mercredi 28 septembre 2016





Batavia

31 mai 1937

A sa maman
…….sale femme ! (elle taquine)
Merci pour ta 162 à laquelle je vais me dépêcher de répondre. Je viens d’avaler avec plaisir un grand verre de ton bon sirop aux citrons (ta recette). J’en fais énormément, nous ne buvons presque que cela et mes visites aussi l’aiment beaucoup, de sorte que cela m’économise au moins une dizaine de florins par mois en me dispensant d’offrir des limonades et des jus de fruits qui sont très chers ici quand il faut les acheter.  Ma recette est maintenant :
3 livres de sucre sur 1.1/2 litre d’eau et 1.1/2 verre à bière de jus de citron.
Buby le boit toujours avec de l’eau gazeuse, alors cela lui fait de la bonne limonade, qui ne me coûte pas trop cher !!!
Je suis si contente que ma lettre soit arrivée à temps pour la Fête des mères. J’ai bien pensé à toi, une chose que sans cela je fais rarement ! Je trouve l’échantillon de ta robe très joli, joli, l’étoffe surtout est si fine et distinguée et je suis sûre que le dessin est aussi High life. Je me réjouis d’avoir ta binette. Mais tu sais, si Hedy est si chère, il ne faut pas te laisser faire, fais la pauvre autant que tu peux, nom d’une pipe, elles profitent assez de toi ces femmes. Et puis c’est très bien de payer tout de suite, mais ce n’est pas un bon principe de payer avant même d’avoir ta robe à la maison. Ah cela non, c’est une bêtise. Ce sont des gestes que j’ai fait quelquefois aussi, mais j’ai encore regretté chaque fois de l’avoir fait et maintenant je suis le principe de Levy de Sydney, je ne paie plus jamais rien avant 1. d’avoir la marchandise en main, 2. de l’avoir vérifiée.
Vois-tu, Hedy n’est pas à même d’apprécier cela, elles sont trop bêtes et trop moindres, ces femmes. Je sais qu’elle est toujours en difficultés financières et moi aussi je la payerais certainement tout de suite, mais jamais avant d’avoir essayé la robe finie. Crois-moi, Rötteli, elle ne peut pas apprécier ta façon délicate de la gâter, au contraire, cela la gâte vraiment.

Tu as eu raison de ne pas aller à Londres avec le Padre. Cela t’aurait trop fatiguée et comme je les connais, ils n’auraient pas voulu dépenser pour te payer une bonne place pour voir le cortège du couronnement (Georges VI) et avec cette vache de Constance (épouse de René Marchand, frère du papa de Nelly), tu n’as sûrement rien perdu. D’ailleurs vous verrez certainement mieux au cinéma. Nous aussi nous avons déjà vu passer tous les films du couronnement dont quelques-uns en couleurs qui étaient très très bien réussis. Et maintenant tu as un servir-boy, aussi un rêve de la Näggeli. Je comprends que tu en aies beaucoup de plaisir, c’est si pratique et on peut l’employer pour tant et tant de choses. Il faudra que la Näggeli t’envoie une fois un petit napperon pour aussi contribuer à ton plaisir.
Sale femme, tu ne me dis pas comment va ton genou. Est-ce que tu es tout à fait remise de ta chute ? Le genou est-il fermé de nouveau ? Peux-tu marcher sans peine ?
