Kediri
11 septembre 1939
No 200
Ma petite
Rötteli et mes bien chers tous
J’ai reçu
hier votre carte du Château Eugensberg (Thurgovie,
lac de Constance), et cela m’a beaucoup geheimelet (rappelé la maison). Une fois que je passais les vacances de Pâques
à Ermatingen, Margrit et moi avons été nous promener jusque dans le parc de
Eugensberg, en contrebande, car il y a des forêts merveilleuses qui
appartiennent au terrain du château, et nous avons passé toute une longue
matinée à rôder là autour du château, voyant en imagination tous les personnages
historiques d’autrefois, tout en ayant le cœur en frousse d’être attrapées.
Eugensberg |
Ermatingen, Mammern, Arenenberg, Eugensberg, Reichenau, Constanz (région du lac de Constance), j’y ai
passé de beaux jours de printemps et de jeunesse, et qui sait si ce cousin de
Margrit Kreis n’était pas mort !!! Te rappelles-tu, nous avions été lui
rendre visite à Berne à l’hôpital quelques jours avant qu’il meurt, c’était si
triste ! Oui c’est au nombre de souvenirs qu’on voit qu’on vient
vieux ! Je suis si contente que vous ayez encore eu ces quelques beaux
jours et que tu en aies tellement joui.
Lac de Constance |
Merci
aussi de votre carte du Bürgenstock (Lucerne),
Padre moi et Charlot ! Oui, elle est belle notre Suisse ! Et vous
avez eu raison d’en profiter. J’en jouis avec vous.
Je viens d’apprendre
que la correspondance par avion est de nouveau interrompue, de sorte que cette lettre ne peut pas partir ce soir.
Si tout va bien, elle partira jeudi. Je vais écrire un bout chaque jour, ainsi
je serai toujours un peu avec vous, quoique je le suis tellement souvent en
pensées. Mes frères, mes petits frères, je me demande à quelle frontière vous
êtes exactement, je pense dans le Jura, notre beau Jura bleu ! Les
nouvelles que nous recevons d’Europe ici, sont tellement contradictoires, nous
ne savons plus que penser, il ne nous reste qu’à prier et à espérer pour la
santé et le bien être de vous tous.
Oscar est
aussi en train d’écrire à son père. Il n’a pas pu résister à la tentation
d’acheter une petite machine à écrire
Hermès, de Paillard d’Yverdon, ou est-ce Thorens à Ste Croix qui les
fabrique ? Ce sont de vrai bijoux et elles ont un succès fou ici, et il
paraît que les machines à écrire sont un article qui renchérira énormément,
aussi les vieilles usagées, car les importations subissent aussi le contre coup
de la situation en Europe. Le gouvernement a déjà pris des mesures très sévères
à ce sujet. On ne rationalise pas la nourriture ici, mais les manufactures,
telles que les étoffes etc. J’ai profité d’acheter tout ce dont j’aurai besoin
pour notre baby et il ne me reste maintenant plus qu’à coudre, coudre, coudre.
Je viens
d’apprendre qu’il y aura peut être un avion qui partira dans deux jours, et
j’espère de tout cœur que cette lettre vous parviendra sous peu. Pour plus de
sûreté, je vais adopter ton système, Rötteli, de numéroter mes lettres, ainsi vous pourrez toujours vous rendre
compte s’il y en a que vous n’aurez pas reçues. Ton système a beaucoup de bon,
et je ne peux pas m’empêcher, surtout maintenant de t’en féliciter de tout
cœur, surtout de la persévérance avec laquelle tu as su « rester dans le
bon chemin » malgré toutes nos moqueries et taquineries de part et
d’autre. Oui, oui, notre Rötteli ! Pour rester au pas, je ne commencerai
pas à numéroter mes lettres par 1, car cela me semble un peu ridicule après
toutes ces lettres pendant toutes ces années. Je commence donc avec le numéro 200, qui sera donc celle-ci.
Oscar est
reparti en tournée ce matin, je suis donc seule à la maison, et tout à l’heure
madame Fraay viendra me chercher pour aller marcher un peu. Il a fait très
chaud aujourd’hui, les chaleurs vont recommencer, alors sitôt que le baby
Mogendorff aura fait son entrée dans le monde, Oscar tâchera de prendre 2 semaines de vacances pour aller à Batoe.
