Keboemen
23 février 1936
Mes bien
chers
Nous voilà
de nouveau une semaine de plus, le temps file comme le diable. J’ai reçu hier
ta lettre 126, et t’en remercie
beaucoup. La lettre des Charlous aussi m’a fait grand plaisir. J’ai honte de ne
pas encore vous avoir répondu aux précédentes, mais Charlot, laisse moi vite te
dire ici que tu es le plus parfait piniouf (idiot)
du monde si tu crois que mon silence provient de ce que tu as pu m’écrire dans
ta dernière lettre, une lettre qui m’a fait si plaisir, justement parce que mon
frère y remettait un peu sa sœur. Allons donc, vieux, on se comprend encore
pourtant ! Si je ne vous écris pas souvent c’est que je ne veux pas vous
écrire des lettres qui répètent tout ce que je vous dis déjà dans celles de la
maison. Enfin, il viendra bientôt une épître, aussi pour Nöggi
naturellement.
Dans ma
dernière, je vous promettais de vous décrire la réception du régent de Keboemen. Eh bien, la voici : nous avons reçu des
cartes d’invitation imprimées, une pour assister à la cérémonie et une pour
assister au lunch qui serait servi après. Avant il faut vous dire que le
gouvernement hollandais est représenté ici aux Indes par le Gouverneur Général qui a les fonctions
de vice-roi, sous lui sont placés trois Gouverneurs, chacun pour le rayon de
West, Midden et Oost Java. Viennent ensuite les Résidents de cantons, ensuite
les Assistant Resident pour les districts. A côté du gouvernement hollandais,
subsiste le gouvernement javanais composé du sultan et des princes régents.
C’est donc un de ces princes régent
qui a été installé ici par le Gouverneur. Nous devions être présents à 9.45
précises. Oscar avait demandé l’auto de la fabrique pour nous y conduire. Oscar
était en jaquette avec pantalon rayé comme à la noce (avec la seule différence
que le pantalon était trop étroit de 10 cm au moins !) et moi j’avais mis
ma robe d’organdi, et le grand chapeau.
L’escalier au bas duquel l’auto s’arrêtait était couvert de tapis. Il n’est que
de quelques marches généralement. En haut j’ai été reçue par une dame de réception
parlant très bien le hollandais qui m’a conduite vers la Raden Ajoe, femme du
régent, (femme officielle !)
que j’ai saluée et ensuite j’ai été me joindre aux autres dames qui se
trouvaient à sa gauche. La Raden Ajoe était plantée au fond du grand hall, qu’on appelle pendoppo, au milieu des corbeilles de
fleurs reçues et à côté du portrait de la reine. Toutes les femmes invitées,
Européennes, Chinoises, Javanaises et Japonaises étaient donc groupées là, à sa
gauche, tandis que les messieurs étaient groupés à droite. Il y avait plusieurs
princes régent, beaucoup de fonctionnaires hollandais en grand uniforme
chamarré d’or, comme les diplomates chez nous pour Nouvel-An à Berne. Il y
avait un orchestre chinois aussi dans un coin. A 10 heures précises il a
entonné le Wilhelmus (hymne national hollandais), aux sons
duquel le Gouverneur est arrivé, flanqué du Resident et du Assistent Resident.
Je ne me rappelle plus si leurs dames les suivaient ou les précédaient, car
c’était assez impressionnant de voir ces beaux uniformes avançant lentement
pour venir saluer cérémonieusement la Raden Ajoe. Une fois que le Gouverneur
avait pris place, deux dignitaires javanais ont été chercher le Regent pour
l’amener au milieu du pendoppo faisant face au Gouverneur. Le Regent avait mis
des pantalons de soie cramoisie magnifiquement brodés de fleurs et d’oiseaux
par dessus lesquels était drapé un merveilleux sarong. Il avait mis une veste
noire brodée de fleurs d’or et portait le kris (couteau javanais) au dos,
enfoncé dans la ceinture. Sur la tête une espèce de toque noire aussi brodée de
fleurs d’or. Il m’est malheureusement impossible de vous décrire la
magnificence des couleurs et des dessins. Ont suivi tous les discours auxquels
je n‘ai pas compris grand chose, étant plutôt occupée à regarder, critiquer et
rigoler un peu avec tante Engel et toute la clique. Ma robe a été excessivement
admirée et pendant une heure au moins la Rickshaw n’a pas quitté sa place
derrière mon dos pour m’enfoncer ses quinquets et voir comment étaient faits
mes volants. Vers la fin des discours nous avons chacun reçu un verre de
champagne pour aller à la queue leu leu, trinquer avec le Regent et sa Raden
Ajoe et faire les salutations d’usage, dire un mot ici et un mot là. Une fois
que le brouhaha s’est un peu apaisé, la musique a donné un petit signal imposant
le silence, au milieu duquel le Gouverneur a pris congé officiellement du
Regent et ensuite du fond du pendoppo il s’avançait lentement, flanqué de ses
fonctionnaire, jusqu’à l’escalier de sortie, toujours au son du Wilhelmus. Là
ils sont restés immobiles pendant que la garde d’honneur présentait les armes.
