dimanche 19 juin 2016




Keboemen


19 mars 1936

A sa maman
Merci pour tes deux lettres 128 et 129. Je ne suis pas arrivée à répondre à la 128 parce que je suis partie et c’est Buby qui vous a écrit à ma place. L’histoire de mon voyage je l’ai écrite à Tata qui t’enverra sûrement la lettre. Je ne vais donc pas répéter mon itinéraire et la description de toutes les beautés que j’ai vues. Une fois de plus j’ai été surprise et ravie de la beauté du pays et mon désir devient toujours plus fort que toi aussi tu puisses un jour jouir de tout cela.
Je viens de recevoir un petit mot des van Tinteren, qui allaient chercher leurs parents au bateau, ont profité de faire un petit tour par Bandoeng aussi pour leur faire voir un peu du pays. Wies m’écrit que ses parents ne peuvent pas en croire leurs yeux de tout le beau qu’ils voient. Je me réjouis de faire leur connaissance. A Batavia j’ai dîné chez les Elout. Ils ont été très gentils pour moi, m’ont aidé à chercher les flats etc. Mais… mais… ! Merci de tous les conseils que tu me donne à ce sujet, Mamali. Tu es très sage et je serai bien contente de suivre la ligne de conduite que tu m’as tracée, et dis-moi encore tout ce que tu peux, car j’en aurai besoin. Tu sais, Anne est bien gentille, mais depuis cet accident qu’elle a eu, c’est une femme sans équilibre. Pendant que j’étais là, à table, elle était fâchée parce que la viande n’était pas bien cuite, c’était vexant justement quand elle avait des visites, je le comprends, mais comme il fallait que sa colère sorte, je pense, elle a attaqué Elout, lui a lancé des fions et l’a abaissé, d’une façon que j’ai trouvée affreuse. Je me gênais pour elle, et pour lui j’avais de la pitié parce que cela se passait devant moi, la femme de son collègue. Oh, il m’en faudra de la diplomatie ! Leur maison est jolie, de jolis meubles de style, du vieux. Cela leur fait un intérieur avec beaucoup de cachet, mais alors le reste ! Nous avons dîné à une table mise sans soin, sur une nappe sale et surtout une nappe chiffonnée comme un vieux mouchoir, c’est surtout cela qui m’a choquée. Qu’une nappe soit sale, passe encore, ils ont un enfant et il faut économiser, mais qu’elle soit chiffonnée, non, cela n’est pas d’une bonne femme d’intérieur. Le dîner était affreux, des haricots, des pommes de terre à l’eau et du foie mal cuit, le tout foutu sur la table et c’est tout. Nous aussi on mange ainsi, simplement, mais je ne sais pas, cela présente plus chez moi. C’est pas pour me vanter que je dis cela, tu sais ! Je comprends maintenant pourquoi elle n’arrive pas avec son salaire, elle croit que c’est seulement avec de l’argent qu’on peut rendre son home joli. Evidemment, avec de l’argent on peut beaucoup, presque tout, et tout de même il y a de petites choses pour rendre la vie agréable, qui ne peuvent pas se payer avec de l’argent, qui ne peuvent pas s’acheter.
Chez John et Jans j’ai assisté à une terrible querelle entre les deux. John a découvert que Jans a fait des dettes. La pauvre, c’est sûr qu’elle n’arrive pas avec son grand ménage et toujours des visites, et peu à peu elle est tombée dans les dettes. Elle n’osait pas l’avouer à John et voulait tâcher de s’en sortir elle-même  mais elle n’y arrivait pas et elle s’est laissée aller à emprunter à droite et à gauche. John était furieux et terrible. Il avait absolument perdu la maîtrise de lui-même, il st sans pardon pour Jans. Je te dis il était comme un taureau furieux et je ne voudrais pas te répéter toutes les vilaines choses qu’il a dites à Jans, telles qu’à un moment je lui ai dit que je tenais à avoir pour ami un homme et pas un animal. J’ai pris mon chapeau et j’ai fait semblant de partir. Alors cela l’a calmé un peu, mais j’en ai été dégoûtée. Si je suis restée, ce n’était que pour cette pauvre Jans qui doit en voir du pays. Tu sais John est un enfant de deux races, lui en a hérité les défauts plus que les qualités. Enfin je te dis, j’en ai fait une expérience, alors vendredi matin, sitôt que je pouvais, je suis partie dans la Fiat avec un vieux mécanicien que John m’avait recommandé, et nous sommes arrivés sains et sauf à Keboemen, où j’ai été plus que heureuse de me réfugier dans les bras de mon Buby et de regarder dans ses bons yeux doux, après avoir vu de si vilaines expressions dans ceux de John. Je ne le dis qu’à toi, mais j’ai été témoin d’une des plus vilaines scènes qui puisse exister dans la vie, je ne peux de toute façon pas supporter qu’on se chicane. Tu peux bien t’imaginer comme je jouis d’être dans mon home de nouveau, avec mon Buby. Je suis si riche sous ce rapport, et grâce à toi, je l’ai toujours été dans ma jeunesse aussi.
