Batavia
23 mars 1937
A sa
maman, à Rome
Ma petite
sale femme, Rötteli, qui m’a fait un si grand plaisir avec sa binette de
passeport. Ta sale binette je l’ai reçue à Premboen où Buby m’a envoyé ta
lettre. Tu fais une petite bouche comme quand tu parlais d’une femme qui était
une « distinguée » ou quelque chose de pareil. C’est tout à fait
cette expression que tu as ou plutôt ta bouche. Je me demande où tu as fait
faire cette photo, en tout cas il y a quelque chose ou quelqu’un qui ne t’est
pas sympathique à ce moment là. Tu n’as pas changé, et sais-tu que tu es
jolie ? comment fais-tu pour toujours être bien ? ta robe te flatte
aussi. Enfin je n’y ai aucun plaisir !!! Les Engelhart ne savaient pas que
j’avais une photo de toi. Ils te trouvent aussi très bien. Je leur ai dit que
tu allais probablement en Italie flirter avec le Pape et que je me faisais
du souci pour ta vertu ! Ils ont bien rigolé et m’ont dit que j’étais
incorrigible. Diable, il y a de quoi quand on est le Dräckli de la Rötteli.
Je t’envoie ma lettre écrite sur le
double, parce que je viens de m’apercevoir que mon ruban est usé, il me faudra
le remplacer, mais tu sais je suis comme papa, je veux l’user jusqu’au bout.
Il y a
longtemps que tu n’as plus rien entendu de moi. Voilà la raison. Je t’avais
écrit je crois que j’irais à Keboemen vu que les van Tinteren devaient
déménager à Banjoewangi. Zut, Mamms, je viens de m’apercevoir que je ne t’ai
plus écrit depuis le 19 février, cela fait donc plus d’un mois. Bon sang,
Mamali, je te demande pardon. Je ne sais pas comment cela s’est fait, tu vois
le temps passe tellement vite que je ne me rends pas compte des semaines qui
passent. Pourvu que tu ne te fasses pas de souci.
Je ne me
rappelle plus même si je vous ai écrit que les v.T. devaient quitter Keboemen
subitement. Wies n’avait que 10 jours pour tout emballer et quitter. Does est
placé à Banjoewangi, c’est un avancement pour lui. Quand j’ai su la nouvelle,
j’ai tout de suite décidé d’aller voir à cause de mes meubles. Je suis donc
partie le 10 mars directement pour Premboen. Tante Engel aussi était en train
d’emballer et avait toute la maison sens dessus dessous. Le lendemain de mon
arrivée nous sommes allées à Djocja, tante Engel, sa belle-sœur et moi. Mr. E.
ne pouvait pas s’absenter parce qu’il avait la dysenterie. Nous avons assisté à
la réception de mariage d’une
aristocrate javanaise (voir photo
lettre du 22.3.1937, post précédent) que Tante Engel connaissait bien. Nous
logions chez les Dencher, un collègue de la loge de Mr. E. que je connais
aussi, mais pas sa femme. Nous devions passer la nuit chez eux, et la femme
(qui entre parenthèse est une intrigante) n’avait fait préparer qu’une chambre
à un lit double. Elle ne m’aime pas, sans me connaître, mais elle a beaucoup
entendu parler de moi par son mari qui était venu chez nous à Keboemen, et par
les Engelhard et Wies qui la connaît aussi. Enfin on était comme deux chats ensemble, par devant on
faisait miau et par derrière on aiguisait nos griffes. Quand elle a vu ce lit,
Tante Engel a décidé de repartir le soir même après cette réception. Après le
dîner nous avons été nous reposer un peu et alors j’ai un peu fait la folle
avec ces deux femmes. Je leur montrais ce que nous faisons à notre cours de
gymnastique, entre autre la danse du ventre. Elles faisaient les hauts cris, à
la fin elles m’ont suppliée d’arrêter, qu’elles n’en pouvaient plus de rire.
