jeudi 20 octobre 2016





Tjilatjap

4 octobre 1937


A sa maman
Bien reçu ta lettre 180 pour laquelle je te remercie comme d’habitude de tout cœur. Aha, ma Rötteli commence à ronchonner sur sa GE… elle perd la mémoire, la Ge, hein ? C’est les tropiques ! Oh, j’ai bien ri en lisant cela, et je vais me dépêcher de rattraper cette mémoire perdue.
Plage près de Tjilatjap
C’est bien vrai que j’ai vécu terriblement en l’air les derniers temps que j’étais à Batavia, mais tu comprends il fallait encore en profiter avant d’aller s’enterrer à Tjilatjap-les-bains

Et puis ici, c’est la mode, quand quelqu’un part, on les fête encore, on leur offre des petits dîners, des party de ceci, des party de cela, et le matin on est fatigué, on n’a pas envie d’écrire, et puis il vient des visites, on va en ville, on fait n’importe quoi et on a toujours des excuses pour remettre d’écrire la lettre hebdomadaire. Maintenant, cela ira de nouveau mieux, la vie est plus tranquille ici, mieux réglée. J’ai l’impression d’être à Sutz, à la campagne après un long et bel hiver à Bienne. Je ne vais plus te raconter tout ce que nous avons fait à Batavia, ce serait trop long, suffit que nous nous sommes bien amusés et en avons profité 100%. Maintenant je suis bien contente d’être ici pour quelques temps, de diriger ma maison et mener une vie plus calme et rangée. Je vais beaucoup promener, au bord de la mer, avec  mon chien Alert, un jeune Bull-terrier, pur sang, vilain comme tout, mais gentil. Le soir on va jouer au tennis au club.
Ma maison n’est pas encore tout à fait terminée, l’installation je veux dire. Tout a été repeint à neuf, une chambre après l’autre, cela fait qu’il a toujours fallu déménager et je n’ai pas encore pu déballer tout et mettre tout en place. Cela viendra dans le courant de cette semaine. Entre temps j’ai cousu des rideaux, j’ai fait refaire mes matelas etc. Tu sais ce n’est pas si facile de se remettre à un ménage sur grand pied après notre vie de vagabonds au flat. Ici j’ai neuf chambres ! et 5 domestiques, dont il a fallu organiser le travail minutieusement, sans quoi ils se traînent dans les coins à dormir et paresser. J’ai un très grand jardin qui a été mal entretenu et qu’il me faut complètement replanter.
Voilà, maintenant je vais répondre à tes questions. J’ai bien reçu tes lettres 167, 169 et 170 mais pas la 168.
Premièrement je vous demande toutes mes excuses d’avoir trop peu affranchi mes lettres. Cela vient de ce que les tarifs postaux ont tous baissé ici. Maintenant on peut envoyer 10 grammes pour le prix de 5 grammes et pour la Hollande les lettres sont extra bon marché. A partir du 9 octobre il y aura la poste avion trois fois par semaine de sorte qu’il n’y aura presque plus de jours fixe pour expédier ou recevoir du courrier. Les  premiers temps après le changement je n’avais pas bien compris la circulaire et j’ai vraiment mal affranchi mes lettres, mais cela n’arrivera plus Je vous demande bien pardon de tous les frais que je vous ai causés. A l’avenir donc une lettre de 10 gr sera affranchie 45 cents. Ce tarif est juste et si vous deviez payer une amende là dessus, il faut réclamer à la poste. Il en sera de même pour les lettres par bateau dont les tarifs vont aussi baisser, mais je ne sais pas encore de combien. Voici déjà 2 lettres que j’ai affranchies exactement, celle-ci doit donc être la troisième.
chapeau de pêche asiatique

J’aimerais aussi savoir si vous avez du payer de la douane ou autre chose pour ce chapeau de papali. Il faut toujours me dire si ces petits paquets vous occasionnent des frais.
Tjilatjap, pêcheurs

Tjilatjap ,pêcheurs
Ce chapeau pour Faaather doit enrichir la collection des chapeaux de pêche, c’est vraiment un chapeau japonais pour pêcheurs. Il doit protéger contre le soleil et surtout contre la chaleur, c’est pourquoi il est bâti à courants d’air ! Peut être que vous pouvez aussi l’employer contre la pluie, je ne sais pas Je l’ai acheté à Soerabaya et j’avais tant de plaisir en le voyant et en me figurant la binette du Padre là-dessous !


