Keboemen les Bains
20 janvier 1935
Mes bien
chers tous,
Bonsoir,
c’est dimanche soir. La radio joue des succès de musique de film, Oscar est
assis dans son beau pyjama dans un fauteuil, moi sur la couch orange et beige
et noire, le lampadaire entre nous deux jette une lumière douce sur nos
lettres. Autour de nous, du chni, du chni, le chni de dimanche soir, des
lettres partout, des journaux, mon agenda, mon livre de comptes de fin du mois,
je compte toujours les résultats pour m’arranger à ne pas faire des factures
trop hautes sur la table, un bonbonnière en verre noire avec des pistaches
rôties, au sel, le jeu d’échecs avec les figures éparpillées, un plateau avec
les tasses d’ovomaltine, des livres, sur le tapis Tipsie qui se gratte au c…
Ah ! j’oubliais, à côté de moi se trouve encore mon capeli jaune. Bien
sûr, il ne me quitte plus, c’est presque devenu une seconde peau pour moi.
Jamais je pourrai assez te dire combien je l’apprécie, combien je suis heureuse
de l’avoir, quand je le mets c’est toujours comme une légère caresse de tes
mains.
Merci de
ta lettre no 69. Je vais y répondre
un peu ce soir, mais je ne veux pas faire trop longtemps, car j’ai de nouveau
pris froid à Tjilatjap. Quand nous
sommes revenus mercredi matin, je me suis mise au lit. J’ai eu mes névralgies,
mais pas très fortes, par contre je suis enrhumée. J’ai aussi eu un peu mal au
cou, mais trois jours de lit, bien au chaud avec d’innombrables grogs au citron
m’ont fait passer cela en transpirant. Maintenant j’ai encore mon capeli bleu
sur les épaules, et unfoulard de soie sur la tête. Demain je vais l’enlever
s’il fait beau. C’est à Tjilatjap qu’il a commencé à faire du vent tout à coup,
et notre chambre était très exposée, nous ne pouvions pas changer car tout
était complet. Enfin, maintenant c’est passé, sauf le rhume qui me fait encore
un peu la tête lourde. C’est pourquoi il ne faut pas vous attendre à
grand’chose pour ce courrier-ci, j’ai la flemme de faire faire un petit effort
à ma cervelle. Je laisserai donc parler le côté du foin !!! Nous avons eu
un bon souper, un soufflé au fromage raté parce que cuit dans un four à trop
grand feu, mais mangeable tout de même, et de la salade, de la bonne vraie salade crue de mon jardin. J’en ai
bouffé jusqu’à ne plus voir jour. Là, nous venons d’avoir une escarmouche, toujours autour du même
sujet, l’éternelle fumerie de Buby.
C’est fantastique, il faut que j’emploie toutes les ruses imaginables pour le
freiner un peu, car le matin il tousse comme un vieil ours. Cela me met en rage
chaque fois. Autrement pas de nuage
au ciel du ménage.
Oui, tu
recevras des photos du capeli et des petites robes, sitôt que nous aurons
quelques jours de beau temps. Je viens de recevoir un petit mot de madame Engelhart,
qui m’a envoyé de merveilleuses bananes de son propre jardin, des monstres de
bananes. Ils ont voulu venir un soir pendant que nous étions à Tjil. Ce sera
pour une autre fois. Elle est toujours gentille, ma Fanely des Indes, ou Tante Engel, comme je l’appelle.
Dites,
est-ce que par hasard vous n‘avez pas entendu tonner à Bienne il y a un
moment ? Moi, j’envisage sérieusement l’achat d’un masque à gaz marque Bubyschutz (sécurité Buby)!
Cette fois
cela y est avec mes frères. J’ai eu beaucoup de plaisir à déjà recevoir tant de
nouvelles de leurs premiers jours à la caserne. Oui, en effet est-ce que tu
touches encore l’asphalte quand tu marches à côté d’eux, Mamms ?
Sais-tu
que ton papier à lettre est violet quand il arrive ici, et je dois payer des
ports en plus, tout cela pour le Mutterstolz
(fierté maternelle) qui est vraiment
formidable ! Je suis très contente d’être ici, car si j’étais encore à
Bienne, tu ne me verrais pas tout de même, et je pourrais te répéter ma
question d’il y a 20 ans : Est-ce que tu m’aimes encore, dis, maman ?
Oui voilà où en sont les choses, mais ma foi, tu as bien raison, et tu en as
amplement le droit, d’être fière. Il
me semble que je vois les garçons au service, faire leurs paquetages, etc. Mais
j’espère que Charlot après quelques temps pourra aussi rejoindre ses camarades
pour aller s’amuser un peu, diable c’est ce que je lui accorderais de tout
cœur.
Lundi matin, il est déjà tard. Ma tête va
mieux, le rhume se défait, je dois moucher tout le temps pourtant je n’ai
encore guère envie d’écrire beaucoup. J’ai un livre de Vicky Baum sur Hollywood, alors vous comprenez, on a le
nez toujours entre les pages !
