Batavia
11 mai 1937
Mes bien
chers
J’ai
attendu presque jusqu’au dernier moment pour commencer cette lettre.
J’attendais toujours le courrier qui doit arriver d’un moment à l’autre.
L’avion a eu un peu de retard à cause du mauvais temps, mais il a atterri cet
après midi et les lettres doivent arriver d’un moment à l’autre. Je me réjouis
tant d’avoir de vos nouvelles de nouveau. Il me semble qu’il y a des éternités que je n’ai plus entendu
et tout ce qui se passe à la maison.
Pourtant
je ne devrais pas me plaindre, j’ai vu la
jeune Huguenin cette semaine, mais c’est probablement justement cela qui me
donne envie d’une lettre, car d’elle je n’ai pas entendu grand chose. Tu as eu
raison Charlot de m’écrire d’avance et de me préparer à cette entrevue. Je t’en suis reconnaissante et je te
retrouve là tout entier plein d’égard pour ta sœur. Mais écoute l’histoire
depuis le commencement.
Lundi
passé c’était notre soirée de
tennis, mais voilà que Buby rentre de nouveau avec l’excuse qu’il ne pouvait
pas y aller parce qu’il avait trop de travail. Il vous faut savoir qu’il avait
travaillé tout le samedi et tout le dimanche, alors quand j’ai entendu cela
qu’il ne pouvait même pas se libérer pour ce lundi soir j’ai piqué, et j’ai
décidé d’y aller seule. Je sais bien ces gens avec qui nous jouons ne sont pas
de bons joueurs et ils ne l’apprendront jamais, cela fait que c’est plutôt
ennuyeux de jouer avec eux, pas pour moi mais pour Buby. Tout de même moi j’y
vais à cause de l’exercice. Cela fait du bien à la santé. Enfin, après souper
j’ai été jouer. Les courts viennent d’être refaits à neuf et par place ils
étaient encore un peu inégaux par suite du matériel (sable etc). M. de Kant est
tombé de tout son long une fois en courant. Il ne s’est pas fait mal et nous
avons bien ri mais voilà que tout près de la fin, j’étais entrain de faire un
beau game, quand je me tords le pied d’une façon atroce. C’est le même pied que
j’ai foulé à Château d’Oex il y a quelques années. Mercredi soir nous avons
fait venir le docteur qui n’a pas dit grand chose, sauf qu’il n’y avait rien de
cassé mais que c’était une mauvaise foulure. Il m’a ordonné une sorte de glaise
pour faire des compresses et c’est tout. Je tenais beaucoup à savoir si j’osais
marcher un peu parce que le jeudi, jour de l’Ascension, c’est la Marnix (un des bateaux de ligne hollandais pour les Indes) qui arrivait
avec la jeune Huguenin. Je ne
pourrais pas aller l’attendre mais je voulais tout de même me rendre à Priok (le port) en taxi et tâcher de la
rencontrer à la sortie de la douane. Buby n’aimait pas me voir aller seule et
lui avait son service de télégrammes qu’il ne pouvait pas quitter. J’ai voulu
téléphoner à la consulate, mais elle venait de partir pour la messe !!!
