Kediri
8 février 1939
Mes bien
chers,
Je n’ai
qu’un tout petit moment pour vous écrire et je veux en profiter le plus
possible pour vous donner de mes nouvelles.
Mais tout
d’abord, c’est merci, merci mille et mille fois pour toutes les belles et
bonnes choses que vous m’avez envoyée par Mies. Le petit costume est ravissant
et me rendra de grands services seulement il faut que je le change, que je le
fasse plus petit, la jaquette et la jupe. Tout est trop large, mais après tout,
il vaut mieux que ce soit trop grand que trop petit. Les chäpeli, alors vont
bien, ultra bien et me plaisent énormément, aussi à Buby. Le rouge, je l’ai
reçu hier, ainsi que la petite chemise, pour laquelle encore une fois merci de
tout cœur. Le petit bouquet aussi est bien joli et a été bien admiré, tu
remercieras Hedy de ma part, car je n’ai pas le temps de lui écrire pour le
moment.
Maintenant,
Mamms, il ne faut pas te fâcher avec
moi ; j’ai eu un tel plaisir à tout ce que tu m’as envoyé que le jour
après j’ai tout de suite été à la poste et je t’ai envoyé un mandat par bateau.
C’était justement le commencement du mois et j’avais de l’argent en réserve, un
tas de petite monnaie qui ensemble a fait le montant de Frs. 65.-. C’est donc
parti le lundi, jour de courrier pour les bateaux, et le mardi à midi Buby
m’apporte ta lettre où tu me dis que tu es fâchée si je t’envoie de l’argent.
Ta lettre est donc juste arrivée 24 heures trop tard, cela fait que tu
accepteras donc ces sous et tu en feras ce que tu voudras, si tu ne veux pas
que je te paye ce petit costume, alors achète-toi quelque chose.
J’ai aussi
un tel plaisir à Madame Curie. Si
vous saviez garçons ? J’en avais déjà entendu parler et probablement que
je l’aurais lu traduit en hollandais, et maintenant je suis si contente de le
posséder en français pour moi toute
seule. Je le trouve tellement bien écrit. En ce moment c’est Buby qui l’a pris
avec lui en voyage. Si tout va bien il reviendra ce soir.
Dimanche
le 5 février nous avons donc été chez les Engelhart pour la rijsttafel, c’était
en même temps pour faire connaissance avec la Mies et pour fêter l’anniversaire
de Mr. Engelhart. Nous étions 12 personnes. En revenant dans l’auto, je demande
à Buby : Alors, how do you find Mies ? Buby : More stupid as the
backside of a pig, and you ? ---M…de pour elle. C’est une personne prétentieuse et bête. Quand elle m’a dit de la
suivre dans sa chambre pour me donner toutes les belles choses et que une à une
je les déballais et les admirais (je faisais de mon mieux pour me retenir et ne
pas trop montrer mon plaisir, mais tout de même je ne pouvais pas rester
indifférente) alors elle poussait de ces éclats de rire tel…..euhiihiihii,
euhiihiihii, euhiihiihii, qui ont fini par tellement m’agacer que je n’ai plus
rien dit et j’ai admiré mes jolies choses en silence. Comme je peux comprendre
qu’elle vous allait sur les nerfs, bon sang oui, c’est « e Hotche » (une bécasse).
Le plus
beau, c’est que mardi matin à 9 heures, je voulais justement commencer de vous
écrire, la voilà qui s’amène. Je me suis dit merde tout en la saluant de mon
plus gentil sourire. Elle me racontait que tante Engel avait été à une
démonstration de cuisine électrique, mais qu’elle n’avait pas voulu y aller car
cela ne l’intéressait pas ! Alors qu’elle aimait mieux venir en visite
chez moi. Bon sang, voilà une matinée de perdue que je me suis dit alors vite
je l’ai poussée dans ma chambre de travail, là où j’ai mes armoires à linge et tout mon barnum
et je lui ai dit : cela ne te fait rien de venir t’asseoir ici, n’est-ce
pas ? car je suis justement en train de déballer ma caisse de linge. Ainsi
je l’ai assise dans un coin et tout en parlant et en tâchant de la faire
parler, je déballais mes draps, mes nappes etc. Ainsi je ne perdais pas tout
mon temps pour cette vache, mais c’est bien elle la cause que je n’ai pas écrit
il y a 3 jours. Vers midi tante Engel est venue la chercher et a demandé si
nous avions fait de la conversation française ? Pas un mot, la Mies ne
commençait pas, alors moi non plus je ne me suis pas donnée de peine pour
parler, je ne suis pas sa gouvernante. Mies paraissait tout étonnée que je parle si bien le hollandais et elle
me dit que vous les garçons vous croyiez que moi, votre sœur, je ne saurais pas
encore bien parler cette langue. Est-ce que c’est une blague que vous lui avez
faite ou est-ce que vous le croyez vraiment ? Alors sachez que je parle
cette langue tellement bien que l’on me prend souvent pour une hollandaise
jusqu’à ce qu’un petit accent allemand par-ci par-là, vienne me trahir.
