Kediri
29 août 1939
Mes bien
chers tous,
Je suis
assise près de la fenêtre de notre chambre à coucher pour vous écrire, car
Oscar est encore toujours au lit. Il s’amuse justement à faire une photo de
moi, en train d’écrire. Si elle réussit je vous l’enverrai.
Oui, le
docteur tient absolument à ce qu’il reste encore au lit jusqu’à la fin de la
semaine, et je vous assure que c’est tout un travail pour moi de le faire se tenir
tranquille au lit car il ne se sent pas du tout malade. Il a maintenant des
remèdes pour désinfecter les intestins et après j’espère qu’il sera de nouveau
en ordre. En tous cas, cela lui a fait du bien de rester au lit, cela l’a
reposé et je pense bien que c’est la raison pour laquelle le docteur lui a
ordonné ce repos.
Seulement,
maintenant il se fait tant de soucis à cause de la fabrique et des évènements.
Mes chers tous, nous sommes pendus à la
radio déjà le matin à 6 heures pour entendre les dernières nouvelles, car
nous vivons avec vous tous intensément, toutefois nous n’avons plus beaucoup
d’espoir que la situation s’éclaircisse encore. Cela nous porte naturellement
un coup terrible, mais je peux vous dire que je suis calme et saurai attendre courageusement ce que le sort nous réserve.
Je tiens à vous écrire tout ce qui me concerne pour que vous soyez sans crainte
à notre sujet. Pour le moment nous sommes tranquilles ici, et je vous répète
que le pays a en lui-même tant de ressources qu’il ne faut pas s’en faire pour
la nourriture, et heureusement que nous n’avons pas besoin de chauffage.
Ce qui a
été un grand soulagement pour nous, c’est d’entendre que la neutralité de la Suisse sera respectée.
Je sais bien que les promesses ne valent plus grand’chose au jour
d’aujourd’hui, mais tout de même, c’est déjà mieux que rien pour le moment. Et
puis, j’ai aussi entendu que la Suisse était prête à se défendre. Cela je le
savais bien, mais de l’entendre de source officielle fait du bien tout de même.
Mes chers frangins, si vous saviez comme je suis en pensées avec vous, avec
chacun de vous d’ailleurs, et je regrette de ne pas avoir les mots à ma
disposition pour bien vous faire sentir combien et comment mon cœur bat pour
vous. Je ne veux pas m’attarder d’avantage sur ce sujet, mes chers, sachez
seulement que je suis une des vôtres et que je saurai me conduire comme telle
quoi qu’il arrive.
Je vais
encore vous donner des nouvelles de notre vie d’ici, car on ne sait jamais
comment les communications se feront dans la suite.
Elout nous a donc quittés dimanche soir,
à notre grand soulagement. Et puis nous vivons comme dans un beau rêve de
solitude, rien que nous deux et l’un pour l’autre. En ce qui me concerne, je
suis bien contente d’avoir Boili à la maison encore pour quelques jours, c’est
bon d’être près l’un de l’autre, surtout en ces temps-ci et ensemble nous
pensons à vous.
10.8.39. Nelly en blanc, Mme ten Cate au centre |
Je crois
que je ne vous ai pas encore raconté comment j’ai passé le jour de ma fête. Eh
bien, j’ai eu la visite inopinée de madame
ten Cate, la vieille maman de Ryk. Je vous avais écrit, je crois, qu’elle
avait passé ici avec son fils, en route pour Soerabaya. J’ai eu beaucoup de
plaisir à la voir et elle aussi, car elle m’a dit qu’elle ferait son possible
pour revenir et causer avec moi, vu que cette première fois nous n’avons pas eu
beaucoup de temps. Elle est donc venue le 10 août, et cela a été une bonne surprise de fête pour moi. Elle était
tellement gentille et si maternelle quand elle a su que j’attendais un bébé.
Vous comprenez, elle connaît Oscar depuis si longtemps aussi, et nous nous en
sommes donné à cœur joie de parler « du bon vieux temps », de Kitty
et de toute la bande d’amis de Delft. Elout, qui était ici, s’est tiré les
pieds, car je lui avais dit que c’était une vieille dame ennuyeuse que
j’aurais en visite. Cela entrait bien dans mes plans, car je voulais faire un
petit dîner, rien que nous trois, madame ten Cate, Boili et moi. A Elout j’ai
dit que je ferais un petit dîner en l’honneur de madame t.C. le soir, mais il a
préféré aller manger ailleurs chez des connaissances. C’était chic, car ainsi
j’ai ouvert une bonne bouteille le soir et nous en avons beaucoup joui. Quand
nous étions bien en train, voilà les Engelhart qui arrivent pour me souhaiter
une bonne fête, avec des fleurs et des cadeaux.
