dimanche 21 mai 2017




Batoe

4 octobre 1939
No 201


Je viens de recevoir aujourd’hui le 4 octobre tes deux lettres No 218 et 219 et c’était le moment, car bien que je sois prévenue des irrégularités dans le courrier, le temps d’être sans nouvelles de vous et de la Suisse commençait à me sembler long. J’ai presque embrassé le facteur aujourd’hui à midi quand il ma remis deux lettres à la fois ! Il y a deux jours j’ai reçu la lettre par bateau avec les belles photos de votre tour par la Suisse. Ce que vous êtes bien, toi et Padre, à l’Axenstrasse (lac des Quatre Cantons) ! Enfin, toutes les photos sont jolies, aussi celles du Chalet et j’en ai un plaisir fou, je les regarde et les regarde, et puis aujourd’hui enfin ces lettres ! Je me sens vraiment comblée et heureuse.
Vos lettres passent par la censure anglaise, celle des photos et la 218 y ont passé la 219 est arrivée sans le tampon et elle a aussi mis moins de temps pour me parvenir. La poste par avion est maintenant tant soit peu réglée, les avions partent d’ici jusqu’à Naples et de là les lettres s’en vont par le train et par la Suisse, de sorte que vous les recevez avant la Hollande. Je ne sais pas comment le service est réglé depuis la Suisse, mais vous pouvez sûrement vous en informer vous-mêmes. Enfin je te promets, mynes Mamms, de ne pas m’en faire, je suis très bien tous tes conseils, et je ne m’en fais pas, je reste gaie et happy, car je pense toujours au petit Oscarli !
Je vais répondre à tes lettres tantôt, d’abord je vais vite vous mettre au courant de notre vie ici depuis ma dernière lettre.
Pendant que j’étais en train d’écrire, donc le 11 septembre, j’avais ma machine sur mes genoux. Il faisait beaucoup de vent et par deux fois ta lettre, Mamms, s’est envolée, pas très loin de ma chaise, mais tout de même trop loin pour que je puisse la ramasser sans effort. Cet effort je l’ai fait, c’est à dire que je me suis tendue et tordue pour pouvoir la ramasser sans être obligée de déposer ma machine de mes genoux, et je pense que ce geste a été mauvais pour moi. Le soir en me déshabillant j’avais quelques taches dans mon linge. Tu peux te figurer comme j’ai été effrayée et Oscar aussi. Je me suis immédiatement mise au lit, à plat et j’ai fait appeler madame Fraay, qui, elle aussi, a eu peur. J’avais bien un peu mal au ventre, mais pas trop et je n’ai plus eu de pertes non plus, mais madame Fraay m’a tout de même conseillé de téléphoner au docteur. Oscar lui a raconté la chose mais le dr. ne voulait donner aucun conseil depuis Soerabaya, sauf celui que je devais rester étendue au moins une semaine et consulter le docteur de Kediri. C’est ce que nous avons fait, quoique cela m’était extrêmement désagréable. Ce dernier m’a aussi conseillé de rester au lit, très tranquille, presque sans bouger. Il ne considérait pas la chose très grave, mais il fallait tout de même être très prudent. J’ai donc passé 18 jours au lit, absolument couchée à plat. Matin et soir Oscar m’aidait à me laver. Heureusement qu’après cette première nuit, je n’ai plus du tout eu mal au ventre, ni rien, je me sentais absolument bien. Après 8 jours voilà Oscar qui tombe malade, la grippe. Un soir, il est revenu de tournée avec 39 de fièvre, je l’ai immédiatement obligé à se mettre au lit, et voilà que nous étions gentiment couchés l’un à côté de l’autre. Il a aussi gardé le lit pendant plus de jours, jusqu’à ce que la fièvre l’ait quitté. Pendant ce temps j’ai demandé au docteur de me donner une sœur javanaise qui venait me laver matin et soir et arranger mon lit. Madame Fraay aussi venait régulièrement 2 fois par jour, elle s’offrait toujours pour m’aider mais je ne voulais pas accepter, car elle avait des visites et sa petite fille avait la rougeole en même temps.