D’ailleurs je vous l’avais écrit il y a quelque temps déjà, que je parlais le
hollandais couramment maintenant.
Mes chers,
je ne suis pas bien en humeur pour écrire une longe lettre ce soir. Oscar vient
de rentrer, il est très fatigué et demain il doit repartir d’un autre côté.
Vous savez que nous avons Mogendorff
ici, il loge chez nous et demain sa femme va arriver et logera aussi ici,
dans notre pavillon jusqu’à ce qu’ils auront une maison. Cela fait que j’ai des
visites avant même que j’aie tout déballé de mes propres affaires, et avec les
domestiques cela ne va pas encore bien non plus. Ils ne s’entendent pas entre
eux et cela rend l’organisation du travail difficile. Enfin, on y arrivera
bien, même si cela ne va pas sans peine.
Merci
encore pour les beaux sacs à souliers et pour les autres petits sacs que Minna
a cousu paraît-il. Avec le vieux linge de la gramamali, ou bien est-ce de
toi ? Je ferai un petit tapis pour ma véranda. Les souliers blancs me
plaisent aussi, j’en avais tant besoin.
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haricots séchés |
Les « dürre Bohne » (haricots
secs, spécialité régionale) sont
très bien arrivés, pas moisi du tout comme je le croyais à cause de la saison
humide en ce moment. Je vais les garder encore un peu jusqu’à ce que je puisse
bien les manger et quand on sera seuls, car je veux m’en ficher une bosse,
seulement je ne pourrai pas y mettre tous les oignons que je voudrais, car ils
me sont défendus pour mon foie.
Est-ce que
je vous ai déjà écrit que j’ai eu une nouvelle crise le premier jour que
j’étais ici dans la maison ? C’était pas gai de se mettre au lit dans une
maison pleine de caisses, avec des domestiques nouveaux que je ne connaissais
pas et tout sens dessus dessous.
Il y a ici
une très jolie piscine, et j’y vais
tous les matins avec madame Fraay
(celle qui m’apprend à coudre). Quand sa petite fille sort de l’école à 11
heures, on va la chercher avec l’auto et on file aux bains jusqu’à midi. Cela
fait juste une heure de délassement tous les jours et j’en jouis beaucoup. Il y
a là aussi un instructeur pour apprendre à nager et comme la petite Fraay
apprend à nager je me suis aussi inscrite pour quelques leçons et hier j’ai osé
plonger pour la première fois. Je
n’ai pas encore fait un vrai plongeon, mais j’ai au moins osé sauter à l’eau et
j’en suis fière comme un coq.
A la Banque
à Soerabaya, il y a un jeune directeur que nous avions encore connu à Batavia.
Entre temps il a été en congé en Europe et il est revenu marié. L’autre jour
quand Oscar l’a vu à la Banque, il paraît que la première chose qu’il a
demandé, c’était si j’étais aussi là en ville, qu’il voudrait me présenter sa femme.
Buby a bien ri de son empressement et je pense que voilà de nouvelles
connaissances en perspective. Oui, je crois que j’ai laissé un très bon nom à
Batavia !!!
Merci
encore pour les deux livres de cuisine que tu me fais cadeau. Tu sais tu me
gâtes vraiment d’une façon terrible, et alors tu ne voudrais pas que je
t’envoie de temps en temps un tout petit peu de cumin (argent) ? Allons donc cela ne vaudra jamais tout ce que tu as
déjà fait pour moi.
Mogendorff
ici a aussi une grande sympathie pour Oxford, on en parle souvent et il a aussi
beaucoup de livres s’y rapportant, donc j’apprends comme toi à prendre la vie
du bon côté !
Et
maintenant, mes bien chers, assez pour aujourd’hui. J’ai mis trois jours à
écrire ce bout de lettre qui, j’espère, vous trouvera tous en bonne santé.
Merci à Loulou pour sa bonne lettre, je lui répondrai directement. Mes bien
chers, …. encore mille fois merci pour tout, tout ce que j’ai reçu…
Je vais
peut être cuire à l’électricité, si je puis louer un potager (cuisinière), cela serait chic, mais je
ne veux pas acheter un fourneau ce
qui serait trop encombrant.