Lettre 170. Je regrette beaucoup pour vous que cette Mies ait été une pensionnaire si désagréable. Non cela ne va plus, je ne vais plus t’envoyer personne, Mamms, je comprends bien que cela t’énerve trop, surtout pour toujours faire « gigle » (arranger) tout et tout le monde et que l’église reste au milieu du village avec le Padre.
J’ai pourtant reçu des lettres enthousiastes de tante Engel à propos des nouvelles que Mies envoyait à la maison. Enfin, moi aussi je suis contente que tu ne l’aies pas  gardée 4 mois dans ces conditions là. Pauvre Mamms, je peux si bien me représenter le plaisir que tu dois avoir ressenti en la voyant partir.
Tu me demande si cela ne revient pas trop cher pour nous d’avoir 5 domestiques. Oui, c’est bien plus cher qu’à Batavia, mais la vie est aussi tout autrement ici. Premièrement nous gagnons maintenant Fl. 350.- fixe, plus 1 cent par pikol (environ 60 kg) de coprah tourné par mois, ce qui fait une somme variant selon les conditions de travail de la fabrique. Il y a des mauvais mois comme il y en a de bons, mais en moyenne nous pouvons compter sur Fl. 60.-. Ce mois de septembre-ci nous en avons eu Fl. 100.-, ayant moulu 10'000 pikol. Vu que la fabrique n’a pas ses propres maisons ici à Tjilatjap, nous recevons une allocation pour le loyer et la lumière, Fl. 70.-. Erkelens là-dessus faisait encore du profit, mais nous avons dû prendre la maison avec le pavillon (pour les visites) vu qu’il y avait beaucoup d’amateurs. Le loyer et la lumière nous reviennent maintenant exactement à Fl. 70.- et d’ailleurs, quand Mr. Witkoop a été ici, il a trouvé la maison tellement bien qu’il a demandé de la louer au nom de la Mexolie. Nous avons donc logement libre comme à Keboemen. Les 5 domestiques me reviennent ensemble à Fl. 40.-. J’ai bien un ménage plus cher que quand nous vivions pour nous deux à Batavia, mais ici on demande de moi que je reçoive un peu. 
Le climat ici est plus frais qu’à Batavia, moins chaud, mais aussi un peu plus humide. Il a un avantage, nous sommes tout au bord de la mer, l’air est sain. Il y a 3 mois dans l’année, à l’époque du changement des moussons, il faut faire attention à la malaria. Environ une fois par année il y a une épidémie de malaria ici. Je vous raconte cela parce que j’ai promis de tout vous dire, mais il ne faut pas t’en faire Mamms. C’est moins terrible qu’on ne pense en Europe. D’ailleurs on peut prendre ses précautions qui consistent en une propreté minutieuse dedans et autour de la maison, hygiène, hygiène, c’est la condition de vie ici. J’ai immédiatement pris l’habitude de me faire frictionner tous les soirs à la tombée de la nuit avec une huile qu’on appelle en Europe Citronelle oil. Elle sent très fort le sirop de citron et les moustiques n’aiment pas cet air là. Tous les soirs à la tombée de la nuit, qu’il y ait des visites ou non, la baboe s’amène avec sa bouteille et m’en frictionne les  jambes et les bras, soit tout ce qui n’est pas couvert par les habits. A Buby aussi les chevilles.
Tu me demandes si je ne regrette pas d’avoir dû laisser toutes mes bonnes connaissances à Batavia. D’un côté bien un peu, la compagnie me manque de temps en temps, mais je m’y fais et puis je t’ai dit plus haut, je ne suis pas fâchée de mener une vie plus calme, un peu, plus réglée. J’ai aussi du plaisir à mon ménage de nouveau, j’ai une bonne koki, (femme pour la cuisine) je vais me remettre à faire des cakes etc, et puis j’aurai aussi beaucoup de visites.
En même temps que nous, sont aussi arrivés les Oliemans de Batavia, l’agent de la Banque ici. Je vous l’ai déjà écrit dans ma lettre précédente, je crois. Ils sont gentils et nous nous entendons bien avec eux.
La madame Consul, je l’attends un de ces jours ici. Cela ne va toujours pas avec son mari, et je crois qu’elle va quand même consentir à être réexpédiée en Suisse. Tu sais c’est une pauvre diable. Elle est bête mais elle a bon cœur. Son mari lui en fait voir de toutes les couleurs. Elle restera ici une semaine ou deux, peut être même plus. Elle habitera le pavillon avec une véranda et une grande chambre tout à fait pour elle, de sorte que nous ne serons pas obligés d’être toujours en sa compagnie. Elle va venir m’aider à coudre des rideaux encore, et à finir tout un tas de choses pour bien installer la maison, faire des abats-jour etc. Il me faut énormément de choses pour cette grande maison, et j’ai encore toujours le principe de tout faire aussi économiquement que possible.