Ainsi la party était complète
et mon désir exaucé : de passer ma fête avec des gens sympathiques, bien
tranquillement, et de ne pas en faire une note à tout casser comme cela aurait
été le cas avec Elout, s’il avait été de la partie. Pour cela non plus, Boili
n’a pas osé me donner de fleurs, rien, rien qui puisse trahir notre secret.
Est-ce que je vous ai écrit que j’ai reçu un
joli collier de perles de Boili ? Je le désirais depuis longtemps, car
celui que j’avais jusqu’à présent s’est détérioré. Maintenant j’ai des perles
cultivées, et je crois qu’elles resteront belles.
Madame ten
Cate ne me trouve pas du tout changée, en rien, sinon que maintenant je parle
très bien le hollandais, et que quand j’étais en visite chez elle en 1930 je n’en savais pas un mot.
Nous
venons d’entendre par la radio que l’armée
faisait mobiliser quelques-uns de ses officiers de réserve, par mesure de
précautions. Il se peut donc que Boili en soit aussi de la partie, en ce cas il
devra partir à Batavia. En ce moment il est en train de revoir tous ses papiers
militaires, et moi ses habits. Mon Boili ! Mais ne vous en faites pas, je
sais rester calme et saurai rester confiante aussi. Pour le reste je me passe
de commentaires.
Mamali,
est-ce que je t’ai une fois remerciée pour la belle étoffe blanche de Leni ?
Elle est si jolie, et Boili a de nouveau trouvé que c’était dommage d’en faire
une robe, mais de la garder pour en garnir le
berceau ! Cette semaine j’ai aussi reçu la soie bleu ciel qui est très
jolie. Merci mille fois à Bänggeli (sa
tante Fanny) de me gâter pareillement. Je pense bien qu’elle aura l’honneur
d’être employée pour le berceau ou quelque chose de pareil, car je ne peux pas
m’en faire un vêtement. Avec cette soie rose, je me suis fait un merveilleux
manteau d’intérieur, mais encore avant qu’il soit tout à fait terminé, la soie
lâchait partout, aux coutures et au milieu du dos. Le vêtement pend dans le
buffet, mais je n’ose pas le porter, je me contente donc de l’admirer !!!
Elout a
fait un excellent rapport sur la
marche de Kediri et le travail que Boili
a fourni. Il a pu et dû malgré lui se rendre compte et admettre les capacités
de Boili, et maintenant il se trouve un peu embêté au sujet de Sayers. Cela lui
vient bien, il a aussi reconnu, dans une conversation que j’ai eue avec lui,
que si les Sayers nous avaient traités de la sorte, c’était un peu de sa faute
à lui, car il avait crié sur nous. Oh ! la Näggeli ne s’est pas tue, cette
fois, j’ai bien dit tout ce que je trouvais nécessaire que Mr. Elout sache. Oscar riait sous cape !!! Elout ne
sait plus très bien où il en est avec nous, maintenant. Nous avons été
aimables, mais pas expansifs, nous ne nous laissons plus voir dans nos cartes.
Oscar déjà comme que comme pas du tout, alors Elout essayait toujours d’entamer
des discussions avec moi, mais moi non plus je n‘ai rien lâché de nos opinions
sur les gens et les choses. Il est resté un mois, et pendant ce temps il a
uniquement pu se rendre compte des faits accomplis, rien de plus. Même quand il
se moquait de nous (tout en nous jalousant) de ce que nous nous entendons si
bien et que nous vivons l’un pour l’autre, il a pu voir que cela ne nous
faisait aucune impression, qu’il n’avait absolument plus de prise sur nous de
quel côté qu’il essaie. Oh, nous sommes devenus tellement plus câlés !
Mardi matin, le 30 août. Encore
rien de précis concernant la situation en Europe. Nous continuons donc à vivre
dans la tension. En attendant je ne veux pas me laisser abattre et en ce moment
même j’attends madame Fraay qui doit venir me chercher pour notre nage
quotidienne. Chaque matin, nous allons à la piscine prendre un bain de soleil
et nager un peu. Dommage que je ne puisse plus prendre de leçons de natation,
j’étais en train de faire de si beaux progrès, mais le docteur ne le veut pas.
Je me contente donc de nager comme je l’ai fait jusqu’à présent, doucement et à
la bonne franquette. Cela me fait un bien énorme et je me sens vraiment plus
« fit » que je ne le fus en temps ordinaire.
L’autre
jour, quad le docteur d’ici est venu examiner Boili, celui-ci lui a dit que
nous attendions un enfant. Vous auriez dû voir sa binette déçue parce que nous
n’allons pas chez lui ! J’avais toujours l’intention de le lui dire
moi-même, mais Boili n’a de nouveau pas pu attendre, et il lui a annoncé la
chose d’une manière tellement brusque qui n’a pas ménagé les sentiments du
docteur, comme moi je l’aurais fait, de sorte que le docteur en est un peu
blessé. En tous cas, il valait mieux que nous lui disions la chose nous-mêmes, qu’il
l’apprenne par des tiers.
