jeudi 22 septembre 2016





Batavia

11 mai 1937

Mes bien chers
J’ai attendu presque jusqu’au dernier moment pour commencer cette lettre. J’attendais toujours le courrier qui doit arriver d’un moment à l’autre. L’avion a eu un peu de retard à cause du mauvais temps, mais il a atterri cet après midi et les lettres doivent arriver d’un moment à l’autre. Je me réjouis tant d’avoir de vos nouvelles de nouveau. Il me semble qu’il y a  des éternités que je n’ai plus entendu et tout ce qui se passe à la maison.
Pourtant je ne devrais pas me plaindre, j’ai vu la jeune Huguenin cette semaine, mais c’est probablement justement cela qui me donne envie d’une lettre, car d’elle je n’ai pas entendu grand chose. Tu as eu raison Charlot de m’écrire d’avance et de me préparer à cette entrevue. Je t’en suis reconnaissante et je te retrouve là tout entier plein d’égard pour ta sœur. Mais écoute l’histoire depuis le commencement.
Lundi passé  c’était notre soirée de tennis, mais voilà que Buby rentre de nouveau avec l’excuse qu’il ne pouvait pas y aller parce qu’il avait trop de travail. Il vous faut savoir qu’il avait travaillé tout le samedi et tout le dimanche, alors quand j’ai entendu cela qu’il ne pouvait même pas se libérer pour ce lundi soir j’ai piqué, et j’ai décidé d’y aller seule. Je sais bien ces gens avec qui nous jouons ne sont pas de bons joueurs et ils ne l’apprendront jamais, cela fait que c’est plutôt ennuyeux de jouer avec eux, pas pour moi mais pour Buby. Tout de même moi j’y vais à cause de l’exercice. Cela fait du bien à la santé. Enfin, après souper j’ai été jouer. Les courts viennent d’être refaits à neuf et par place ils étaient encore un peu inégaux par suite du matériel (sable etc). M. de Kant est tombé de tout son long une fois en courant. Il ne s’est pas fait mal et nous avons bien ri mais voilà que tout près de la fin, j’étais entrain de faire un beau game, quand je me tords le pied d’une façon atroce. C’est le même pied que j’ai foulé à Château d’Oex il y a quelques années. Mercredi soir nous avons fait venir le docteur qui n’a pas dit grand chose, sauf qu’il n’y avait rien de cassé mais que c’était une mauvaise foulure. Il m’a ordonné une sorte de glaise pour faire des compresses et c’est tout. Je tenais beaucoup à savoir si j’osais marcher un peu parce que le jeudi, jour de l’Ascension, c’est la Marnix (un des bateaux de ligne hollandais pour les Indes) qui arrivait avec la jeune Huguenin. Je ne pourrais pas aller l’attendre mais je voulais tout de même me rendre à Priok (le port) en taxi et tâcher de la rencontrer à la sortie de la douane. Buby n’aimait pas me voir aller seule et lui avait son service de télégrammes qu’il ne pouvait pas quitter. J’ai voulu téléphoner à la consulate, mais elle venait de partir pour la messe !!! Alors Buby s’est quand même libéré et nous avons filé à Priok, où j’ai attendu aux douanes pendant que lui allait sur le bateau la chercher. Après un moment ils sont venus me chercher pour me mener au bateau où nous avons pu causer un bon moment. La jeune m’a donné vos salutations et m’a remis la poste. C’était drôle, ce qui m’a frappé le plus c’est la manière dont était fait ce petit paquet, ces combinaisons emballées dans du papier de soie comme si elle venait de les acheter et me les apportait du magasin et pas de la rue Heilmann (domicile des parents Marchand à Bienne), au lieu d’avoir fait la moitié du tour du monde. C’était cela ma plus forte impression à sa venue.  Par contre j’ai fait la connaissance de sa tante, madame Allemand, qui m’a beaucoup plu. Elle est sympathique. Cela a été comme avec tante Engel, on s’est plu du premier coup et elle m’a invitée à venir chez elle quand j’irai à Soerabaia. Le lendemain vendredi elles sont venues chez nous pour une petite visite de matin, j’avais justement Go van der Stok chez moi, mais cela allait bien tout de même. On a fait que parler français tout le temps. Mme Allemand parle bien le hollandais aussi  et l’anglais et l’allemand. Elle n’est pas mal cette femme. Buby la trouve laide comme les 7 péchés. Moi elle me trouve bien adaptée à la vie d’ici, en voilà une qui a senti que j’étais broad minded et élastique. J’ai eu du plaisir. Et maintenant, merci beaucoup, beaucoup pour les 2 combinaisons qui sont jolies et si pratiques et très bienvenues. Merci de tout cœur.
Le jour de Pentecôte nous étions invités pour une rijsttafel chez les Jöbsis, mais comme je m’étais bien fatiguée en marchant au bateau, Buby a téléphoné pour refuser car je ne pouvais plus m’appuyer sur mon pied et Buby ne voulait pas que j’aille là en sautant sur un pied seulement. Le lendemain Mr. J. est allé au bureau de Buby pour demander de mes nouvelles, je trouve cela très gentil, pas vous ?
Buby est rentré ce soir très très fatigué et comme il avait envie de se changer les idées un peu, je lui ai dit d’aller au cinéma. Il n’a pas voulu mais à la fin je l’ai quand même persuadé.