Samedi
passé j’ai donc été chez le médecin à Soerabaya. Tout est merveilleusement en
ordre et je me porte très bien, à part les petits inconvénients, tels que
l’envie de vomir qui ne m’a pas encore tout à fait quittée, mais je tâcherai de
tenir bon ! Quand j’ai demandé au docteur quand il faudrait que je
revienne, il m’a répondu qu’il voulait me voir au moins encore une fois avant
l’accouchement !!! J’ai dû avoir l’air ahurie, car il s’est repris, et il
a dit : eh bien, si vous voulez revenez dans 2-3 mois. Il ne doit donc pas
avoir beaucoup de soucis à mon sujet.
La Lismete
(Mme Mogendorff) est donc aussi à Soerabaya depuis samedi (pour accoucher). Sur mon avis, elle est
déjà partie vendredi soir avec son mari et je les ai retrouvés à l’hôtel,
samedi quand je suis arrivée. Mais vraiment, je me suis tirée des pieds comme
j’ai pu, car elle est d’une impudeur fantastique.
Premièrement, elle blaguait toujours comme elle avait bien appris à coudre et
quand j’avais des difficultés et que madame Fraay venait m’aider, alors elle
savait toujours tout et bien mieux que madame Fraay. Quand, donc il y a
quelques mois, elle a commencé à se faire des robes de circonstances, il ne me
serait pas venu à l’idée de lui aider ou de donner n’importe quel conseil, mais
oh ! misère, quand j’ai vu le résultat e toute cette haute
couture !!! Je ne peux pas te décrire la façon de ces robes, c’étaient de simples tabliers et maintenant dans ces
derniers temps, elle n’arrive plus à les fermer, de sorte que chaque fois quand
elle s’assied sur une chaise, (naturellement les jambes écartées et aussi loin
d’elle que possible) ces robes s’ouvrent de sorte qu’on voit jusqu’au
« juhee » gratuitement et sans effort ! Son mari est toujours à
lui dire : hé, fais attention, hé, assieds-toi un peu mieux etc. Et puis,
au lieu d’être un peu discrète, non, là à l’hôtel à Soerabaya, toujours il
fallait traverser le lobby, alors qu’il y avait 10 autres moyens de gagner la
rue. Et puis elle marche en traînant les pieds, elle stolpere (trébuche) partout et sur tout, et sa
robe lui arrive que jusqu’au genou devant, et avec ses grosses jambes en
bouteilles de champagne, non, tu ne peux pas te faire une idée de l’impression
qu’elle fait. On ne peut pas prétendre à être encore élégante à ce moment-là,
mais tout de même on peut s’arranger à au moins avoir bonne façon. J’en ai pris ma bonne leçon et j’ai déjà acheté
de l’étoffe pour toute ma garde robe. Je n’aurai que 4 robes, mais elles auront bonne façon. D’ailleurs tout le
monde ici s’étonne de moi, comme je nage et comme je me porte bien, sans
laisser aller. En cela j’espère bien ressembler à une certaine Rötteli de ma
connaissance !!!
Tu me
taquines à cause du « modèle » (Oscar)
que je dois regarder souvent ! Eh, bien, c’est vrai, je le dévore des
yeux, il a une expression si intelligente et maintenant qu’il se sent tellement
aimé et admiré (le miston) il a acquis une assurance, un aplomb qui lui
confèrent de l’autorité partout où il se montre. Il ressemble de plus en plus à
son père mais avec plus de bonté et de tendresse de cœur, moins dur. Entre
nous, je ne finis pas de l’admirer ! Voilà où j’en suis après plus de 6
ans de mariage, c’est beau tout de même, pas ?
Je veux
aller rendre visite à tante Engel, cette semaine de nouveau. En allant nager
tous les matins, je n’ai plus beaucoup de temps pour aller la voir, et pourtant
elle est toujours si gentille et elle a tant de cœur pour moi, c’est une bonne
âme. Boy est maintenant mobilisé en Hollande, et elle en a beaucoup de souci,
elle aurait voulu qu’il revienne tout de suite, mais il ne les a pas écouté.