Les Elout sont restés à Batavia. Nous nous sommes quittés bons amis. Le soir de ma fête je leur ai offert un petit dîner au flat, rien que des hors d’œuvre, et nous nous sommes bien amusés encore. Depuis que je suis ici je n’ai pas encore écrit.
Bien sûr que nous voyons Ir chaque fois que nous allons à Bandoeng. Ils sortent beaucoup et nous sommes toujours sûrs de les rencontrer quelque part, de sorte que je prends toujours la précaution de leur téléphoner sitôt arrivée à Bandoeng et leur dire où je loge. Une des prochaines fois nous irons de nouveau loger chez eux. Je crois que Bernard est sorti du service et s’est associé avec un médecin pour une pratique privée. Ils ont de l’argent, ils peuvent bien se payer cet essai sur les chances de la fortune. Tout cela ne veut pas dire que nous ne soyons plus bien avec Ir et Bernard, pas du tout, seulement ici chacun est libre et ils ne nous en veulent pas du tout si nous n’allons pas toujours chez eux.
De papa Woldringh nous n’avons plus eu beaucoup de nouvelles. Ils ont été en Angleterre pendant plusieurs semaines, puis en Hollande pour installer Bob (demi frère d’Oscar, âgé de 10 ans environ) dans une école hollandaise de nouveau et je crois que maintenant ils sont de retour à Bruxelles. J’ai vraiment honte quand j’y pense, mais je ne lui ai plus écrit depuis 2 mois. Toutefois je crois qu’ils se portent bien tous.
Oui j’ai repris mon poids normal, c’est-à-dire 60 kg (elle mesure 1.72). Ces injections d’arsenic m’ont fait un bien énorme, tout comme dans le temps quand je les avais reçues de Rummel. J’ai bonne mine, et maintenant je vais baigner dans la mer tous les jours. Madame Oliemans vient me chercher à 11 heures, on va attendre les enfants au sortir de l’école et vite on file baigner jusqu’à 1 heures. C’est épatant.
Oui j’ai bien reçu tous les caleçons de Tatali (décédée…). Ils sont très jolis mais ils me sont encore trop grands. Toutefois je les garde précieusement car je suis sûre que je trouverai toujours à les employer plus tard.
C’est vrai que nous avons commencé notre 5ième année ici. Le temps file vite tout de même, il me semble qu’il n’y a que quelques mois que je vous ai quittés. Je pense bien quelques fois à notre congé mais n’ose encore trop m’en réjouir. Nous n’avons encore rien entendu de définitif de sorte que nous n’osons encore aucunement faire des plans ni compter sur une date précise.
Je vois que tu as toujours passablement de visites au Chalet. Donc les Kiek (amis hollandais où Nelly a rencontré Oscar) sont revenus, c’est moi qui leur avais écrit en dernier lieu et il y a des années que je n’ai plus eu de leurs nouvelles.
J’ai eu beaucoup de plaisir à la photo de mon Nögg. Ce sale type est vraiment trop bien, mais tout comme toi j’en suis fière ! J’ai frémi à l’idée de l’accident qui aurait pu lui arriver, bon sang. Ils ne peuvent pas être assez prudents les garçons. C’est terrible toujours cette idée de guerre partout, et même qu’on l’implante dans les esprits les plus pacifiques. On en entend aussi de toutes les couleurs ici de la Chine et du Japon. C’est fou ce qu’on fortifie l’armée ici aussi, toujours des manœuvres, des manœuvres. Quand Buby était au service il est aussi presque arrivé un accident. Buby avait la charge de diriger le canon contre les avions et un soldat a pris peur ou perdu la tête, ce qui arrive souvent avec ces javanais, alors il a tiré avant que Buby n’ait donné le signal et la balle a passé environ 80 m devant l’avion au lieu d’être dirigée sur un sac traînant derrière l’avion. Il paraît que le pilote a eu une frousse terrible et Oscar a reçu une belle eng… malgré qu’il n’en pouvait rien.
J’ai pensé à vous au Jeune fédéral. Avez-vous mangé du bon Zwätschge Chueche (gâteau aux pruneaux traditionnel) ? Avez-vous beaucoup de fruits cette année ? Et le raisin ? C’est madame la Consul qui aura l’ennui, je pense, car son père possède de grandes vignes au Valais, et elle allait vendanger toutes les années.
