jeudi 18 mai 2017





Kediri

11 septembre 1939
No 200


Ma petite Rötteli et mes bien chers tous
J’ai reçu hier votre carte du Château Eugensberg (Thurgovie, lac de Constance), et cela m’a beaucoup geheimelet (rappelé la maison). Une fois que je passais les vacances de Pâques à Ermatingen, Margrit et moi avons été nous promener jusque dans le parc de Eugensberg, en contrebande, car il y a des forêts merveilleuses qui appartiennent au terrain du château, et nous avons passé toute une longue matinée à rôder là autour du château, voyant en imagination tous les personnages historiques d’autrefois, tout en ayant le cœur en frousse d’être attrapées.
Eugensberg

 Ermatingen, Mammern, Arenenberg, Eugensberg, Reichenau, Constanz (région du lac de Constance), j’y ai passé de beaux jours de printemps et de jeunesse, et qui sait si ce cousin de Margrit Kreis n’était pas mort !!! Te rappelles-tu, nous avions été lui rendre visite à Berne à l’hôpital quelques jours avant qu’il meurt, c’était si triste ! Oui c’est au nombre de souvenirs qu’on voit qu’on vient vieux ! Je suis si contente que vous ayez encore eu ces quelques beaux jours et que tu en aies tellement joui.
Lac de Constance
Merci aussi de votre carte du Bürgenstock (Lucerne), Padre moi et Charlot ! Oui, elle est belle notre Suisse ! Et vous avez eu raison d’en profiter. J’en jouis avec vous.


Je viens d’apprendre que la correspondance par avion est de nouveau interrompue, de sorte que cette lettre ne peut pas partir ce soir. Si tout va bien, elle partira jeudi. Je vais écrire un bout chaque jour, ainsi je serai toujours un peu avec vous, quoique je le suis tellement souvent en pensées. Mes frères, mes petits frères, je me demande à quelle frontière vous êtes exactement, je pense dans le Jura, notre beau Jura bleu ! Les nouvelles que nous recevons d’Europe ici, sont tellement contradictoires, nous ne savons plus que penser, il ne nous reste qu’à prier et à espérer pour la santé et le bien être de vous tous.
Oscar est aussi en train d’écrire à son père. Il n’a pas pu résister à la tentation d’acheter une petite machine à écrire Hermès, de Paillard d’Yverdon, ou est-ce Thorens à Ste Croix qui les fabrique ? Ce sont de vrai bijoux et elles ont un succès fou ici, et il paraît que les machines à écrire sont un article qui renchérira énormément, aussi les vieilles usagées, car les importations subissent aussi le contre coup de la situation en Europe. Le gouvernement a déjà pris des mesures très sévères à ce sujet. On ne rationalise pas la nourriture ici, mais les manufactures, telles que les étoffes etc. J’ai profité d’acheter tout ce dont j’aurai besoin pour notre baby et il ne me reste maintenant plus qu’à coudre, coudre, coudre.
Je viens d’apprendre qu’il y aura peut être un avion qui partira dans deux jours, et j’espère de tout cœur que cette lettre vous parviendra sous peu. Pour plus de sûreté, je vais adopter ton système, Rötteli, de numéroter mes lettres, ainsi vous pourrez toujours vous rendre compte s’il y en a que vous n’aurez pas reçues. Ton système a beaucoup de bon, et je ne peux pas m’empêcher, surtout maintenant de t’en féliciter de tout cœur, surtout de la persévérance avec laquelle tu as su « rester dans le bon chemin » malgré toutes nos moqueries et taquineries de part et d’autre. Oui, oui, notre Rötteli ! Pour rester au pas, je ne commencerai pas à numéroter mes lettres par 1, car cela me semble un peu ridicule après toutes ces lettres pendant toutes ces années. Je commence donc avec le numéro 200, qui sera donc celle-ci.
Oscar est reparti en tournée ce matin, je suis donc seule à la maison, et tout à l’heure madame Fraay viendra me chercher pour aller marcher un peu. Il a fait très chaud aujourd’hui, les chaleurs vont recommencer, alors sitôt que le baby Mogendorff aura fait son entrée dans le monde, Oscar tâchera de prendre 2 semaines de vacances pour aller à Batoe.
