cher. Elout m’a aussi demandé : mais comment fais-tu donc pour nous offrir tant de bonnes choses avec ta paye ? Anne (Mme Elout) n’y arrive pas…, je crois que tu sais mieux faire qu’elle. Qu’il ajoute en vraie bêtise masculine, oh ! les hommes ! Je lui ai répondu qu’il ferait mieux de se taire que de raconter un quatsch pareil. Voilà pour les nouveautés de la semaine. Quant à madame Visser, je suis bien contente de partir bientôt, car elle doit fulminer de jalousie sur la totok européenne. Ici on les appelle des totok ou des singkeh, les européens purs. Ce sont les Indos qui emploient des noms, c’est comme Tschingg pour les Italiens.
Je pense que mes frères sont à Londres, je pense souvent à eux et souhaite de tout mon cœur qu’ils aient du succès dans leur entreprise. Je n’arrive pas encore à vous écrire, garçons, mais vous ne m’en voudrez pas, hein ?
Mes bien chers, à la semaine prochaine.




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