lundi 6 février 2017




Tjilatjap

25 novembre 1938

A son frère Loulou
Mon cher vieux

J’ai guère envie d’écrire ce soir, mais je ne veux pas que Noël arrive sans que tu aies un mot de ta Schwoscht.
Merci pour ta lettre du 17 octobre. Nous étions bien contents d’avoir quelques éclaircissements sur tout ce qui s’est passé à la noce. On devinait bien qu’il y avait quelque chose car les lettres de chacun étaient quelque peu réservées et nous ne comprenions pas pourquoi En fin de compte, papa Woldringh ne nous a plus écrit depuis le mois d’août pour ma fête, depuis plus un mot. Tu comprends qu’on commençait par s’en faire. Selon ta lettre je ne crois toutefois pas qu’il ait quelque chose contre nous et son silence doit plutôt provenir de ce qu’il ne veut pas nous écrire à propos de cette histoire avant qu’il puisse le faire d’une manière tout à fait détachée, pour qu’il ne fasse pas de tort à Ans et Eddy dans notre opinion.
Entre nous, en lisant ta lettre Oscar même a fait les hauts cris sur la conduite de Ans à sa visite en Belgique. Je la comprends aussi, mais tout de même elle pouvait avoir un peu plus de considération pour papa Woldringh si ce n’était pas par affection, alors parce que c’était une personne âgée avec qui elle avait à faire.  Je crois bien aussi que la tante (Auntie, la seconde épouse de papa W.) a joué un rôle, et pas des plus sympathiques, mais que veux-tu, elle est toujours la même et moi en son temps j’ai aussi eu des sortes d’histoires pareilles, seulement j’étais assez diplomatique pour me muer en anguille ! Et heureusement que cela a servi à quelque chose, car au moins à mon mariage tout s’est passé harmonieusement. Je sais bien que c’est aussi grâce à vous tous, cela je ne l’oublie pas.
Mon vieux, si tu savais comme j’aime tes lettres, tu m’écrirais un peu plus souvent. Dans ta manière d’écrire je te retrouve tellement tel que je t’ai connu, elles sont vivantes et me rapprochent tellement de la maison que j’en jouis pendant des jours et des jours. Je sais bien que moi non plus je ne t’écris pas souvent, mais cela vient de ce que je veux toujours t’écrire des longues lettres pleines d’un tas de choses difficiles à exprimer, et alors je ne trouve jamais un assez long loisir pour le faire tout d’un trait. Maintenant je vais t’écrire une lettre toute simple et bête, c’est toujours mieux que rien.
Tu sais à ce téléphone nous avions chacun un cornet à l’oreille mais quand c’était ton tour j’ai emprunté le cornet de Buby aussi, et j’étais si avide de t’entendre que je ne l’ai plus lâché ; plusieurs fois Oscar a voulu le reprendre mais je ne le lâchais pas, ne réalisant pas que par cela lui ne pouvait rien entendre ! C’est une chose qu’il me reproche chaque fois. Pourtant il a été gentil de m’accorder d’autres trois minutes une fois que les premières étaient passées. Oui, Oscar est toujours bon pour moi surtout en un tas de ces petites choses. Cela compense d’autres occasions où il est terriblement distrait. Il est encore toujours tellement renfermé, mais il n’en peut rien, c’est sa nature, seulement des fois moi je lui en veux et je suis fâchée et je fais la tête, pourtant je sais très bien en dedans de moi qu’il n’en peut rien et que je suis bête de ne pas le mieux comprendre. Je pense souvent à toi qui trouves si difficile aussi de montrer ta vraie nature. Je trouve que vous vous ressemblez beaucoup, c’est aussi pourquoi je peux t’écrire ces choses. N’en dis rien, surtout pas à la maison, car maman pourrait vite s’imaginer un tas de choses qui ne sont pas vraies, telles que je me sens malheureuse etc. ce qui n’est pas le cas, bien au contraire. Mon cher, le mariage est une école sérieuse, la plus sérieuse que la vie nous offre je crois pour arrondir les coins. Penses-y et choisis bien avant de te lier. Une condition est nécessaire et principale, une condition qui prime, c’est l’amour mais l’amour vrai entre deux êtres, pas seulement une forte attraction physique que tant prennent pour de l’amour. Il faut surtout aussi que les deux êtres qui s’unissent soient de même niveau tant pour l’intelligence, la politesse de cœur (tu comprends ce que je veux dire par là) le moral et l’éducation. Mon vieux, tout ce que j’ai déjà vu ici sur ce terrain là !!!!