Enfin, un beau jour, le docteur est venu me dire que je pouvais me lever maintenant et il m’a en même temps demandé pourquoi je ne restais pas à Kediri pour l’accouchement, si je n’avais pas confiance en lui etc. Je lui ai franchement avoué que s’il s’agissait de mon deuxième enfant, je resterais naturellement à Kediri, mais pour le premier que je préférais un spécialiste etc. Il a fait de son mieux pour me dissuader d’aller à Soerabaya, disant que c’était tellement plus simple si je pouvais rester à la maison jusqu’au moment décisif et qu’ensuite il n’y avait que deux pas jusqu’à sa clinique !!! Je lui ai promis de penser à la chose, car je tenais à ménager la chèvre et le chou. S’il devait encore une fois m’arriver quelque chose pendant le temps de ma grossesse, qui m’empêche de courir à Soerabaya, je serais bien contente d’avoir le docteur près de moi, et pourtant je ne peux pas me faire à l’idée de ce docteur de Kediri, qui ne m’est pas bien sympathique. On en entend du bon et du mauvais, mais surtout qu’il boit jusqu’à en être saoul, et alors, il faudrait justement que cela arrive un soir au moment critique, qu’est-ce que je ferais ? C’est donc encore un problème à résoudre. En attendant je vais demain à Soerabaya chez le Dr. de Geus pour me faire visiter.
Mercredi passé donc, nous pouvions nous lever tous les deux et comme Oscar avait encore très mauvaise mine, il a fait son possible pour prendre des vacances. Je dois te dire que les Mogendorff ont été quinze jours à Soerabaya. Un soir la Lismete croyait que l’enfant allait venir, ils sont partis aussi vite que possible à Soerabaya et une fois là, ils ont encore dû attendre 15 jours ! D’ailleurs, je vous l’ai écrit dans ma lettre 200 que j’avais été à Soerabaya avec elle. Le bébé est donc né le 23 septembre, une petite fille, ce dont ils sont très contents. Tout est très bien allé.
Le 23 septembre (anniversaire du Padre) j’ai donc eu la photo d’un certain Padreli près de mon lit tout entourée de fleurs et naturellement qu’une certaine Rötteli n’y manquait pas non plus ! et pour fêter, je me suis payée une livre de bonne poires ! Mais je n’ai jamais regardé la photo et je n’ai jamais pensé à un certain macacacaroni !!!
Dimanche nous sommes venus ici à Batoe où nous comptons rester une quinzaine de jours, pour que Boili puisse se remettre et reprendre des forces, surtout pour se reposer, car il s’est terriblement fatigué. 

vacances à Batoe
Pendant les premiers jours après la déclaration de la guerre, il a eu beaucoup de soucis, comme tout le monde d’ailleurs. Les trois jours que nous sommes ici lui ont déjà fait un bien énorme, il ne fait rien d’autre que dormir, manger et lire un peu. De temps en temps nous faisons une petite promenade dans la belle nature !
Quant à moi, cette cure au lit m’a fait un bien énorme ! J’ai bonne mine, et j’ai engraissé !!! Naturellement que le séjour à la montagne ne manquera pas non plus de me faire du bien aussi pardessus le marché. Si j’ai encore le temps, je vous écrirai le résultat de ma visite au Dr. de Geus sans quoi ce sera pour ma prochaine lettre.
Et maintenant, Mamali mia et mon cher Macacaroni, mon soldat de ma patrie, voici :
Au mois d’août (lettre du 6.8.1939) j’ai déjà écrit à mes frères via Mottet (tu vois que je ne te cache rien, Rötteli ! du moins plus en ce moment !!!) les plans que nous avions. Il s’agissait de notre venue en Europe après le retour des Sayers. Nous aurions donc eu notre congé d’Europe, mes chers, mais je ne voulais pas vous l’écrire avant que nous soyons sur le bateau et j’ai eu bien raison. Selon le docteur de Geus, j’aurais dû faire le voyage au mois d’octobre, soit le 5ème mois de grossesse et nous aurions donc passé Noël ensemble. La lettre avec l’accord final est arrivée d’Amsterdam 2 jours avant que les Allemands entrent en Pologne et que la guerre ne soit déclarée. Cela a été un rude coup pour nous. Papa Woldringh le savait, car nous l’avions mis dans le secret, ainsi que les garçons. Tu peux leur demander ma lettre à ce sujet. Si tout avait bien marché, nous nous serions embarqués sur le bateau « Oranje » qui partait de Batavia le 24 octobre. Ce congé nous a été offert par Batavia, car cela entrait bien dans leurs plans, car nous en congé d’Europe, rien n’empêchait de placer Sayers à Kediri de nouveau et ainsi chacun aurait été satisfait. Mais maintenant nous ne voulons pas partir, et j’espère de tout cœur que cela ne vous cause pas de déception à notre sujet. Ce n’est pas que j’aurais peur de vivre en Europe dans les conditions actuelles, mais vu mon état, je ne veux pas risquer que Boili soit mobilisé en Hollande. J ‘espère bien que vous me comprenez, mes chers. Notre désir de vous revoir est et reste immense, mais surtout maintenant je dois être raisonnable, n’est-ce pas ?