D’ailleurs,
j’aimerais bien que de temps en temps tu me répondes à mes lettres, mamali, une
chose après l’autre, en prenant mes lettres à côté de toi et ne les épluchant,
comme moi je le fais avec les tiennes.
Voyons la
chronique de la semaine. Elle n’est pas bien intéressante. Nos deux jours à
Tjil. Vous les connaissez déjà en partie par ma lettre de la semaine passée,
non, c’est vrai, je n’ai écrit qu’au Padre depuis là. Eh bien, les deux jours
ont de nouveau été de vraies vacances pour moi. J’ai fait de longues promenades
au bord de la mer, et parmi les magnifiques allées ombragées, très nombreuses à
Tjil. Le dimanche soir, nous avons été chez les Erkelens, puis sommes allés
souper à l’hôtel, pendant que les Erkelens prenaient congé de madame Kleyn,
logeant également à l’hôtel, tous ses meubles étant emballés. Vous savez
qu’elle suit son mari qui a donc été appelé à la fabrique de Rangkas. Elle a dû
s’occuper de tout le barnum, toute seule,
et en 4 jours. Oui, ici il faut
savoir faire ses bagages vite. Enfin, après le souper, nous avons rejoint toute
la compagnie dans le Hall, et Buby a fait la connaissance de Mme Kleyn. Je vous
l’ai déjà décrite, je crois, et vous ai laissé entrevoir mon impression sur
elle, pas trop favorable ! En rentrant dans notre chambre, Buby s’exclame,
- wat een wyf, wat een wyf !!! Dat
is een bek op poote. Ce qui veut dire : quelle femme, quelle femme,
une gueule sur pattes, ou mieux, e Schnurre uf Pfoote (en suisse allemand) ! Moi, je n’en pouvais plus de rigoler.
Le lundi soir nous avons fait une petite promenade, les deux, et le mardi nous
avons été prendre le thé chez les v.Tinteren, où nous avons retrouvé les
Erkelens et Beerenschot pour un moment, puis nous sommes restés à souper là,
sur le pouce et avons blagué de la Hollande, de Paris, que les v.Tinteren
connaissent bien aussi, jusqu’à minuit.
Le
lendemain nous sommes repartis pour Keboemen à 7 ½ heures déjà. Je commençais
alors mon rhume et n’ai rien foutu de toute la journée. Le soir nous avons été
un moment chez les Röhwer, qui fêtaient leurs trois années de mariage. Le
jeudi, vendredi et samedi je suis restée au lit, hier j’ai lu, je vous ai écrit
et aujourd’hui je suis pleine de bonnes résolutions… pour quand mon livre sera
fini, pas avant.
Nous
venons de recevoir d’un chinois, de splendides ananas, 10 pièces. C’en est un qui aime bien Buby. Avec ces ananas
je vais faire un remède qui est très réputé ici. Il faut en extraire le jus que
l’on met au soleil jusqu’à ce qu’il ait fermenté, ensuite ce qui en reste, on
peut le conserver pendant des années et c’est bon pour beaucoup de choses,
surtout pour l’estomac, etc.
Oui, tu as
raison de faire de si belles promenades, moi aussi j’en jouis ici, alors que
toutes les femmes me regardent pour un peu toquée d’aller marcher ainsi, mais
au fond elles m’envient quand même un peu. C’est la grande faute des femmes ici
de complètement perdre l’habitude de marcher, c’est pourquoi la plupart sont
ainsi pâteuses, même jeunes encore. Merci pour la recette, je fais aussi des
pommes de terre au four avec du fromage.
Bon sang,
quand je lis toutes tes nouvelles sur les gens à Bienne etc, je me félicite
toujours de vivre ici, malgré toutes les Rickshaw du monde, la vie y est quand
même plus large, tout y est plus normal, chacun fait comme il veut et se fout
du reste. Une fois qu’on l’a appris, c’est beau. Moi, j’y suis aussi arrivée maintenant, et grâce à
cela je trouve la vie si facile à vivre, et agréable aussi, charrette !
Oscar
travaille ferme, il n’est pas revenu pour le déjeuner, je le lui ai envoyé au
bureau, et dimanche prochain, nous serons peut être de nouveau en route pour Tjilatjap.
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le pont moderne |
Je vais faire attention en
passant la rivière cette fois-ci. Cette rivière, le Serajoe (Serayu), me
rappelle toujours le Rhin à Bâle.
Nous faisons ce voyage comme rien du tout, un petit saut pour ici, pourtant
c’est 2 ½ heures d’auto, à du 60 en moyenne. Les distances sont formidables
ici. Gare quand tu verras cela, Mamali ! De plus en plus j’aime penser aux
deux « hannetons » (Rose et sa
sœur Fanny) qui débarqueront un jour à Batavia ! Pauvre Buby !
Un bon bec
à tous de votre Ge
Surtout
aux deux piou-pious !
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l'estuaire vers Cilacap |
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