Cette belle-sœur, elle a fini par me regarder comme le bon dieu et c’est au
moins 50 fois qu’elle m’a invitée à venir chez elle à Bandoeng. Au commencement
je ne l’aimais pas, je l’appelais la mitrailleuse, le canon, parce qu’elle
parle beaucoup, mais en la connaissant mieux elle m’est devenue bien
sympathique et elle m’aime beaucoup. Enfin, pendant tout ce temps que nous
rigolions, la madame Dencher pouvait se demander pourquoi et rager !!! Au
moins elle a vu qu’elle ne pouvait pas m’atteindre, mais je ne désire plus me
frotter à elle. Enfin, cette réception
le soir était plus intéressante que belle. Nous étions environ une dizaine
d’Européens seulement, parmi des centaines de Javanais. C’est fou ce qu’on se
trouve vite perdue au milieu d’une autre race. Les jeunes mariés étaient assis
sur une sorte de trône, la jeune fille était merveilleusement attifée dans le
costume de noce. Ils n’osaient pas se parler, ni même se regarder. Enfin cela
m’a fait beaucoup d’impression, je ne peux pas te le décrire, ce serait trop
long et je n’y parviendrais pas. Je vais voir à vous envoyer une photo si je
puis m’en procurer une. La mariée
était fardée d’une façon toute spéciale en vert, jolie comme tout. Il a fallu
tout un jour pour la préparer et la parer. Il y en avait des bijoux ! Et
de penser que quelques jours après elle
vivrait de nouveau tout à fait à l’européenne, vu que son mari est médecin et a
étudié en Europe, mais on ne l’aurait pas dit en le voyant là dans ses
habits de soie violette avec des broderies d’or.
Le samedi
13 mars je l’ai passé à Keboemen chez les van Tinteren. C’était leur dernier
jour et ils le passaient dans ma maison vu que tout chez eux était déjà
emballé. Ils ont été bien gentils
pour moi, mais je ne sais pas, Wies
me devient de plus en plus antipathique.
La vie aux Indes la gâte beaucoup.
Elle n’a pas beaucoup à faire et passe ses journées à bavarder et à dire du mal
des gens. Elle ne sait parler que de cancans et ne cherche pas à meubler son
esprit de choses plus intéressantes. Elle devient bien ennuyeuse. Naturellement
je n’en ai rien laissé paraître, ni même quand elle m’a dit comme les Visser
avaient été gentils pour eux, qu’elle ne pouvait pas comprendre comme je
n’avais pas pu m’entendre avec eux. Elle m’a aussi laissé entrevoir que ce
n’était pas de la faute à madame Visser ! Enfin je me suis dit : Tiens,
voilà un bibi, tu dois faire attention à l’avenir, Nelly. Cette fois-ci adieu les confidences ou
mon opinion sincère sur les gens. Ha, on ne m’y attrapera plus, pas même avec
tante Engel que j’ai parlé à cœur ouvert. Il n’y aura que toi à qui je dirai ce
que je pense des gens, et mon Buby bien entendu ! Voilà une expérience de
plus, et je pense que ce ne sera pas la dernière ! Il ne te faut pas
penser pourtant que je sois aigrie, oh non !, je ne me laisse plus toucher
par des choses pareilles. Wies a aussi cru devoir me dire que j’étais bête
d’aller rendre visite aux Röhwer, mais je ne l’ai pas écoutée et j’y suis
allée, j’ai même dîné chez eux. Lui, il était gentil comme d’habitude
d’ailleurs, elle m’a d’abord fait sa fameuse mine jalouse, mais après elle est
quand même devenue plus civile. Je suis tout de même madame Woldringh de
Batavia maintenant ! En fin de compte c’est à eux que j’ai remis les clefs
de ma maison non sans d’abord avoir tout bien emballé et laissé la maison dans
un ordre parfait. J’ai repris mon linge et mes livres ici. A Keboemen il ne
reste donc plus que les meubles vides, et quelques caisses de porcelaine et de
choses de cuisine, qui ne se gâtent pas. J’aurais pu vendre mes meubles au
successeur de Does, mais avec trop de perte, et ils sont encore si jolis et
modernes que je serais bête de m’en défaire. Les Visser étaient en vacances, je
ne les ai donc pas vus, excepté lui qui est revenu pour le départ de Does.
Quand j’avais fini à Keboemen, j’ai encore aidé Tante Engel à emballer. Elle en
avait tant la pauvre. Ensuite il
est venu une lettre de Buby qui, à la fin, disait : Enjoy yourself but I
will look forward to your coming home. Alors qu’est-ce que tu veux qu’on fasse
dans un cas pareil : je suis rentrée aussi vite que possible, malgré que j’avais
l’intention de rester loin aussi longtemps que possible. Cela fait du bien que
les hommes soient seuls de temps en temps, on apprécie d’autant plus après.
(leçon de Rötteli).