Voilà justement que le télégraphe me demande des renseignements sur un mot de code et moi je ne voulais pas m’en mêler, alors je leur ai dit de téléphoner à Wittkoop et celui-ci a téléphoné à Bos de venir ici pour voir dans le code que Buby a ici à la maison. Je n’ai pas réfléchi sans quoi j’aurais pu y remédier moi-même au lieu de déranger tout ce monde. Buby ne sera pas content quand il rentrera, zut ! il a été voir un film de détective, suis bien contente que je n’avais pas à l’accompagner !
Cette semaine j’ai eu une baboe-djait (couturière) mais aujourd’hui je l’ai chassée, j’en avais assez. Non, j’aime mieux faire mes robes moi-même, cela revient meilleur marché et surtout on a moins d’embêtements. Il faut aussi dire que depuis que je suis retenue à la maison par ce pied, c’est un poulailler chez moi. 8 ½ heures du matin il y a déjà des visites devant la porte. Cela vient, cela part, cela revient, bon sang, je n’ai plus le temps de m’occuper de mon ménage et mes baboes se relâchent énormément.  Aussi je ne peux plus aller voir à la cuisine, je sautille le moins possible, parce que c’est fatigant. On me gâte de tous côtés, on m’apporte de belles oranges, des fondants etc. c’est vraiment fête tout le matin chez moi.
Ce matin j’ai fait venir une masseuse indigène une sorte de sage-femme-masseuse-docteur, des doekoen qu’on les appelle. Elles font beaucoup de mal parmi la population parce qu’elles travaillent aussi avec de la magie, le plus souvent là où un docteur européen jugerait une opération nécessaire. Enfin, elle est venue, m’a apporté des herbes qu’il faut mettre sur mon pied et vous savez ce qu’elle a fait avant de commencer à masser ? Jamais vous ne devinerez, elle m’a craché trois fois sur le pied. J’ai presque crié de dégoût puis ensuite j’ai dû rire mais je n’osais pas le montrer. Elle en a fait des salamalecs ! Elle m’a dit que je ne devais pas manger d’œufs pendant que j’avais cela au pied !!! Oh, je vous dis, si on arrive à voir un peu plus profond dans leurs habitudes à ces peuples, c’est intéressant aussi un peu inquiétant.
Dimanche pour la Journée des mères, on a eu nos deux mamans placées sous un grand bouquet de fleurs. As-tu eu un beau jour, mamms ? Est-ce que mon Padre et les deux Fusser t’ont un peu gâtée ?
Oscar aimerait s’en aller pour Pentecôte, mais où ?
Le lundi de Pentecôte il nous faudrait aller à une rijsttafel à l’hôtel des Indes, offerte par monsieur Oppel à l’occasion de son départ, mais Oscar n’a aucune envie d’y aller et veut donner mon pied comme excuse. C’est un miston. Je sais bien que ce ne sera pas folichon, mais il faut pourtant se mêler au monde et si on a l’occasion de sortir que cela ne coûte rien, pourquoi ne pas en profiter. Oh, mais il a la tête dure, mon Buby.
Nous avons encore toujours ce Seeuwen qui vient dîner ici. Nous le connaissons bien maintenant et cela m’aura coûté quelques florins mais je m’en fiche cela en vaut la peine. Ce n’est pas un si chic type qu’on croirait d’abord et je suis contente que Buby maintenant sache où il en est avec lui. C’est un indische avec quelques traits caractéristiques à la race. Mais assez bien camouflé pour qu’on ne s’en aperçoive qu’à la longue. 
J’écris un peu en rouge pour économiser !!! Vous ne savez pas mes chers, mais hier soir j’ai eu l’ennui, et pas de vous, mais de Bienne ! et du Chalet. Tout à coup j’aurais donné je ne sais pas quoi si j’avais pu être au Chalet, sur le tennis, juste à la place où on voit le lac. Comme cela aura changé avec tous ces week-end hüüsli !(maisons de vacances ou fin de semaine).
Ah voilà enfin le facteur qui arrive. Je me demande s’il y a quelque chose de vous. C’est le moment, j’allais devenir vaseuse !!! Zut ! rien ! Pourvu que tout aille bien à la maison, que vous soyez tous en santé. Mes chers, bon soir, je n’ai plus envie d’écrire et d’ailleurs Buby va rentrer bientôt et je vais préparer le souper, il est déjà 9 ½ heures. Bonsoir !
Mercredi matin. Vite encore quelques mots. Aujourd’hui il pleut, c’est un jour gris, chic ! Cela m’embête tellement de rester à la maison quand il fait si beau dehors, j’ai alors une envie folle de sortir, respirer de l’air frais de nouveau. C’est dommage, j’ai déjà perdu un peu de mes bonnes couleurs par cette vie en chambre. Enfin, on regagnera cela au plus vite.
J’ai lu hier soir dans le journal la mort de Mittelholzer (Walter Mittelholzer, pionnier de l’aviation suisse, décédé dans un accident d’alpinisme en Autriche mai 1937). Cela m’a fait bien de la peine, car la Suisse perd énormément en lui. A ce qu’il paraît il est mort avec deux autres types en voulant grimper une montagne dans le Stiermarck, que la corde qui attachait les hommes s’est rompue. Comment peut on avoir un accident pareil quand on s‘est exposé tant et tant de fois à des risques beaucoup plus grands et sérieux.
C’est aussi le Hindenburg qui est une triste histoire, on en était tous malades ici.
Mes chers, je dois terminer. Voulais encore vite remercier Max et Banely pour les journaux que j’ai de nouveau reçus. Ils font le bonheur de la moitié de la ville maintenant. D’abord ils s’en vont chez la madame Consul, ensuite chez la Neuchâteloise, ensuite chez une autre dame suisse, ensuite ils finissent chez une dame française qui a marié un Tchécoslovaque. Merci de tout cœur.
Et maintenant le Buby doit filer à la poste.


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