Pour les deux tiers c’est la femme qui aide à la réussite de la carrière du mari. Combien d’hommes est-ce que je ne connais pas ici qui sont intelligents, calés, qui ont bon caractère et de bonnes aptitudes et dont la femme gâche beaucoup ou tout, soit parce qu’elle est ordinaire, ou qu’elle n’a pas de tact, qu’elle ne sait pas vivre, ou fait des fautes grossières par ignorance ou manque d’éducation, ou par mauvaise langue. Dans ces cas-là, ou bien l’homme se détourne de sa femme et va de son côté pour faire son chemin tout seul, ou bien alors ils s’avancent ensemble cahin-caha en maugréant sur les difficultés de la vie et des hommes. C’est pas pour me vanter, mais je sais que si Oscar est bien vu partout où  nous allons c’est bien à moi qu’il le doit en grande partie. Lors de sa dernière visite Elout m’a même dit que sans moi Oscar ne serait encore longtemps pas où il est dans la Mexolie. Je ne voudrais pas qu’Oscar sache cela car cela pourrait le blesser. C’est aussi dit avec un peu beaucoup d’aplomb, et d’exagération mais c’est juste. Mon vieux, quand nous pourrons une fois causer ensemble, quand viendra-t-il ce temps là ? J’en ai un tel désir et Oscar aussi, c’est fou comme cela nous a pris tout d’un coup, et nous devons bien encore attendre au moins deux ans et demi. N’en dis rien à la maison, mais quand vous en parlez, alors tâche de préparer maman à cette longue attente.
Elout est très bon et nous a promis de faire son possible pour nous faire aller au plus vite, mais Elout n’est pas tout puissant. Aujourd’hui est arrivé notre successeur, (à Tjilatjap) un personnage assez sympathique, sa femme est encore à Bandoeng et arrivera dans deux trois jours. Bref, ils arrivent de Hollande et là-bas ils ont naturellement aussi été à la direction pour discuter de choses et d’autres. Là, ce Mogendorff, notre successeur, (ils seront amis pour la vie, voir who is who) a appris que des messieurs avaient l’intention de nous replacer à Batavia après notre stage de Kediri. C’est leur intention qu’Oscar arrive à remplacer Elout, qui, lui-même reprendra d’autres affaires de la Banque. C’est pour cela que nous devons encore aller à Kediri afin qu’Oscar ait de la pratique quant à l’administration des fabriques. Les plans sont bons et j’espère qu’ils réussiront. Cette nouvelle a été bonne et en même temps décevante pour moi. Bonne, parce que je m’en réjouis pour Oscar, et décevante, parce que je prévois qu’ainsi notre congé sera encore retardé. C’est encore tout à fait secret et j’ai l’impression que ce Mogendorff en a trop dit, enfin, tant mieux pour nous, ainsi nous avons déjà un peu à quoi nous en tenir.
J’aimerais tant savoir un  peu plus de toi-même, mon vieux. J’apprends bien que tu vas ici et là, tu fais même des voyages importants, mais personne ne me parle des résultats, de la manière dont tu te développes comme commerçant. Est-ce que cela va bien avec Padre, tu t’entends avec lui ou as-tu des difficultés. Aimes-tu ton travail, y vois-tu de la perspective ? Il ne faut pas devenir un pétouilleur, tu sais, ce dont papa a toujours quelque peu eu la tendance et si à ce moment il n’est pas aussi fort qu’ERA (marque concurrente) par exemple, c’est bien à lui-même qu’il le doit. Aussi il n’a jamais voulu écouter l’avis des autres. Il n’a jamais suivi que sa propre tête, ce qui n’est pas faux à condition qu’on ait un raisonnement achevé, de la connaissance humaine etc. Je te dis cela à toi pour que tu puisses en tirer profit, mais stpl n’en souffle jamais mot à Padre, car s’il n’est pas très large d’idée et de vue, c’est aussi la faute à la manière dont il a été élevé et à l’éducation qu’il a reçue et è d’autres choses encore.  Si je t’écris aussi ouvertement c’est que je te juge assez homme pour comprendre et ne pas te laisser influencer dans tes rapports avec Padre. Tu me comprends ?
C’est par ce téléphone que j’ai réalisé tout à coup combien le temps file, et combien vous vous êtes développés, garçons. Je vous ai quitté jeunes gens et dans ma pensée vous l’étiez encore toujours jusqu’à ce que ce téléphone m’a révélé que vous étiez des hommes maintenant, des hommes faits.
Et maintenant je suis au bas de ma feuille et j’ai bien sommeil, à demain le reste si j’y arrive, Oscar est allé au Soos avec Mogendorff, ils ont un concours de billard et il vient de faire chercher la clef, me faisant dire qu’ils rentreraient tard, et je me demande dans quel état ! C’est fou ce que les hommes peuvent boire ici et Oscar, quand il est ainsi avec un tas de ces types, oublie aussi de s’arrêter au bon moment souvent, une chose que je ne puis pas souffrir. Enfin, là, bonsoir, vieux, à demain





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