Vendredi Saint nous partons pour Padalarang où nous resterons jusqu’à
Lundi de Pâques. Cela fera du bien à Buby qui a travaillé presque toutes les
nuits jusqu’à 3 heures du matin, ces derniers temps. Il n’en peut plus. Après
Pâques Elout va en voyage et Buby devra faire seul, ce sera aussi un temps
difficile pour lui, c’est pourquoi je veux qu’il se repose bien pendant ces
jours de Pâques.
Moi, je me
porte de nouveau d’une façon splendide. Enfin tu pourras lire la lettre à
Faaather qui part en même temps que celle-ci.
Je viens
de recevoir ta lettre 157 de Rome,
je suis contente que tu aies eu du plaisir, mais stpl. ne fais pas trop, ne te
force pas avec tout ce sight seeing. Laisse Charlot aller voir toutes ces
choses historiques.
Toi, fais
des promenades et jouis à ton aise des beautés qui t’entourent, tu en profiteras
plus que de marcher derrière des guides à la manière des vieilles anglaises.
Prends les jours comme ils viennent, jouis-en, flâne par les rues, les places,
les parcs, réjouis toi de respirer l’air de Rome et ne gâtes pas ton séjour par
trop de « tourisme à la Baedecker » (guide de voyage allemand). C’est bon pour Charlot qui doit encore
s’instruire, quoi que ces conseils je voudrais aussi les lui donner.
Hier, non
dimanche, nous avons été invités à une rijsttafel par les Enders, sous
directeur de la Banque. Ils sont aussi sur la photo. Ce sont des gens bien
sympathiques, ils demeurent à côté de chez Jöbsis. Elle n’est pas très
intelligente, mais c’est une dame avec une bonne éducation, plutôt une
éducation soignée. Ils ont longtemps vécu en Chine et lui parle chinois très
bien. C’était très intéressant. Nous y étions avec d’autres jeunes de la
Banque. J’avais mis la robe de Tatali, et son béret bleu roi qui me va si bien
avec cette robe et de jolis souliers en daim bleu marin, et des gants blancs
avec les décors bleus.
Hier
lundi, j’ai ouvert la porte de la cuisine comme chaque matin pour que la baboe
puisse entrer. Alors un moineau est
entré, il a volé par la cuisine et s’est cogné trois fois distinctement à la
vitre de la porte allant à la chambre à manger. Je n’aimais pas cela, et j’ai
ouvert la porte pour essayer de le faire sortir de la cuisine, mais l’oiseau,
d’un seul trait a passé devant moi et s’est envolé par la fenêtre de la chambre
à manger. Cela m’a fait une drôle d’impression.
Cara mia,
je vais répondre en détail à toutes tes lettres après Pâques, sitôt que je
serai rentrée de Padalarang. Tu ne m’en voudras pas, n’est-ce pas que je t’aie
laissé attendre si longtemps.
J’essaye encore de me faire une robe pendant ces deux jours, une petite
robe pour jouer avec les enfants là-haut.
Les
garçons seront donc séparés pour leur
fête. J’espère qu’ils la passeront chacun agréablement. Je dois encore leur
écrire, c’est pourquoi j’abrège un peu ta lettre à toi, vu que j’ai aussi écrit
au Padre.
Merci pour
tout ce que tu m’envoies, ainsi que pour la recette de la fondue.
Je vois
que tu es en train de perdre ton cœur à chaque coin de rue, ah, tu as raison,
j’en ferais autant. A Naples nous avons logé à l’hôtel Vesuvio, juste en face
du fort l’Ovo, je crois qu’il s’appelle C’est une forteresse dans la mer, vous
ne manquerez sûrement pas d’aller la voir, eh bien notre hôtel est juste en
face. Nous avions une chambre au troisième, dans l’aile droite du bâtiment.
Nous nous sommes embarqués au Molo Pisacano, Immacola della Nuova. C’était dur
de partir, mais je ne le regrette pas. La prochaine fois on s’embarquera
ensemble, hein Mamms, bah, la terre est ronde et bien petite, et les Indes
c’est si beau.
M.
Engelhart aimerait tant que Boy puisse venir comme paying guest au Chalet,
surtout pour la compagnie des garçons. Je n’ai pas réagi, ne sachant pas ce que
vous en penseriez. Il est revenu trois fois sur ce sujet mais la Näggeli n’a
pas donné dans le tableau.
Et
maintenant, je vais te quitter pour encore écrire aux garçons. Il est déjà 11
heures et le sandmann vient aussi. Soigne-toi, ne fais pas trop. Je suis
contente que Charlot te surveille et te force à la prudence.
Mille et
un muntschi etc
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