Oh, hier
j’ai reçu un petit paquet de la maison : la belle fleur blanche-argent pour
porter dans les cheveux. J’en ai un plaisir fou, elle me plaît tellement et je
la mettrai souvent, car elle se prête bien à ma coiffure. Merci, merci de tout
cœur, mes chers, vous me gâtez toujours tellement. Mais maintenant il ne faut
plus m’envoyer quoi que ce soit ayant de la valeur, car on n’est jamais sûr que
cela arrive, ce sera déjà beau que mes lettres vous parviennent et vice-versa.
Aussi pour le trousseau du Baby, mes chers, il ne faut pas vous laisser tenter
à m’envoyer quoi que ce soit. J’en ai déjà pris mon parti et je me suis
arrangée pour acheter le nécessaire ici, je n’attends donc rien du tout de vous
tous. Je sais très bien que ce ne sera pas la volonté de me gâter qui vous
manque, mais vous le ferez plus tard, quand nous viendrons ! Vois-tu,
j‘aime mieux que tout l’argent que tu dépenserais pour moi, tu le dépenses pour
toi, maintenant pour vous, afin que vous puissiez vous procurer le nécessaire,
et j’espère tant que vous n’avez pas trop à souffrir, mes bien, bien chers.
Pourtant j’aimerais bien que tu te tiennes à ta parole donnée, Mamali, et que
tu m’écrives toujours comment sont les choses à la maison, j’aime mieux savoir
la vérité, même pas belle, que de me débattre dans le doute à votre sujet. Ne
pense pas qu’il faille me ménager, non, ma position même me donne beaucoup de
force et puis j’ai confiance, je dois avoir confiance, Mamali !
Veuillez
faire savoir à Banely, à la Giggerli et à tout le monde à qui je dois des
lettres, que je ne leur écrirai pas avant que je sache si les communications
sont bien rétablies. Donne-leur de mes nouvelles en mon nom et tu seras aussi
leur interprète pour moi, car les ports par avion sont trop chers pour les gaspiller. Jusqu’à présent, j’ai donc toujours
reçu très régulièrement tes chères lettres, dont la 217 est la dernière. Quant
à moi, je vous ai écrit une lettre à la main et dont je n’ai pas de copie, vers
le 25 août, ensuite ma lettre du 29 août. Avec la lettre du 25 août est parti
un mandat de frs. 100.- que, j’espère, vous aurez bien reçu. A l’avenir veuille
m’accuser réception de mes lettres en nommant les dates, Mamms ! ou alors
les numéros quand il y en aura. J’attends maintenant les photos annoncées de
votre tour de Suisse et du pic-nic au Chalet, mais n’ayez pas peur, je sais
attendre avec patience, et même je saurai y renoncer aussi si elles ne me
parviennent pas.
Tu m’écris
que vous voudriez abattre le thuya près du Chalet ! Mon premier instinct
était bien de me ranger du côté de Loulou, et de m’y opposer, mais maintenant
avec les évènements qui sont survenu, il faut penser à votre bien être d’abord
et faites ce qui est nécessaire. Peut être que cela suffira d’abattre seulement
le premier groupe de thuya près du Chalet, de sorte que les deux autres groupes
de thuya et sapins, pourront continuer de donner à ce talus tout son charme,
sans toutefois nuire à votre santé, surtout que vous y vivrez plus souvent peut
être.
Je vois
que tu as eu de nouveau beaucoup de visites au Chalet et que René et Constance (Marchand de Londres) n’ont pas changé.
En voilà une que je n’aurai pas envie de revoir quand je reviendrai !
Je suis
contente si tu vois enfin jour au sujet des Rackers, moi cela me dégoûte quand
je pense à la vie de Hanny, avec son « Gstudierte » (homme qui a étudié). Il y avait
longtemps que tu ne m’avais plus parlé des Biedermann, et je pensais que vous
n’alliez plus tellement avec eux. La femme du docteur ici ressemble à madame
Danz comme deux gouttes d’eau. Par cela je me sens attirée vers elle, et
pourtant elle ne m’est pas du tout sympathique. C’est seulement physiquement
qu’elle lui ressemble mais le caractère, le paraître, les manières c’est tout à
fait madame Danz d’il y a plusieurs années, et celle-ci a aussi une fillette
dont elle dit à tout bout de champs « myn dochterrrrrr » (ma fille) !!!