Samedi passé j’ai donc été chez le médecin à Soerabaya. Tout est merveilleusement en ordre et je me porte très bien, à part les petits inconvénients, tels que l’envie de vomir qui ne m’a pas encore tout à fait quittée, mais je tâcherai de tenir bon ! Quand j’ai demandé au docteur quand il faudrait que je revienne, il m’a répondu qu’il voulait me voir au moins encore une fois avant l’accouchement !!! J’ai dû avoir l’air ahurie, car il s’est repris, et il a dit : eh bien, si vous voulez revenez dans 2-3 mois. Il ne doit donc pas avoir beaucoup de soucis à mon sujet.
La Lismete (Mme Mogendorff) est donc aussi à Soerabaya depuis samedi (pour accoucher). Sur mon avis, elle est déjà partie vendredi soir avec son mari et je les ai retrouvés à l’hôtel, samedi quand je suis arrivée. Mais vraiment, je me suis tirée des pieds comme j’ai pu, car elle est d’une impudeur fantastique. Premièrement, elle blaguait toujours comme elle avait bien appris à coudre et quand j’avais des difficultés et que madame Fraay venait m’aider, alors elle savait toujours tout et bien mieux que madame Fraay. Quand, donc il y a quelques mois, elle a commencé à se faire des robes de circonstances, il ne me serait pas venu à l’idée de lui aider ou de donner n’importe quel conseil, mais oh ! misère, quand j’ai vu le résultat e toute cette haute couture !!! Je ne peux pas te décrire la façon de ces robes, c’étaient de simples tabliers et maintenant dans ces derniers temps, elle n’arrive plus à les fermer, de sorte que chaque fois quand elle s’assied sur une chaise, (naturellement les jambes écartées et aussi loin d’elle que possible) ces robes s’ouvrent de sorte qu’on voit jusqu’au « juhee » gratuitement et sans effort ! Son mari est toujours à lui dire : hé, fais attention, hé, assieds-toi un peu mieux etc. Et puis, au lieu d’être un peu discrète, non, là à l’hôtel à Soerabaya, toujours il fallait traverser le lobby, alors qu’il y avait 10 autres moyens de gagner la rue. Et puis elle marche en traînant les pieds, elle stolpere (trébuche) partout et sur tout, et sa robe lui arrive que jusqu’au genou devant, et avec ses grosses jambes en bouteilles de champagne, non, tu ne peux pas te faire une idée de l’impression qu’elle fait. On ne peut pas prétendre à être encore élégante à ce moment-là, mais tout de même on peut s’arranger à au moins avoir bonne façon. J’en ai pris ma bonne leçon et j’ai déjà acheté de l’étoffe pour toute ma garde robe. Je n’aurai que 4 robes, mais elles auront bonne façon. D’ailleurs tout le monde ici s’étonne de moi, comme je nage et comme je me porte bien, sans laisser aller. En cela j’espère bien ressembler à une certaine Rötteli de ma connaissance !!!
Tu me taquines à cause du « modèle » (Oscar) que je dois regarder souvent ! Eh, bien, c’est vrai, je le dévore des yeux, il a une expression si intelligente et maintenant qu’il se sent tellement aimé et admiré (le miston) il a acquis une assurance, un aplomb qui lui confèrent de l’autorité partout où il se montre. Il ressemble de plus en plus à son père mais avec plus de bonté et de tendresse de cœur, moins dur. Entre nous, je ne finis pas de l’admirer ! Voilà où j’en suis après plus de 6 ans de mariage, c’est beau tout de même, pas ?
Je veux aller rendre visite à tante Engel, cette semaine de nouveau. En allant nager tous les matins, je n’ai plus beaucoup de temps pour aller la voir, et pourtant elle est toujours si gentille et elle a tant de cœur pour moi, c’est une bonne âme. Boy est maintenant mobilisé en Hollande, et elle en a beaucoup de souci, elle aurait voulu qu’il revienne tout de suite, mais il ne les a pas écouté.