Je crois que ma dernière lettre, celle où j’avais un peu l’ennui, t’a fait assez de peine. Il ne faut jamais t’en faire pour moi, heureusement que cela ne dure jamais longtemps, car chaque fois je suis reprise par mon bonheur ici. Et… moi non plus je ne me réjouis pas du tout de te revoir et de t’embrasser. Mais tu sais, tu es bien sage et prudente de ne pas être impatiente et surtout de n’y compter que quand nous serons vraiment dans les bras l’une de l’autre. Vois-tu je vois journellement tant de ces choses qui se passent à la Banque, des jeunes qui sont sur le point de partir, qui ont déjà leur billet et tout et puis qui doivent d’un jour à l’autre renvoyer leur départ pour un cas de maladie, etc. ou bien qu’au lieu de pouvoir partir pour la Hollande, ils doivent s’embarquer pour un petit coin bien éloigné dans une direction contraire. Moi, maintenant je m’entraîne à ne plus compter sur rien que ce que j’ai dans les mains. Je commencerai de croire à notre congé quand je serai à Mâche ou à Schüpfen (villages près de Bienne), pas avant. Nous voilà au premier juin et la Banque n’a pas encore fait connaître sa décision par rapport aux tantièmes et gratifications. Entre nous, je trouve cela un peu cochon, il y en a tant qui attendent sur ces quelques ronds ! Nous aussi ! Ils auront leur assemblée annuelle le 2ème mardi de juin et les décisions seront connues le troisième mardi du mois. Patientons donc encore ! Après tout, ce ne sera peut être qu’une déception, alors zut !
Notre auto est de nouveau au garage, c’est fantastique, toujours il y manque quelque chose, c’est comme si au garage, en réparant une chose, ils en gâtaient deux autres. C’est des cochons, toute la bande !!! Oscarli va rouspéter quand il lira ceci !!!
Oui, je suis contente que mes lettres ne fassent que 6 jours. En Hollande elles ne font que 4 jours maintenant. C’est merveilleux. Et le port est devenu meilleur marché de 10 cents. C’est dommage qu’en Suisse il ait augmenté, je me demande pourquoi. Enfin, il ne faut pas t’en faire, tu ne m’écriras que toutes les trois semaines, car je ne veux pas que tu aies trop de dépenses, tu me gâtes déjà tellement.
A propos de dépenses, je viens de recevoir ma facture ce mois et j’en ai pour Fl. 10.- de plus que j’avais compté. Je ne sais pas ce que j’ai fait, c’est fichant, car depuis quelques temps mes dépenses n’ont fait qu’augmenter. On s’habitue  vite au luxe et à une vie plus large. Nous avons une fois goûté du raisin et comme c’était si bon, j’en ai très souvent acheté ce mois, ainsi que de très bonnes pommes que je paye toutefois 7.5 cents la pièce. Tu comprends, ainsi cela fait vite monter les factures. C’est drôle et si j’étais en Suisse je suis sûre que nous aurions plaisir à bouffer des bananes chères et qui ne coûtent presque rien ici. C’est ainsi avec tout. Mais je vais un peu resserrer et ramener notre mode de vie à la simplicité. Je n’ai plus ce Seuwen à manger maintenant. Je vois quand même la différence, surtout qu’il prenait toujours l’apéritif avant de manger. Cela me coûtait une bouteille de Bols (eau de vie de genièvre, 35%, très prisée par les Hollandais) par mois. Je suis contente d’être seule avec Buby de nouveau.
Cette Go van der Stok attend son baby ces prochains jours. La pauvrette avait encore un frère de son mari en visite et cela la fatiguait beaucoup alors je lui ai dit de venir chez moi et chaque fois nous faisions une petite fête. Je commandais de la pâtisserie etc, et tu aurais dû voir comme elle en jouissait. Je lui ai aussi fait envoyer des fleurs, elle en reçoit 2 x par semaine, c’est un abonnement que j’ai pris ainsi dans un magasin de fleurs. J’ai la même chose, pour Fl. 2.- par mois je reçois des fleurs pour remplir mes 5 vases 2 x par semaine. Oh tu sais la vie est facile ici ! Quand Go est ici et qu’elle bouffe ainsi cela me rappelle toujours une certaine Rötteli avec le petit bidon qu’on allait remplir à la laiterie Schwarz!!!