Elout aimerait beaucoup nous voir partir malgré tout, car ils ne savent pas trop bien comment arranger les choses avec Sayers et nous, maintenant que nous ne voulons pas quitter les Indes. Cela a été bien dur pour nous d’être si près du but tant désiré et puis d’en être empêché par des circonstances aussi tristes. Je vous l’écris espérant que ce sera toujours une petite lueur d’espérance dans ces jours sombres. Elout a encore essayé de nous convaincre de faire le voyage malgré tout, car il voudrait tellement que son cher Sayers puisse retourner à Kediri, mais je ne trouve pas sage de nous embarquer pour un congé en Europe en ce moment, même que ce serait pour vous revoir tous. J’espère que vous ne prendrez pas notre attitude pour de l’indifférence ou de l’égoïsme de notre part, n’est-ce pas ? Vous savez combien je vous aime et combien je tiens à vous revoir et à passer avec vous au moins quelques mois mais vraiment je ne trouve pas raisonnable de le faire maintenant. Pourtant c’était si tentant que cela n’a pas été facile de prendre notre résolution, mais sûrement vous serez d’accord avec nous.
Nous ne savons encore pas ce qu’on fera de nous. Il y a des rumeurs que nous serons placés à Batavia (pour que Sayers puisse revenir à Kediri !) ce qui veut dire que je devrais déménager à la fin de ce mois déjà ou au mois de novembre. La perspective ne nous enchante pas trop, voilà pourquoi :
Oscar s’est vraiment surmené ici à Kediri, mais il est arrivé à un  résultat presque inespéré. Pendant ces derniers mois la fabrique, grâce à ses peines, a augmenté sa capacité presque du double et maintenant que nous pourrions en cueillir les fruits, il faudrait abandonner la place à Sayers qui pourrait récolter sans effort. Notre salaire a aussi augmenté, par raison des pourcentages sur le coprah. Maintenant que nous attendons notre premier Baby et surtout en ces temps, cet argent nous serait le bienvenu, car depuis que nous sommes à Kediri c’est la première fois que je n’ai pas trop de peine à joindre les deux bouts et que je puis mettre de côté des petites sommes qui comptent. De plus, nous y avons une maison agréable et la vie à la campagne n’est pas si chère qu’à Batavia, par exemple, ici nous n’avons pas besoin de faire tant de toilette et enfin tout y est plus simple.
Les avantages de Batavia seraient que je serais près de Boili quand il devra être au service, puisque sa place de mobilisation est Batavia. Je serais aussi sur place pour l’accouchement, alors que depuis Kediri je dois toujours me rendre à Soerabaya. Seulement l’envers de la médaille ce serait le salaire puisqu’ alors nous ne bénéficierons pas du pourcentage de coprah, que nous n’aurons pas de maison à notre disposition et que les maisons sont très chères à Batavia, que nous n’aurons pas libres de frais ni médecin, ni pharmacien, ni eau, ni électricité, tels que nous l’avons à Kediri où nous recevons toutes ces choses de la fabrique.
Quant au travail, Oscar cette fois serait placé à côté d’Elout, et non en dessous, ce serait bien un avantage, mais les embêtements ne manqueraient pas tout de même, comme vous pouvez bien vous l’imaginer ! Nous attendons une décision d’un jour à l’autre, et chaque fois que Boili est appelé au téléphone ici, nous pensons que cela y est.
Si je dois déménager, nous avons décidé de faire les frais de prendre notre djongos Kaikidi avec, afin que je n’aie pas à m’occuper de tout, ce qui me faciliterait beaucoup, car le pire d’un déplacement, c’est toujours de réorganiser sa maison et son train de vie avec de nouveaux domestiques qui ne savent rien de nos habitudes etc. Ainsi Kaidi en arrivant à Batavia, pourrait déballer et emménager la nouvelle maison presque tout seul, vu qu’il saurait mettre chaque chose à sa place. Il a une femme qui a été cuisinière pendant plusieurs années, je la prendrais aussi à mon service, quoique je risquerais un peu d’acheter le chat dans le sac, mais que veut-on, il faut bien savoir prendre un risque ! Et le plus important pour moi  pour le moment, c’est de ne pas avoir à me fatiguer outre mesure. Si nous déménageons en novembre, je n’aurai pas même l’aide de Boili puisqu’il doit aller au service du 1er au 15, et probablement même plus longtemps. Vous vous rendez compte que je n’aurai pas de quoi m’ennuyer ces prochains temps, si ce projet se réalise ! C’est pourquoi nous prenons encore du bon temps ici à Batoe, où nous restons tout le jour étendus sur la belle terrasse, nous y sommes déjà depuis 6 heures du matin. Le soir après le thé, nous faisons une petite promenade, et à 8 heures nous sommes déjà au lit.