Alors Buby s’est quand même libéré et nous avons filé à Priok, où j’ai attendu
aux douanes pendant que lui allait sur le bateau la chercher. Après un moment
ils sont venus me chercher pour me mener au bateau où nous avons pu causer un
bon moment. La jeune m’a donné vos salutations et m’a remis la poste. C’était
drôle, ce qui m’a frappé le plus c’est la manière dont était fait ce petit
paquet, ces combinaisons emballées dans du papier de soie comme si elle venait
de les acheter et me les apportait du magasin et pas de la rue Heilmann (domicile des parents Marchand à Bienne), au lieu d’avoir fait la
moitié du tour du monde. C’était cela ma plus forte impression à sa venue. Par contre j’ai fait la connaissance de
sa tante, madame Allemand, qui m’a beaucoup plu. Elle est sympathique. Cela a
été comme avec tante Engel, on s’est plu du premier coup et elle m’a invitée à
venir chez elle quand j’irai à Soerabaia. Le lendemain vendredi elles sont
venues chez nous pour une petite visite de matin, j’avais justement Go van der
Stok chez moi, mais cela allait bien tout de même. On a fait que parler
français tout le temps. Mme Allemand parle bien le hollandais aussi et l’anglais et l’allemand. Elle n’est
pas mal cette femme. Buby la trouve laide comme les 7 péchés. Moi elle me
trouve bien adaptée à la vie d’ici, en voilà une qui a senti que j’étais broad
minded et élastique. J’ai eu du plaisir. Et maintenant, merci beaucoup,
beaucoup pour les 2 combinaisons qui sont jolies et si pratiques et très
bienvenues. Merci de tout cœur.
Le jour de
Pentecôte nous étions invités pour une rijsttafel chez les Jöbsis, mais comme
je m’étais bien fatiguée en marchant au bateau, Buby a téléphoné pour refuser
car je ne pouvais plus m’appuyer sur mon pied et Buby ne voulait pas que
j’aille là en sautant sur un pied seulement. Le lendemain Mr. J. est allé au
bureau de Buby pour demander de mes nouvelles, je trouve cela très gentil, pas
vous ?
Buby est
rentré ce soir très très fatigué et comme il avait envie de se changer les
idées un peu, je lui ai dit d’aller au cinéma. Il n’a pas voulu mais à la fin
je l’ai quand même persuadé.
Voilà
justement que le télégraphe me demande des renseignements sur un mot de code et
moi je ne voulais pas m’en mêler, alors je leur ai dit de téléphoner à Wittkoop
et celui-ci a téléphoné à Bos de venir ici pour voir dans le code que Buby a
ici à la maison. Je n’ai pas réfléchi sans quoi j’aurais pu y remédier moi-même
au lieu de déranger tout ce monde. Buby ne sera pas content quand il rentrera,
zut ! il a été voir un film de détective, suis bien contente que je
n’avais pas à l’accompagner !
Cette
semaine j’ai eu une baboe-djait (couturière)
mais aujourd’hui je l’ai chassée, j’en avais assez. Non, j’aime mieux faire mes
robes moi-même, cela revient meilleur marché et surtout on a moins
d’embêtements. Il faut aussi dire que depuis que je suis retenue à la maison
par ce pied, c’est un poulailler chez moi. 8 ½ heures du matin il y a déjà des
visites devant la porte. Cela vient, cela part, cela revient, bon sang, je n’ai
plus le temps de m’occuper de mon ménage et mes baboes se relâchent
énormément. Aussi je ne peux plus
aller voir à la cuisine, je sautille le moins possible, parce que c’est
fatigant. On me gâte de tous côtés, on m’apporte de belles oranges, des
fondants etc. c’est vraiment fête tout le matin chez moi.
Ce matin
j’ai fait venir une masseuse indigène une sorte de sage-femme-masseuse-docteur,
des doekoen qu’on les appelle. Elles
font beaucoup de mal parmi la population parce qu’elles travaillent aussi avec de la magie, le plus souvent là où un
docteur européen jugerait une opération nécessaire. Enfin, elle est venue, m’a
apporté des herbes qu’il faut mettre sur mon pied et vous savez ce qu’elle a
fait avant de commencer à masser ? Jamais vous ne devinerez, elle m’a
craché trois fois sur le pied. J’ai presque crié de dégoût puis ensuite j’ai dû
rire mais je n’osais pas le montrer. Elle en a fait des salamalecs ! Elle
m’a dit que je ne devais pas manger d’œufs pendant que j’avais cela au
pied !!! Oh, je vous dis, si on arrive à voir un peu plus profond dans
leurs habitudes à ces peuples, c’est intéressant aussi un peu inquiétant.