Oui, je
crois aussi qu’un beau jour vous aurez des surprises avec les Racine. Moi qui
voit les choses depuis ici, je me suis déjà souvent dit que Racine était arrivé
au haut de l’échelle, ils n’ont pas su en profiter, ils en descendront un jour
et alors ils apprendront un peu mieux
à connaître les gens. C’est toujours la même chanson dans la vie, j’ai
observé cela depuis ma toute première jeunesse, déjà avec les Schwab de
Brüttelen, et puis bien d’autres ! Au moment où j’ai quitté l’Europe,
Racine commençait à monter, et son ascension a été rapide, elle ne leur a pas
laissé le temps de s’y faire. Ah, la vie enseigne bien des leçons quand on sait
avoir les yeux ouverts.
Oui, je
regrette bien pour Mottet (le comptable
de Milex Elem) qu’il ne soit pas plus heureux en ménage, c’est un cœur qui
nous est bien dévoué, tu as raison. Tu lui donneras mes amitiés, car je
l’apprécie beaucoup dans ce qu’il a de constant et de dévoué. Toutes mes
salutations aussi à Fritz Gilomen que je n’ai pas oublié.
Et la
chère vieille Probstei non plus, je ne l’oublie pas. Pendant que j’y
pense : j’inclus ici un petit billet pour Mottet, je lui dois toujours
encore une réponse à une de ses lettres et je n’aime pas trop lui écrire à la
maison à cause de la « Zange » (sa
femme), je suis plus libre quand c’est toi qui lui remets un petit billet,
ainsi elle n’a pas besoin d’être jalouse peut être !!!
Est-ce que
je vous ai remercié de la soie bleue, Banely et toi ? Elle est arrivée en
bon état, merci mille fois. Tu m’avais aussi une fois envoyé une combinaison
rose avec beaucoup de dentelles de Banely. Eh bien, j’en ai fait un ravissant
Bettjäckli (liseuse), très
luxueux ! Et avec le reste j’ai garni une chemise de nuit en crêpe de
chine rose, ce qui me fait un très joli ensemble ! dans lequel je recevrai
mes visites à la clinique !!! Je possède maintenant un très joli trousseau
de lingerie très élégant et luxueux, et entièrement fait moi-même et presque
avec des riens, un bout de dentelle ici, un bout de dentelle là, que j’ai su
bien employer. J’ai des chemises de nuit d’une coupe parfaite qui me vont comme
des robes de bal. J’en ai cinq et la sixième sera celle que tu m’as donnée et
que j’ai toujours précieusement gardée !!!
Dis bien
aux garçons de ne pas s’en faire pour m’écrire, je ne comprends que trop bien
qu’ils n’en ont pas le temps, et puis, on s’aime bien assez pour se passer de
lettres, d’ailleurs je l’ai déjà écrit.
Je dois
terminer cette lettre maintenant, car elle doit partir. Mes bien chers, ne vous
faites aucun souci pour moi, pour nous. Ici tout va bien. Oscar n’est pas
encore tout à fait remis de ses diverses cures pour la malaria et les
intestins, mais je saurai bien le soigner pour qu’il se remonte vite. Nous
n’avons encore aucune nouvelle des Sayers, et ne savons pas s’ils sont déjà sur
le bateau pour revenir ou encore en Europe. Je ne me prépare donc pas encore à
partir d’ici, mais je me tiens tout de même sur le qui-vive quoique Oscar pense
peu probable qu’on nous déplace. Enfin, on verra, et peut être que je pourrai
vous donner des nouvelles plus précises dans ma prochaine lettre.
Mes biens
chers, il ne me reste qu’à vous répéter combien je vous aime, combien je suis
avec vous en ces temps difficiles, toutefois, je l’ai déjà dit, je sais garder
confiance et je prie pour vous, comme je sais aussi que vous le faites pour
nous, n’est-ce pas Rötteli de mon cœur, et aussi mon cher, cher Macacacaroni
avec ta bonne binette toute ronde !! Dans tous les cas vous pouvez être
plus que tranquilles à mon sujet, mieux même, vous devez vous sentir heureux en
pensant que tout va tellement bien ici.
Un tendre
baiser à chacun de vous et de tout mon cœur mes meilleures pensées et mes
prières.
Votre Ge…
et son Boili
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