Jeudi, nous sommes donc allés à Soerabaya voir Dr. de Geus. Il a été très gentil, malgré son air de bouledogue. Il m’est de plus en plus sympathique. Il m’a complètement visitée et a trouvé tout en ordre. Il a dit que quelque fois cela arrivait qu’il se produise encore une petite menstruation pendant la grossesse, mais avec la meilleure volonté du monde, il ne pouvait rien trouver d’anormal. Il faut maintenant que je me tienne tranquille chaque fois que ce jour-là devrait revenir et pour le reste il faut que je continue ma vie normale. Il ne pense pas que, ou plutôt, il est sûr que cette petite perte de sang ne venait pas de l’effort que j’avais fait en ramassant cette lettre.
Nelly brode pour le trousseau

De plus, le 3 octobre, le petit enfant a fait toc-toc-toc ! Quand je l’ai raconté à Boili, il ne voulait pas le croire, disant que c’était encore trop tôt, mais le docteur m’a bien demandée si je n’avais encore rien senti, et alors quand je lui ai raconté, il a dit que c’était bien cela ! Je l’ai encore senti deux fois depuis. C’est si beau !
Pour le reste, je me porte bien, je me fortifie de nouveau après ce long séjour au lit, immobile, qui m’avait quand même affaibli les jambes, malgré que je les faisais frictionner à l’alcool camphré deux fois par jour. Mais le docteur a dit que c’était normal que cela m’ait affaiblie un peu.
Boili aussi reprend des forces et bonne mine. En ce moment, il dessine pour moi de jolies choses que nous avons trouvées dans des journaux de mode de madame Fraay, et qui serviront à orner le trousseau de monsieur le prince. Pendant que nous sommes étendus dehors sur la terrasse, je brode beaucoup et vraiment, sans nous vanter, nous composons un très joli trousseau !!! D’ailleurs, Boili a pris quelques photos de moi pendant que je travaille, je les mettrai dans cette lettre si je ne l’oublie pas.
Merci mille et mille fois pour le beau bonnet que j’ai reçu hier, donc ce tour de tête de la Descoeudres. Vraiment tu réussis toujours à m’envoyer ce qui me fait plaisir, car je les ai vus à Soerabaya et j’avais envie de m’en acheter un, mais à la fin j’ai résisté à l’envie, me disant que ce n’était pas tout à fait nécessaire. C’est vraiment là que réside notre plus grande économie, c’est que je sais être si raisonnable dans mes achats !
Si nous ne sommes pas rappelés avant, nous pensons rester ici encore 10 jours. Ce week-end nous allons le passer chez les van der Lee qui sont maintenant à Probolingo où lui est administrateur de la nouvelle fabrique de papier qu’ils viennent de bâtir. C’est à environ 1 1/2 heure  d’auto d’ici. Nous partons cette après midi pour arriver là bas à l’heure du thé et nous reviendrons ici dimanche dans l’après midi, car nous ne voulons pas perdre trop de notre bon air de Batoe.
Tu donneras toujours toutes mes bonnes salutations à ceux qui te demandent de mes nouvelles, car je ne vais pas écrire beaucoup pour cette fin d’année, avec ce déplacement en perspective, et tout le petit trousseau à faire, il ne me reste pas trop de temps, surtout que je prends encore mon temps tous les jours pour avoir ma portion de grand air et de marche. Sitôt que nous saurons quelque chose de définitif, je vous l’écrirai. Les van Tinteren vont arriver ici au commencement de novembre, car bien qu’ils étaient en Hollande que depuis 2 mois, ils ont pris le premier bateau qu’ils ont trouvé pour revenir.
Comme je suis fière  de mon Macacacaroni ! Tu as raison Padre, prends bien soin de tous ces soldats qui te sont confiés, je suis avec vous de tout mon cœur. Et ma petite Rötteli si courageuse qui a déménagé (de Sutz à Bienne) toute seule ! Je me doute bien qu’il vous est imposé un tas de restrictions, et je prie toujours pour toi, que la vie ne te soit pas rendue trop difficile, d’ailleurs je le fais pour vous tous toujours ! Ici nous ne sentons pas encore beaucoup, sauf que tout est devenu plus cher et que bien des produits importés commencent à faire défaut, ainsi il est déjà difficile de se procurer du fil DMC qui vient d’Alsace par exemple, mais voilà tant pis, on s’arrange. En vue de notre venue en Suisse, j’avais déjà acheté un tas de petits cadeaux pour nos amis et connaissances, maintenant je vais les garder, espérons que… !
Toute mon affection à chacun de vous mes bien chers. …
Votre Ge…
All the best to everybody, future grandparents and uncles ! Oscar (à la main)



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