Oh, hier j’ai reçu un petit paquet de la maison : la belle fleur blanche-argent pour porter dans les cheveux. J’en ai un plaisir fou, elle me plaît tellement et je la mettrai souvent, car elle se prête bien à ma coiffure. Merci, merci de tout cœur, mes chers, vous me gâtez toujours tellement. Mais maintenant il ne faut plus m’envoyer quoi que ce soit ayant de la valeur, car on n’est jamais sûr que cela arrive, ce sera déjà beau que mes lettres vous parviennent et vice-versa. Aussi pour le trousseau du Baby, mes chers, il ne faut pas vous laisser tenter à m’envoyer quoi que ce soit. J’en ai déjà pris mon parti et je me suis arrangée pour acheter le nécessaire ici, je n’attends donc rien du tout de vous tous. Je sais très bien que ce ne sera pas la volonté de me gâter qui vous manque, mais vous le ferez plus tard, quand nous viendrons ! Vois-tu, j‘aime mieux que tout l’argent que tu dépenserais pour moi, tu le dépenses pour toi, maintenant pour vous, afin que vous puissiez vous procurer le nécessaire, et j’espère tant que vous n’avez pas trop à souffrir, mes bien, bien chers. Pourtant j’aimerais bien que tu te tiennes à ta parole donnée, Mamali, et que tu m’écrives toujours comment sont les choses à la maison, j’aime mieux savoir la vérité, même pas belle, que de me débattre dans le doute à votre sujet. Ne pense pas qu’il faille me ménager, non, ma position même me donne beaucoup de force et puis j’ai confiance, je dois avoir confiance, Mamali !
Veuillez faire savoir à Banely, à la Giggerli et à tout le monde à qui je dois des lettres, que je ne leur écrirai pas avant que je sache si les communications sont bien rétablies. Donne-leur de mes nouvelles en mon nom et tu seras aussi leur interprète pour moi, car les ports par avion sont trop chers pour les gaspiller. Jusqu’à présent, j’ai donc toujours reçu très régulièrement tes chères lettres, dont la 217 est la dernière. Quant à moi, je vous ai écrit une lettre à la main et dont je n’ai pas de copie, vers le 25 août, ensuite ma lettre du 29 août. Avec la lettre du 25 août est parti un mandat de frs. 100.- que, j’espère, vous aurez bien reçu. A l’avenir veuille m’accuser réception de mes lettres en nommant les dates, Mamms ! ou alors les numéros quand il y en aura. J’attends maintenant les photos annoncées de votre tour de Suisse et du pic-nic au Chalet, mais n’ayez pas peur, je sais attendre avec patience, et même je saurai y renoncer aussi si elles ne me parviennent pas.
Tu m’écris que vous voudriez abattre le thuya près du Chalet ! Mon premier instinct était bien de me ranger du côté de Loulou, et de m’y opposer, mais maintenant avec les évènements qui sont survenu, il faut penser à votre bien être d’abord et faites ce qui est nécessaire. Peut être que cela suffira d’abattre seulement le premier groupe de thuya près du Chalet, de sorte que les deux autres groupes de thuya et sapins, pourront continuer de donner à ce talus tout son charme, sans toutefois nuire à votre santé, surtout que vous y vivrez plus souvent peut être.
Je vois que tu as eu de nouveau beaucoup de visites au Chalet et que René et Constance (Marchand de Londres) n’ont pas changé. En voilà une que je n’aurai pas envie de revoir quand je reviendrai !
Je suis contente si tu vois enfin jour au sujet des Rackers, moi cela me dégoûte quand je pense à la vie de Hanny, avec son « Gstudierte » (homme qui a étudié). Il y avait longtemps que tu ne m’avais plus parlé des Biedermann, et je pensais que vous n’alliez plus tellement avec eux. La femme du docteur ici ressemble à madame Danz comme deux gouttes d’eau. Par cela je me sens attirée vers elle, et pourtant elle ne m’est pas du tout sympathique. C’est seulement physiquement qu’elle lui ressemble mais le caractère, le paraître, les manières c’est tout à fait madame Danz d’il y a plusieurs années, et celle-ci a aussi une fillette dont elle dit à tout bout de champs « myn dochterrrrrr » (ma fille) !!!