Dimanche
pour la Journée des mères, on a eu nos deux mamans placées sous un grand
bouquet de fleurs. As-tu eu un beau jour, mamms ? Est-ce que mon Padre et
les deux Fusser t’ont un peu gâtée ?
Oscar
aimerait s’en aller pour Pentecôte, mais où ?
Le lundi
de Pentecôte il nous faudrait aller à une rijsttafel à l’hôtel des Indes,
offerte par monsieur Oppel à
l’occasion de son départ, mais Oscar n’a aucune envie d’y aller et veut donner
mon pied comme excuse. C’est un miston. Je sais bien que ce ne sera pas
folichon, mais il faut pourtant se mêler au monde et si on a l’occasion de
sortir que cela ne coûte rien, pourquoi ne pas en profiter. Oh, mais il a la
tête dure, mon Buby.
Nous avons
encore toujours ce Seeuwen qui vient dîner ici. Nous le connaissons bien
maintenant et cela m’aura coûté quelques florins mais je m’en fiche cela en
vaut la peine. Ce n’est pas un si chic type qu’on croirait d’abord et je suis
contente que Buby maintenant sache où il en est avec lui. C’est un indische
avec quelques traits caractéristiques à la race. Mais assez bien camouflé pour
qu’on ne s’en aperçoive qu’à la longue.
J’écris
un peu en rouge pour économiser !!! Vous ne savez pas mes chers,
mais hier soir j’ai eu l’ennui, et pas de vous, mais de Bienne ! et
du Chalet. Tout à coup j’aurais donné je ne sais pas quoi si j’avais pu être au
Chalet, sur le tennis, juste à la place où on voit le lac. Comme cela aura
changé avec tous ces week-end hüüsli !(maisons
de vacances ou fin de semaine).
Ah voilà
enfin le facteur qui arrive. Je me demande s’il y a quelque chose de vous.
C’est le moment, j’allais devenir vaseuse !!! Zut ! rien ! Pourvu que tout aille bien à la maison, que
vous soyez tous en santé. Mes chers, bon soir, je n’ai plus envie d’écrire et
d’ailleurs Buby va rentrer bientôt et je vais préparer le souper, il est déjà 9
½ heures. Bonsoir !
Mercredi
matin. Vite encore quelques mots. Aujourd’hui il pleut, c’est un
jour gris, chic ! Cela m’embête tellement de rester à la maison quand il
fait si beau dehors, j’ai alors une envie folle de sortir, respirer de l’air
frais de nouveau. C’est dommage, j’ai déjà perdu un peu de mes bonnes couleurs
par cette vie en chambre. Enfin, on regagnera cela au plus vite.
J’ai lu
hier soir dans le journal la mort de Mittelholzer
(Walter Mittelholzer, pionnier de l’aviation
suisse, décédé dans un accident d’alpinisme en Autriche mai 1937). Cela m’a
fait bien de la peine, car la Suisse perd énormément en lui. A ce qu’il paraît
il est mort avec deux autres types en voulant grimper une montagne dans le
Stiermarck, que la corde qui attachait les hommes s’est rompue. Comment peut on
avoir un accident pareil quand on s‘est exposé tant et tant de fois à des
risques beaucoup plus grands et sérieux.
C’est
aussi le Hindenburg qui est une
triste histoire, on en était tous malades ici.
Mes chers,
je dois terminer. Voulais encore vite remercier Max et Banely pour les journaux
que j’ai de nouveau reçus. Ils font le bonheur de la moitié de la ville
maintenant. D’abord ils s’en vont chez la madame Consul, ensuite chez la
Neuchâteloise, ensuite chez une autre dame suisse, ensuite ils finissent chez
une dame française qui a marié un Tchécoslovaque. Merci de tout cœur.
Et
maintenant le Buby doit filer à la poste.
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