Les Engelhart partent demain, j’ai encore été leur aider jusqu’au dernier jour. J’ai un peu pleuré quand je lui ai dit adieu, elle aussi mais on s’aimait beaucoup et j’en ai passé des beaux moments, là à Premboen.
Merci pour le petit corset en tricot. Je viens de le laver et vais l’essayer ce soir. Merci aussi pour le deuxième envoi de bougies. C’est un paquet qui est arrivé sans timbres !!!
Je t’ai envoyé cette semaine, plutôt, c’est Buby qui l’a envoyé, une boîte de kroepoek que j’ai acheté à Bandoeng. Ce n’est pas le même que celui de Soerabaya, mais il est bon aussi, seulement un peu autrement. Peut être que tu ne remarqueras même pas la différence. Je voulais que ce soit une surprise pour toi, mais j’ai peur que tu doives de nouveau payer beaucoup de douane, c’est pourquoi je t’avertis. Le paquet contient environ pour Frs.s. 1.60 de kroepoek, alors il ne faut pas payer trop de douane, refuse le paquet simplement.
Je me réjouis tellement pour mes robes. Merci de tout cœur, et aussi pour m’avoir acheté ces bouquets de fleurs. Justement je venais d’écrire à Tata que tu ferais bien de me l’envoyer parce qu’ici on n’a pas tant de choix. J’ai eu un plaisir fou à ta lettre. Non, non cela ne fait rien du tout que tu m’écrives seulement tous les 15 jour Vois-tu maintenant la vie est autrement pour moi. Premièrement j’ai énormément à faire, à tout mettre en ordre, à raccommoder, à coudre, puis à emballer, ensuite Wies viendra et j’ai encore toujours mes leçons avec les sœurs. J’ai une vie très mouvementée maintenant de sorte que je ne suis plus obligée de compter sur tes lettres comme ma principale distraction de la semaine. Tu comprends, tes lettres me restent toujours la plus chère distraction.
A toi non plus je ne vais plus écrire toutes les semaines ces prochains temps, mais je répondrai toujours par prochain courrier à tes lettres, tous les 15 jours. J’ai tant à coudre et à faire maintenant.
C’est dommage que les Moser partent du Chalet (locataires temporaires), mais je crois que vous l’aurez vite reloué, seulement faites un peu attention qui vous prenez. Que cette première expérience qui a été bonne ne fasse pas se relâcher votre prudence dans le choix de nouveaux locataires. Fais attention de ne pas recevoir du Saupack (mauvaises gens) et que papa ne se laisse pas éblouir par des dehors brillants. Je crois aussi d’ailleurs que les demandes de locations ne manqueront pas. Surtout n’abaissez pas votre prix, au contraire.
Je relis encore tes conseils quant à Anne Elout, c’est sûr, il me faudra cacher tout ce que je pourrai sans en avoir l’air pourtant, ce sera excessivement difficile je ne me fais pas d’illusions là-dessus. Heureusement que nous habiterons si loin l’une de l’autre, j’en suis plus que contente. Mais elle a un enfant ravissant, beau et intelligent, c’est surprenant.
Quant à Tata, c’est pourtant triste. Je crois bien qu’elle est plus malade qu’on ne le pense. Je reçois toujours ses journaux, mais depuis Noël je n’ai plus eu de lettre ou quoi que ce soit.
Est-ce que tu te fais donner encore une troisième robe ? Vraiment tu me gâtes trop, ce n’est pas permis. Tu m’as déjà donné cette belle robe beige dont je vais faire une photo un de ces jours, alors il ne faut pas de nouveau dépenser tant d’argent pour moi. L’idée de Hedy est excellente  avec cette jupe longue et une courte, mais laisse moi payer cette robe-là. Dis-moi ce qu’elle coûte, car je vais te dire, il y a déjà longtemps que j’avais une combine pareille dans l’idée. Je voulais me faire un tailleur de minuit et voulais demander à Hedy de me le couper, parce que je n’arrive pas encore à couper avec tant de chic. Je crois qu’un de ces tailleurs du soir me rendrait grand service. Enfin, l’idée de Hedy est bonne et je crois qu’il faut la laisser faire, mais à condition que ce soit moi qui paie cela. A Batavia il y a un immense hôtel, first class, quelque chose comme le Savoy à Londres ou le Ritz à Paris, et une fois par semaine il donne un souper dansant auquel les hommes doivent paraître en smoking, et de mettre le smoking ici aux Indes, cela veut dire quelque chose, vu que les habits de laine sont tellement chauds pour ces pauvres hommes. Enfin les occasions de sortir ne nous manquerons pas.