Oui, je crois aussi qu’un beau jour vous aurez des surprises avec les Racine. Moi qui voit les choses depuis ici, je me suis déjà souvent dit que Racine était arrivé au haut de l’échelle, ils n’ont pas su en profiter, ils en descendront un jour et alors ils apprendront un peu mieux  à connaître les gens. C’est toujours la même chanson dans la vie, j’ai observé cela depuis ma toute première jeunesse, déjà avec les Schwab de Brüttelen, et puis bien d’autres ! Au moment où j’ai quitté l’Europe, Racine commençait à monter, et son ascension a été rapide, elle ne leur a pas laissé le temps de s’y faire. Ah, la vie enseigne bien des leçons quand on sait avoir les yeux ouverts.
Oui, je regrette bien pour Mottet (le comptable de Milex Elem) qu’il ne soit pas plus heureux en ménage, c’est un cœur qui nous est bien dévoué, tu as raison. Tu lui donneras mes amitiés, car je l’apprécie beaucoup dans ce qu’il a de constant et de dévoué. Toutes mes salutations aussi à Fritz Gilomen que je n’ai pas oublié.
Et la chère vieille Probstei non plus, je ne l’oublie pas. Pendant que j’y pense : j’inclus ici un petit billet pour Mottet, je lui dois toujours encore une réponse à une de ses lettres et je n’aime pas trop lui écrire à la maison à cause de la « Zange » (sa femme), je suis plus libre quand c’est toi qui lui remets un petit billet, ainsi elle n’a pas besoin d’être jalouse peut être !!!
Est-ce que je vous ai remercié de la soie bleue, Banely et toi ? Elle est arrivée en bon état, merci mille fois. Tu m’avais aussi une fois envoyé une combinaison rose avec beaucoup de dentelles de Banely. Eh bien, j’en ai fait un ravissant Bettjäckli (liseuse), très luxueux ! Et avec le reste j’ai garni une chemise de nuit en crêpe de chine rose, ce qui me fait un très joli ensemble ! dans lequel je recevrai mes visites à la clinique !!! Je possède maintenant un très joli trousseau de lingerie très élégant et luxueux, et entièrement fait moi-même et presque avec des riens, un bout de dentelle ici, un bout de dentelle là, que j’ai su bien employer. J’ai des chemises de nuit d’une coupe parfaite qui me vont comme des robes de bal. J’en ai cinq et la sixième sera celle que tu m’as donnée et que j’ai toujours précieusement gardée !!!
Dis bien aux garçons de ne pas s’en faire pour m’écrire, je ne comprends que trop bien qu’ils n’en ont pas le temps, et puis, on s’aime bien assez pour se passer de lettres, d’ailleurs je l’ai déjà écrit.
Je dois terminer cette lettre maintenant, car elle doit partir. Mes bien chers, ne vous faites aucun souci pour moi, pour nous. Ici tout va bien. Oscar n’est pas encore tout à fait remis de ses diverses cures pour la malaria et les intestins, mais je saurai bien le soigner pour qu’il se remonte vite. Nous n’avons encore aucune nouvelle des Sayers, et ne savons pas s’ils sont déjà sur le bateau pour revenir ou encore en Europe. Je ne me prépare donc pas encore à partir d’ici, mais je me tiens tout de même sur le qui-vive quoique Oscar pense peu probable qu’on nous déplace. Enfin, on verra, et peut être que je pourrai vous donner des nouvelles plus précises dans ma prochaine lettre.
Mes biens chers, il ne me reste qu’à vous répéter combien je vous aime, combien je suis avec vous en ces temps difficiles, toutefois, je l’ai déjà dit, je sais garder confiance et je prie pour vous, comme je sais aussi que vous le faites pour nous, n’est-ce pas Rötteli de mon cœur, et aussi mon cher, cher Macacacaroni avec ta bonne binette toute ronde !! Dans tous les cas vous pouvez être plus que tranquilles à mon sujet, mieux même, vous devez vous sentir heureux en pensant que tout va tellement bien ici.
Un tendre baiser à chacun de vous et de tout mon cœur mes meilleures pensées et mes prières.
Votre Ge… et son Boili









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