Je comprends que la Mies n’aime pas retourner aux Indes, car ici elle n’aura rien, rien, absolument rien du tout, surtout aussi longtemps que ses parents seront à Meritjian. Enfin, à chacun de se débrouiller.
Je viens de recevoir une lettre de la Consul, elle viendra mercredi ou jeudi, en ce moment elle est à Bandoeng chez une famille Ruegg.
Pendant que j’y pense, j’avais oublié de donner l’adresse exacte dans ma commande de Stöcker. C’est donc : Horlogerie Stöcker, Bragaweg, Bandoeng.
Merci encore pour ta lettre 169 et tous vos vœux de bonne fête. Je suis contente que tu ais tellement pu jouir du Chalet cet été, et que tu te sois fait du bien avec les bains du lac.
Et la visite de René (oncle de Nelly, de Londres), l’as-tu eue ?
Il y a bien longtemps que je n’ai plus écrit à Max (mari veuf de Tatali), il faudra que je m’y mette. Tu me dis qu’il est devenu tout blanc, eh bien, moi aussi je deviens toute grise. C’est venu tout d’un coup, mes tempes sont déjà poivre et sel. Cela vous semblera drôle quand vous me reverrez !
Si seulement cela donnait quelque chose avec Mina (employée de Rose) et ce type vers le lac, mais je pense que c’est un nouveau désappointement.
Je ne sais plus si j’ai remercié Padre pour les 2 curlers qu’il m’a envoyés. J’en ai eu du plaisir et je peux bien les employer ici de temps en temps quand mes cheveux sont trop longs et que je ne peux pas aller chez le coiffeur. Toutefois c’est décidé que j’accompagnerai Buby dans ses tournées de temps en temps, quoiqu’elles sont très très fatigantes.
Je pense que maintenant vous êtes de nouveau à Bienne. Quand est-ce que tu pars pour Nauheim (bains en Allemagne), Mamms ?
Cette pression qui ne veut pas descendre, mais je pense que tu as de nouveau trop commencé à boire de la bière. Est-ce que ce Chörbli (Chrüttli ?) chrut schnaps (eau de vie d’herbes médicinale) t’a fait du bien ? Pense, j’ai encore de celui que tu m’as donné avec il y a 4 ans, et j’ai aussi encore un peu de cognac !
Maintenant je vais vous quitter pour courir à la poste, ensuite me mettre à mes rideaux de nouveau et vers midi aller baigner. Nous sommes en train de faire nos visites, tous les soirs une, c’est embêtant mais c’est nécessaire. Nous avons déjà eu plusieurs soirées au club ici, entre autre lors de la visite d’un bateau de Soerabaya. On s’amuse pas mal, mais cela revient cher. Enfin, sitôt que je serai un peu mieux installée ici, il me faudra faire un budget pour économiser. Nom d’une pipe voilà 4 ans qu’on y est et on n’a encore rien de côté, c’est fou. Enfin, faut pas d’en faire pour nous, surtout pas pour ta Ge… !
Oscar aussi est passablement content d’être ici quoique cela n’est pas facile de mettre les affaires en train. Cet Erkelens a eu un chni affreux,  pas d’ordre, pas d’organisation, rien. Tjilatjap jusqu’ici a été la fabrique la plus mal administrée et on les volait de partout. On compte maintenant sur Buby pour tout remettre sur un bon pied. J’espère qu’il réussira et donnera satisfaction, alors il sera mûr pour la place d’Elout à Batavia. C’est du moins ce que Elout lui a dit, parce que lui-même veut retourner à la Banque pour continuer sa carrière comme banquier. Pour prendre sa place il manquait encore de la pratique à Buby, c’est ce qu’il a ici maintenant. Si donc, pendant le congé d’Erkelens Buby donne satisfaction ici, on aura la perspective de retourner à Batavia. Je ne crois pas que nous resterons plus d’une année ici.
Est-ce que je t’ai écrit qu’on s’est acheté un beau tapis chinois ? A rug, 2mx3m, bleu marin, uni avec un bord beige uni et seulement dans les coins une branche avec quelques feuilles vertes et des brins de roseaux. C’est un très très joli tapis, tout le monde l’admire et il me revenait aussi cher qu’un tapis de même grandeur en moquette européenne. Alors tu comprends j’aimais mieux acheter cela.
Et voilà, je te quitte de nouveau pour cette fois. Entre temps j’ai eu la visite de madame Oliemans et maintenant il ne me reste que le temps de filer à la poste.




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