Cette Go je l’aime beaucoup, beaucoup et elle aussi. Elle est bonne pour moi, et pas égoïste. La Mimi qui attend aussi son bébé dans une semaine ne pense qu’à elle, elle se soigne, se dorlotte et je suis sûre qu’elle n’aura pas un enfant aussi bien que Go. Si seulement c’était mon tour une fois !
Cette semaine je ne fais que des visites. Demain je vais voir une Suissesse qu’on m’a recommandée de Soerabaya. Je crois que c’est une Bâloise, je lui ai déjà parlé au téléphone. On verra ce que c’est. Ce matin j’ai été chez une dame de la Banque (par intérêt pour Buby) qui a deux petites filles dont l’une ressemble comme deux gouttes d’eau à un portrait de la Giggerli quand elle était petite. Et tu aurais dû voir comme je m’amusais avec elle, alors que j’aurais voulu lui donner une gifle de temps en temps pour lui donner un peu d’énergie. Avant d’aller là, j’ai été me promener avec la Consulate. Elle était très malheureuse à cause de son mari qui ne doit pas être gentil avec elle. C’est sûr, il l’a traînée pendant 10 ans. Il est parti pour l’étranger et quand il a été placé ici il l’a enfin mariée parce qu’elle avait des sous. J’en suis sûre maintenant, et il ne l’aime pas du tout. Je la soupçonne aussi d’être bête!!! J’ai fait de mon mieux pour la remonter, je lui prêche toujours la patience, la prudence etc. C’est très difficile, tu comprends, je fais attention de ne rien dire qui puisse m’amener des histoires. Mais lui, cela doit être un gschtudierte Zibelegring (se croit intelligent) par excellence. Elle est si bête : ce matin en nous promenant, elle m’a tout d’un coup entraînée à faire un détour pour éviter la femme du Consul américain qu’elle ne voulait pas saluer parce qu’elle ne lui était pas sympathique. Cette dame a vu le manège et est venue exprès près de nous, mais la Consulate a simplement tourné la tête. J’ai eu honte pour elle. C’est des choses qu’on peut se payer en privé mais pas d’une femme de consul à l’autre. Oh mais je n’ai rien dit, ce n’est pas mon affaire et je ne suis pas l’éducatrice du Consulat de Suisse. Seulement, cela fait mal au cœur. C’est comme d’entendre qu’à une party la Consulate a bu 7 cocktails, 3 whisky soda et 4 verres de bière et qu’après elle était un peu gaie ! Que tous les messieurs lui faisaient la cour et lui disaient qu’ils en étaient amoureux !!!!! Et la vache qui le croit ! Bon sang de bon sang ! Il paraît qu’elle a écrit à ses parents de venir te voir ! Tu seras prudente, elle n’écrit pas à la maison qu’elle a des difficultés avec son mari. Ses parents doivent être des Tschümpu (petits bourgeois), la mère en tout cas, le père doit être ingénieur forestier à Soleure je crois.