Il est parti en auto et les dames ont suivi. C’était le signe que la cérémonie
officielle était terminée, et peu à peu tous les messieurs sont partis, pour
changer d’habits. Il y en avait qui transpiraient à faire pitiés dans ces
habits noirs. Buby aussi est allé se changer avec Mr. Engelhart et Wilson, chez
nous pendant que nous les dames sont restées là, dans une chambre à notre
disposition. Plusieurs dames ont été se changer aussi, histoire de montrer
leurs toilettes ! Pourtant ce n’est pas tout à fait vrai, car plusieurs
d’entre elles avaient mis de vraies robes de cérémonie qu’elles ont été se
changer pour des robes plus légères, moins sévères. Nous avons passé le temps à
parler de ci de là et quand les messieurs sont revenus nous nous sommes assis
par groupes à de petites tables et bientôt on a servi le lunch, sur le pouce,
se composant de : consommé aux champignons, rissoles, lontong (entremet javanais) roastbeef garni, tourte royale et café.
Le tout arrosé de vin blanc ou rouge, plus les limonades, eaux minérales etc.
Le fait de ne pas être assis à table à tout de suite rompu la glace. De sorte
qu’on s’est bien amusé. La musique était bonne et on a beaucoup dansé, moi
aussi !!! La première danse je l’ai faite avec Mr. Engelhart tandis que
Oscar a fait la polonaise avec tante Engel, vu que le vieux Röhwer avait invité
madame Visser. Ah, ces Visser ! Ils sont arrivés pour le lunch seulement.
Nous étions là tout un groupe mais ils ne se sont présentés à personne. Buby et
moi nous nous sommes levés et les avons salué, comme on salue ses patrons,
puis j’ai repris ma place au
milieu de tout le groupe où j’étais assise et ne me suis plus occupée de madame
Visser, laissant ce soin à la Rickshaw qui a pu aller s’asseoir à part avec la
Visser et qui, par conséquent ne s’est pas amusée du tout. Personne ne leur
parlait. Visser s’est assis à côté
de Buby, le seul avec qui il s’est entretenu. Buby, cela l’embêtait plutôt,
mais il a dû faire les frais naturellement. Il a joué le tour au vieux Röhwer
en lui disant que c’est lui qui devait le premier demander madame Visser, c’est
pourquoi il l’a invité pour la longue polonaise, alors que Buby l’a invitée
pour une courte danse après. Vous auriez dû voir la Rickshaw danser avec Oscar,
elle avait l’air de tourner le blanc. Je ne me rappelle plus avec qui je
dansais à ce moment là, mais je me tordais les côtes et Buby qui m’envoyait de
ces yeux !!! derrière ses lunettes sales ! Les Visser ne sont pas
restés longtemps et sont repartis comme ils sont venus, ne faisant pas trop
bonne figure. Pendant le lunch, par contre, il s’est mis à chanter avec
l’orchestre, attirant ainsi toute l’attention sur lui, qui ne voulait se mêler
avec personne. Cela a donné une situation équivoque, plus que bête. En rentrant
avec les Engelhart nous avons encore été faire des commissions pour tante Engel
et là au toko japonais, les hommes ont longtemps parlé avec le Mr. Okayama, vu
que M. E. passera aussi par le Japon en revenant d’Amérique. Voilà la journée
du mardi.
Il y a
naturellement beaucoup de petits détails que je ne peux pas vous décrire, ce
serait trop long tels par exemple, la jalousie de la Rickshaw qui, avec son
museau jaune, était accoutrée d’une robe de satin marron foncée avec des
boutons vert jade. (elle a 26 ans !). Une robe fermée jusqu’au cou, avec
un petit col montant, une robe qui aurait été très bien pour toi. Mardi et
mercredi j’ai travaillé pour ma leçon de javanais. Et jeudi matin j’ai été à
Premboen, aider tante Engel pour son dîner du soir. Elle donnait ce dîner pour les Hartong qui quittent Premboen.