Si ces bigoudis de Muriel ne sont pas trop chers, j’aimerais bien en avoir quelques uns pour aussi faire des boucles. Je sais bien que c’est la mode et cette coiffure m’irait bien aussi, mais je n’ai pas les moyens maintenant de me faire faire des permanentes, alors si je peux y arriver avec des bigoudis, j’en serais très contente. A Batavia j’ai profité d’aller me faire couper les cheveux chez mon coiffeur, tu sais le Tschingg (Italien) de Semarang. Lui et sa femme m’ont tout de suite reconnue. J’ai encore toujours quelques ondulations dans mes cheveux, alors je lui ai dit que c’était des restes de la permanente qu’il m’avait faite il y a une année. Il m’a répondu, non madame, ce n’est plus la permanente, c’est naturel, vous avez des cheveux très souples. J’ai été très contente d’apprendre cela, car cela vient de ce que je brosse mes cheveux chaque matin avec la brosse en fer de Mina et voici encore un petit remède pour avoir de beaux cheveux souples. Quand tu les laves, il faut bien les rincer, alors dans la deuxième eau tu presses le jus d’un demi citron et tu rinces les cheveux dedans, puis tu changes encore une fois l’eau, car il faut que pour la dernière rincée, l’eau soit pure. Cela donne un magnifique brillant aux cheveux.
Tante Engel part par le même train que cette lettre, je n’aurai plus le temps de remplir la page.
Nous avons pris leur chauffeur, je ne sais pas si je l’ai déjà écrit. Monsieur E. continue à le payer en partie et nous lui payerons le reste. Ainsi nous aurons un chauffeur tout ce qu’il y a de consciencieux pour 6 mois au moins. Comme il n’aurait pas assez à faire à notre Puce, je vais lui apprendre à être djongos en même temps. Ce sera bien un peu une dépense, mais cela nous épargnera de mener la voiture dans un garage chaque fois qu’il lui manquera quelque chose, car Soer (le chauffeur) répare tout tout seul. Il est chez les E depuis des années et il est très fidèle. Ainsi j’aurai toujours quelqu’un quand j’irai en voiture sans Oscar, et quoi qu’il arrive je ne serai jamais sans aide. C’est aussi lui qui pourra conduire Buby au travail et aller le chercher, de cette manière Buby pourra venir dîner à la maison. Autrement s’il devait prendre le tram, il n’aurait pas le temps et devrait luncher au bureau. Nous devons payer notre flat meublé Fl. 80.- par mois. Je trouve que c’est énorme, mais nous allons essayer pour les premiers mois du moins, ensuite on verra. Je pourrai toujours prendre une maison. Le manger que nous recevrons de l’hôtel va nous coûter Fl. 50.- par mois, mais je n’ai pas envie de le prendre au complet, car c’est beaucoup trop et comme j’aurai une toute petite cuisine environ de la grandeur de l’antichambre du Schyssy (toilettes) à Sutz, je me propose de cuisiner un peu moi-même aussi.
Il y aura tant de bons légumes et de salades au marché à Batavia, on va s’en payer. Nous aurons donc le flat au premier étage, et sous nous viendra demeurer un collègue de Buby. Et comme ces flats appartiennent à la Banque, nous aurons bien des petits avantages. Ces flats sont dans un complexe de 8 maisons, tu peux te penser comme nous serons dans les gens. Je m’en réjouis car nous avons eu assez de solitude pendant longtemps.
En revenant de Batavia, j’ai vite été vers la Ric pour je ne sais plus quoi, alors la première chose qu’elle m’a demandée, c’est : tu as naturellement été chez les Elout ? cela la pique que nous soyons bien avec les Elout. Et elle s’imagine je ne sais quoi !!!
A propos, quand nous allions ensemble à la Banque, Elout et moi, nous parlions de nos salaires etc, et Elout me dit : Enfin si tu ne peux pas arriver avec ton salaire, tu n’auras qu’à le dire, car je crois que vous pouvez demander beaucoup à Amsterdam, ils sont disposés à faire beaucoup pour vous ! Il m’a dit cela sans méchanceté, mais je n’en ai pas moins pensé. C’est naturellement Mr. Dunlop qui est bien disposé envers nous.
Je dois te quitter….ta Ge….


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