Dimanche nous avons été invités par les Jöbsis pour une excursion en mer. Tu sais que le jour de l’Ascension nous devions aller là pour la rijsttafel et que je n’ai pas pu aller à cause de mon pied. Alors ils ont pensé à nous dimanche. Mr. Jöbsis voulait payer ce plaisir à ses enfants. Il a loué un bateau à moteur Diesel et le dimanche matin à 7 heures nous nous sommes embarqués, les Jöbsis avec trois de leurs enfants et 5 autres enfants amis, un prof. Ter Haar avec sa femme, deux jeunes gens de la Banque, Buby et moi. Le but de l’excursion était de visiter quelques unes des îles de corail au nord de la côte de Batavia. Seulement la mer était assez agitée de sorte que nous avons eu le mal de mer, et madame J. et moi avons fini par vomir. Alors nous avons été sur une île seulement et là nous avons baigné et picniqué. Madame J. avait pris un grand panier plein de sandwiches, cake, fruits et boissons, de la glace et un djongos pour aider. C’était très bien et j’en ai énormément joui. Je me suis beaucoup amusée avec les enfants à chercher des coquillages etc. En baignant j’ai été piquée par un hérisson de mer (méduse), cela brûlait bien et donnait des taches violettes sous la peau, comme si on m’avait infusé de l’encre. Mais maintenant c’est passé. Un des enfants J. l’avait aussi. Tu aurais dû voir comme c’était beau, cela me rappelait le Lago Maggiore avec les Iles Borromées. La mer bleue, bleue, verte, le ciel bleu foncé, et ces îles toutes couvertes de verdure. Quelques unes sont habitées, mais celle où nous étions pas. Il paraît que Mr. J. a fait beaucoup de photos, peut être que nous en recevrons aussi, alors tu les auras. Ils sont vraiment très très gentils, et elle je l’aime beaucoup aussi. C’est une femme tellement compréhensive, une vraie mère de famille comme toi. Un caractère bien balancé, on sent cela et cela fait du bien. Dans cette madame Ter Haar qui était avec, Buby a reconnu une sœur d’un de ses amis d’école. Il paraît qu’il allait souvent chez eux et cette sœur les grondait souvent quand ils faisaient des bêtises, les deux garçons. Elle aussi a eu beaucoup de plaisir à revoir Buby. Elle est beaucoup plus âgée que nous mais nous irons leur rendre visite, elle m’est sympathique.
Nous sommes rentrés pour midi et comme nous étions ensemble dans le même taxi avec les deux jeunes gens de la Banque, nous les avons invité à venir boire quelque chose, puis ils sont restés pour la rijsttafel. J’avais dit à Buby qu’il pouvait les inviter s’il voulait. Le dimanche maintenant je me tiens toujours sur mes gardes et compte toujours avec des visites.
Cet échantillon de crêpe rouille doit me donner une robe d’après-midi. Je l‘ai presque finie. Il te plaît ? c’est très bon marché, toute la robe ne me revient qu’à Fl. 5.- . Je la fais d’après un patron du Jardin des Modes. Je me fais deux robes en piqué blanc, je couds beaucoup, il faut me préparer pour Soerabaya, et aussi quand les Heintzen seront ici je n’aurai pas le temps de faire grand chose, il faudra me tenir à la disposition de la tante Heintzen !
L’autre jour en revenant du cours de chapeau en marchant, je suis tout à coup devenue faible dans les jambes. Sais-tu pourquoi ? Dans un taxi qui passait il y avait un jeune homme qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à notre Nöggi. Il avait tout à fait la tête du Nöög, intelligent et volontaire, je m’en suis rincé l’œil.
A propos, j’aimerais bien que toi tu ne cherches pas trop de ressemblance. Tu as la manie de me comparer à des gens et si tu as le toupet de croire que je ressemble à la Stritte & Cie, eh bien, c’est que tu es une sale femme et que je ne t’aime plus du tout !
Je suis contente si l’affaire du Padre réussira. Mes meilleurs vœux. Et comment va la santé de Charlot ? Je vois qu’il se soigne en faisant de grandes promenades, mais qu’est-ce qu’il fait entre temps ? Est-ce qu’il travaille à ses études ou au bureau ? Mes Chers Garçons, je ne les oublie pas même si je ne leur écris jamais Tu le leur diras.
La robe que j’ai envoyée à Flock ne m’a coûté que Fl. 1.20, soit Frs. 2.40, mais il ne faut pas le lui dire. Je te dis, tout le monde m’envie que je sache si bien coudre. Mon premier chapeau par contre, n’a pas réussi, il est si vilain que je ne voudrais pas même le donner. Le second va déjà mieux et le troisième aussi, mais c’est pas encore du radium ! J’ai une fois été travailler chez cette modiste, dans son atelier, alors là j’ai fait la connaissance d’un tailleur qui a travaillé à Paris pendant 8 ans. Ça a été le coup de foudre de sa part pour moi ! Lui et cette modiste veulent commencer une maison ensemble.
Pas de salutations



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