Je suis
revenue du bain. Sais-tu Mamms, que mon costume, le beau rayé de Schürch, est
déjà plein de trous ? Et pourtant j’en ai eu un soin fantastique, chaque
fois après le bain, je prenais la peine de le rincer moi-même et je l’étendais
sur un linge pour le faire sécher couché et non pendu. Ce sont tout partout les
ries blanches qui lâchent, ce devait être de la laine défectueuse car les
autres raies, rouges et brunes, restent intactes. Enfin, je peux le porter
encore quelques fois, et puis ce sera tout. C’est dommage, car je l’aimais
beaucoup. Je te raconte cela parce que je sais que cela t’intéresse, mais stpl
ne m’en envoie pas un autre. J’ai l’occasion de les acheter ici aussi. Ils en
ont un très grand choix maintenant à Soerabaya, car les nouveautés de l’été en
Europe sont maintenant arrivées ici de sorte que je serai assez à la mode, et
puis je vais en choisir un très sobre et assez grand ! J’engraisse à vue d’oeil, tu pourras
t’en rendre compte sur les petites photos incluses. L’une est prise ici dans la
chambre, hier après midi pendant que j’écrivais la première partie de cette
lettre, et les autres ont été faites dimanche passé quand Buby et moi avons été
faire un petit tour à la montagne de grand matin, avant que Elout ne soit
réveillé. C’est dommage que mes cheveux soient tellement ébouriffés par le
vent, et puis en arrivant là, j’avais froid et j’ai mis autour du cou un
mouchoir que j’avais emporté, mais qui ne va pas trop bien avec la robe. Cette robe n’a pas l’air jolie là sur
la photo, mais elle est très bien en vérité. C’est une dentelle de lin, bleu
ciel avec les fleurs blanches. Assise sur la chaise nous attendons notre tasse
de thé et admirons la vue étendue sur les belles montagnes. J’en avais un
immense plaisir et Boili aussi, et nous jouissions tellement d’être les deux,
libres et loin d’Elout. Sitôt que Boili sera debout, j’en ferai quelques-unes
de lui, car il faut aussi que vous ayez sa binette, n’est-ce pas ?
Le mois
passé, Oscar a réussi à faire un gain de Fl. 10'000.- à la Mexolie. Il en a été
très fier et Elout aussi était très content. Ce mois ce sera beaucoup moins,
mais encore satisfaisant aussi, vu que les autres fabriques travaillent presque
toutes avec perte. Nous aurons aussi un très bon salaire ce mois-ci ce dont je
suis très, très contente. C’est dommage que les bénéfices de Kediri soient
avalés par les autres fabriques qui tournent à perte. Oscar a encore eu un
autre succès ici à Kediri. Nous possédons ici, ou plutôt à 200 km d’ici, une
petite fabrique succursale dirigée par un chinois. Du temps de Sayers, cela ne
marchait pas du tout, le chinois n’était pas de bonne volonté et trichait où il
pouvait, de sorte que juste au moment où nous sommes arrivés à Kediri, il était
question de fermer cette fabrique, de la liquider. Enfin, on cherchait une
solution, car il n’y avait plus moyen de traiter encore avec ce chinois. Oscar
avec beaucoup de soucis a pris la chose en main, et non sans peine et avec
beaucoup de patience, il en est arrivé à l’état de chose actuel, aussi
satisfaisant que possible. Ce chinois lui est très dévoué et met maintenant
toutes ses forces et tout son savoir au service de la Mexolie. Oscar est arrivé
à faire en moins d’une année ce que Sayers a raté pendant plus de trois ans.
Mais il paraît que ce chinois a dit à Elout que si Sayers revenait ici, qu’il
quitterait. C’est une chose dont je suis
très fière, car cela démontre clairement qu’avec une grande gueule on n’y
arrive pas toujours, dans la vie. En tous cas, les résultats que nous avons
obtenus ici à Kediri sont satisfaisants, nous pouvons être contents, et
naturellement que cela ne passera pas inaperçu, ni à Batavia, ni à Amsterdam.
Le temps
où l’on pouvait s’enrichir aux colonies est bel et bien passé, il y a longtemps
que nous avons abandonné ce projet, mais nous avons bon espoir de réussir à
gagner notre vie plus largement qu’en Europe. Nous vivons ici déjà plus largement avec tous ces domestiques
etc, de sorte que nous ne pouvons pas nous plaindre.
Mes biens
chers tous, je vous quitte, car il est midi et la lettre doit partir. Encore
une fois, mon cher Macacaroni, tous nos vœux affectueux pour ta fête Vous savez
combien nous sommes de cœur avec vous, plus que je ne puis le dire. A chacun
toutes mes bonnes pensées et mon cœur d’affection.
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