Elle avait invité entre autre Dr. Vonk et sa femme, Koesnoen et sa femme, les
Hartong, les Wilson et une Raden Ajoe de Koetoardjo. Une dame de l’âge de tante
Engel, 44 ans environ. Son mari était régent, mais maintenant elle est veuve et
ne vit que pour ses enfants. C’est une javanaise, mais d’une sorte
exceptionnelle. Elle est broad-minded, elle semble comprendre la jeunesse et
surtout bien s’entendre avec sa fille qui doit avoir 17 ans. Enfin, nous avons
tout de suite sympathisé et une fois que j’irai à Djocja j’irai lui rendre
visite. Elle m’a invitée. Nous sommes rentrés en auto avec Dr. Vonk. Il s’est
en quelque sorte excusé de ne pas t’avoir vue à Bâle, mais il a dit qu’ils
n’avaient pas pu rester en Suisse parce qu’ils seraient morts de froid, là à
Andermatt, et à Bâle il avait laissé un message pour toi à l’hôtel, vu qu’il
n’avait pas ton adresse. C’est drôle mais les gens commencent vraiment à nous
rechercher maintenant, alors qu’on s’en balance puisqu’on est sur le point de
partir. C’est toujours ainsi, mais c’est étonnant comme les gens se laissent
imposer par le fait que nous sommes les enfants de papa Woldringh. Il y en a
qui pensent encore que nous sommes fin riches etc, toujours la vieille
histoire, quoi. Heureusement que nous avons fait nos expériences ici à
Keboemen, cela facilitera notre commencement à Batavia, quoique je ne me fasse
pas d’illusions, nous aurons aussi nos expériences à faire là-bas. Mais chaque
chose en son temps après tout.
Comme j’ai
écrit à Max, je vais prendre des leçons de japonais avec Koesnoen le mois
prochain. Je vous en parlerai plus au long quand cela aura lieu vraiment. Là
chez tante Engel, c’est moi qui ai fait la sauce aux câpres pour la
langue ! J’ai aussi mis la mayonnaise au point, j’ai arrangé les fruits
dans les corbeilles, et décoré la table, ensuite il fallait que j’aille à la
cuisine voir si tout était bien. Je devais rire, tante Engel ne faisait plus
rien sans moi, sans mon avis du moins. C’était tellement comme à la
maison !!! Elle me prend aussi toujours avec chez la couturière et à la
fin c’est moi qui décide de la façon de ses robes !!!
Mardi
soir, nous irons ici au Stamboul. Dans le temps, Keboemen avait un grand club
avec théâtre etc, et salle de société. Maintenant le nouveau régent a tout fait
remettre à neuf et de temps en temps il fera venir des sociétés, des troupes
d’acteurs. C’est ainsi que mardi soir nous aurons ce variété javanais, la
meilleure troupe de l’archipel. Ce sera juste pour fêter ta fête, Max !
J’ai de
nouveau une de ces périodes actives où je fais beaucoup de travail. Par exemple
vendredi matin vers 10 heures j’ai commencé à couper une petite robe d’après un
patron du Jardin des Modes, j’en ai eu jusqu’à midi et j’ai continué à y
travailler le soir, ainsi que samedi matin après ma promenade et samedi soir à
9 heures elle était prête. C’est mon dernier record, et pourtant c’est une
petite robe à manches ! Naturellement je l’ai inaugurée aujourd’hui. C’est
une petite robe rayée bleue et blanc, bon marché mais tout à fait gentille.
Cette semaine je commence mon tailleur en lin naturel.
John et
Jans que nous attendions, ne sont pas venus, ils viendront le 7 mars, que John
a écrit. Il nous faut donc encore patienter pour cette puce, mais d’un côté ce
n’est pas s9 grave, car ce mois la aye sera de nouveau très petite, la fabrique
‘a pas moulu, et les impôts sont tellement hauts ici. Pour cette année il me
faut payer Fl. 25.- par mois, sur une paye de Fl. 230.- en moyenne, c’est un
peu fort.
Alors
Bienne va se dégonfler le 4 avril ? (anniversaire des jumeaux). Ce n’est pas par rapport à mes
frangins, mais au fameux départ ! Oooo mes petits frères ! un
muntschi spécial pour vous,
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire