Batavia
26 avril 1937
J’ai mon
papier sur la machine depuis 3 jours, et jamais je n’arrive à vous écrire.
C’est fou ce que le temps passe et comme je vis dans un Gstürm (« bordel »
désorganisation). On commence par m’appeler la femme la plus occupée de
Batavia ! Non, ne vous en faites pas, ce n’en est pas encore là. Mais
commençons par vous remercier de vos lettres, Padre, Charlot et Rötteli. Je les
ai reçues cet après-midi. Ah oui, il y avait encore des photos… qui ne
m’intéressaient pas beaucoup ( !) je ne les ai pas encore bien regardées,
Rötteli ! Entre parenthèses, tu es rudement bien, sale femme ! Enfin,
tu entendras encore mes critiques sur bulletin spécial !
Padre, mon
cher Padre, tu ne sais pas comme j’ai eu du plaisir à revoir ta griffe une fois
de nouveau. Merci, merci, d’en avoir écrit autant à ta Ge….
Et toi,
Charlot, tu es un chic type, j’en profite mais je ne l’oublie pas.
Buby n’a
pas encore lu vos lettres. Il est rentré du bureau et a dû repartir aussitôt
pour discuter le mail avec Wittkoop
qui est resté à la maison, malade soi-disant. La vraie cause, c’est qu’il a
terriblement fait la noce et qu’il avait encore une gueule de bois. Il fait cela de temps en temps, ce miston, va. Mais
je suis quand même contente que Buby puisse travailler sous lui, car il est
tellement poltron qu’il n’ose prendre aucune décision, c’est tout Buby qui doit
lui suggérer, lui conseiller. Tous les matins à 6 heures on reçoit les
télégrammes d’Amsterdam ou de n’importe où, ensuite les cours de la bourse, et
ensuite Buby reste pendu au téléphone jusqu’à passé 8 heures, télégraphiant les
ordres aux fabriques, vendant aux clients, louant des tanks sur les bateaux
pour le transport de son huile etc. Il travaille presque tous les soirs encore.
Je lui donne toujours du Sanatogen, sans quoi il ne pourrait pas y tenir. Elout
est encore toujours en voyage. Nous croyons qu’au fonds cela l’embête un peu
que cela soit Buby qui ait la direction en mains et surtout que cela ne soit
pas encore tombé à l’eau, car il s’y attendait fermement. Enfin, nous ne sommes
pas encore à la fin, faut encore se tenir le pouce.
La semaine
passée j’ai reçu une longue lettre de Bep (Bigot), et ce soir, en même temps que la vôtre, une de Jan (Bigot). Il a
envoyé de beaux timbres à Oscar et il écrit très gentiment, aussi différentes
choses du commerce. Il n’est pas mauvais, Jan, mon premier jugement de lui ne
m’a tout de même pas trompée, seulement il est faible. Il s’est laissé marcher dessus là-bas à
Amsterdam. Naturellement cela a fait du tort ici, mais cela ne provient du
moins pas de ce qu’il ait joué un mauvais tour ou quelque chose de ce genre-là.
Par rapport à ce que je t’ai écrit dans une lettre précédente, nous en sommes
bien contents.
Il y a 15
jours j’ai donc été avec Ir et Bernard
accompagner la vieille madame Baalde au bateau. Dans un mois elle aura 80 ans,
et elle fait le voyage toute seule. Elle était bien un peu énervée, et oubliait
et perdait toutes ses choses, mais à part cela, elle était étonnante. Bernard
est reparti le même jour et n’est pas venu chez nous. Ir est restée quelques
jours à Batavia chez une amie alors un soir nous l’avons invitée. Nous avons
été au cinéma d’abord, puis souper au Capitol où nous sommes restés jusqu’à
minuit. Tout était très bien et Ir en a joui, nous aussi d’ailleurs, mais zut,
cela nous a coûté Fl. 15.--. Oui c’est cher de sortir ici, on ne peut pas se le
payer souvent.
Nous
venons d’apprendre par papa W. que l’oncle Heintzen vient ici pour un voyage
d’inspection. La tante Mies, sa femme, l’accompagne. Ils arriveront un mois
après Mlle Huguenin, non, un peu plus, à fin juin. Il faudra naturellement que
nous les ayons chez nous et cela m’embêtait bien un peu vu que je ne peux pas
faire grand’chose dans mon flat, avec mes deux feux à gaz. Mais voilà que hier
j’ai reçu une lettre de la petite Lensink, qui sont à Palembang (Sumatra) maintenant, que je pouvais
employer son potager à gaz (cuisinière à gaz). Elle l’avait acheté
l’année passée, tout dernier modèle et elle cherchait toujours à le vendre.
C’est celui que j’aurais aimé acheter et Buby n’a pas voulu. Enfin, maintenant
je puis l’employer jusqu’à ce qu’elle trouve à le vendre. Cela me rendra
service et il n’est pas dit que je ne l’achète pas plus tard. Nous sommes
décidés à prendre une maisonnette si
nous restons ici à Batavia. Ce flat
me plaît toujours, mais à la longue il est un peu petit et surtout on n’a pas
l’occasion de sortir assez,
d’avoir son nez à l’air frais. Chaque maison a un jardin ici, avec ce climat,
toujours l’été, un jardin est presque indispensable. Et puis, nous avons bien
joui de la ville, la nature nous attire de nouveau. Il y a aussi que nous avons
beaucoup de connaissances maintenant, ici je ne peux pas recevoir. Enfin on
verra encore. Pour le moment mes meubles sont en location à Keboemen. C’est le
successeur de Does qui s’y installe. Sa femme, donc madame Engelenberg, vient à
Batavia pour quelques jours et elle me rendra visite pour encore discuter et
tout mettre au point. Nous ne leur avons demandé que Fl. 5.- par mois, ce n’est
pas trop et je crois qu’ils en sont rudement contents. Ce Engelenberg est un frère de madame
Oppel, la femme d’un des sous-directeurs de la Banque. Ils vont quitter
bientôt alors elle a donné une matinée
d’adieu pour les dames, grâce un peu à cette histoire de meubles, elle m’a
aussi invité (voir lettre 12.04.1937).
Je n’y allais pas avec plaisir, d’abord je suis arrivée un peu en retard et
quand j’entre je vois toutes ces dames assises autour des tables de bridge.
Mince, faudra y passer aussi, que je me dis, mais heureusement il y avait
d’autres femmes qui ne bridgeaient pas. Quelle chance. Nous avons parlé, fait
la conversation, quoi. Ainsi j’ai fait la connaissance d’une jeune Française
qui venait du Japon. Son mari est aussi à la Banque. Elle ne sait que le
français et l’anglais, alors la plupart de ces femmes l’évitaient, ayant peur
de parler une langue étrangère. Vous pouvez penser comme elle a été contente de
m’avoir. J’irai lui rendre visite mercredi probablement. Elles m’aiment bien toutes
ces femmes, et grâce à mes années à Keboemen, je comprends leur difficulté,
leur solitude et cela leur fait du bien de m’avoir. Je vais la mettre en
relation avec la petite Neuchâteloise, je crois qu’elles iront bien ensemble. A
propos, la madame Consulate, elle se
cramponne à moi comme à une bouée de sauvetage. Elle voudrait me voir tout le
temps. Elle s’appelle Mily de Torrenté
de son nom de jeune fille, elle habitait Soleure (Solothurn, Suisse).
Je crois que je vous l’ai déjà écrit. Elle n’a pas inventé la poudre, fiancée
depuis longtemps, et jamais hors de la Suisse. Ses parents ne voulaient pas la
laisser partir, sachant qu’elle partirait quand elle serait mariée, de sorte
qu’elle a vécu à Soleure, joué à la fille de bonne famille et rien appris, mais
absolument rien. En voilà une qui a des difficultés pour s’adapter,
s’acclimater. Bon sang !!! C’est encore moi qui lui parle de ses devoirs
de madame Consul, je vous demande un
peu ! Lui, je ne le connais pas encore, mais d’après ce que j’entends, il
doit être assez imbu de lui-même et j’ai bien l’idée qu’à propos de moi il se
dit : qu’est-ce qui peut venir de bon de BIENNE ! Mais attendez, si
je remarque cela, il n’aura pas fini, en voilà un à qui je ferai une fois une
sortie sur la mauvaise opinion que les Suisses ont de Bienne, attendez
seulement ! Jeudi prochain nous aurons donc cette réunion de dames suisses
chez la Neuchâteloise. On verra ce que cela donnera.
Demain je
vais à Tandjong Priok (le port)
chercher ma caisse de bois de camphre que madame Smies (une amie de tante
Engel) m’apporte de Hong Kong. La Neuchâteloise (elle s’appelle Jacqueline) m’a offert d’y aller avec sa voiture et la Consulate viendra
avec. Cela fera une petite partie de plaisir. Je suis sûre qu’elles n’y
viennent que pour voir les beaux officiers.
Elles sont toutes les mêmes, les femmes !!! hm !
Il y a
aussi le frère de Ans, la fiancée de Eddy (frère
de Oscar), qui vient ici aux Indes. Il restera à Batavia les premiers
temps. Je vais demander à Ans de me commander des linges de toilette chez Ferwerda,
et ce jeune pourra me les apporter. Papa W aimerait aussi nous envoyer quelque
chose par lui. Il nous a demandé ce qui nous ferait plaisir, et maintenant que
nous aurions l’occasion d’une fois désirer quelque chose, nous ne savons pas
quoi !!! Il y a des gens qui sont bœufs au monde, hein ? Ce qu’on
aimerait le mieux c’est des ronds (des sous) à verser sur le compte d’une
nouvelle auto.
![]() |
Fiat Sedan 1932 |
Nous avons l’occasion d’en acheter une, une Fiat sedan, 1932, je ne l’ai pas encore vue. Savez-vous de quel
modèle il s’agit, garçons ? On nous demande Fl. 500.- plus notre voiture
en échange, mais il paraît que cette nouvelle est en bonne condition encore.
Nous aurions bien voulu en avoir une toute neuve, mais c’est un rêve qu’il a
fallu abandonner vu que cela nous jetterait dans les dettes. On pourrait la
payer par mensualités de Fl. 25.- des conditions uniques parce que la
Mexolie a acheté 5 autos chez ce
garage. Nous attendons encore toujours de savoir combien nous recevrons de
gratification avant de nous lancer, car nous ne voulons pas de dettes, même si
nous ne réussissons pas à faire d’économies.
Hier j’ai
donc eu une courte visite de la Consulate et de la Neuchâteloise. J’avais
justement une pile de Sie & Er
que je voulais trier, alors ces deux femmes ont littéralement sauté dessus et
maintenant toute la pile est loin. Je vais recevoir Candide et Gringoire de
Jaqueline en échange de mes Illustré
et Sie & Er (magazines hebdomadaires
suisses, en allemand).
Charlot, tu peux naturellement avoir le
rapport de Buby, il en a fait une copie pour lui-même, seulement mon vieux,
c’est en hollandais ! Dis-moi si tu crois pouvoir le comprendre, alors je
te l’envoie par retour, par bateau, sans quoi Buby m’a déjà dit que je pourrais
le traduire !!! Il se compose
de 26 grandes pages à la machine. D’un côté ce serait bon pour toi de t’exercer
au hollandais, on ne sait jamais. Réponds-moi dans une lettre de maman, car
nous te l’envoyons avec plaisir, pouvant compter sur ta discrétion.
Cela me
rappelle que dans une de tes lettres tu m’as demandé pourquoi nous n’allions
jamais voir un match ou quelque
chose de ce genre. Je ne sais plus si je t’ai répondu là-dessus, en tous cas la
chose m’avait fait de l’impression et je me le suis demandé moi-même. La cause,
c’est que les matches ici sont 1.
joués par des jeunes javanais ou indos, 2. ils ont lieu à 4 heures de
l’après-midi quand il fait encore bon chaud au soleil, ce qui nous obligerait
presque à prendre des places sur la tribune, et 3. une place de tribune revient
à Fl. 2.- !!! Il y a bien des
matches entre clubs, mais alors il faut en faire partie et cela coûte aussi et
notre enthousiasme n’arrive pas encore à ce niveau-là. Frank van der Stock est
très sportif, surtout la nage, mais seulement pour regarder, on n’en a pas
assez. Il te faut toujours me poser des questions pareilles quand l’une ou
l’autre te passe par la tête, cela me fait réfléchir à des choses auxquelles je
ne penserais peut être pas autrement, vu qu’elles ne rentrent pas directement
dans mon cercle de vie, et tu sais bien que j’aime autant que possible mener une
vie large (pas au sens matériel).
![]() |
Gado gado |
Mardi
soir. J’ai donc été à Priok ce matin ensuite la Consulate est venue chez moi et
je lui ai appris à manger du gado-gado,
un légume javanais (en réalité une salade
de plusieurs légumes).
C’est fou, c’est fou comme ces gens commencent leur
vie ici. De la rijsttafel ils ne veulent rien savoir, elle ne veut pas prendre
de baboe à l’hôtel pour laver son linge, prétendant que cela ne se fait pas.
Oui, dans un hôtel en Suisse cela ne se ferait pas, mais ici c’est tout autre
chose, seulement ils ne nous croient pas, ils sont bornés comme tout. C’est
fou, et cela devrait être un consul
pour diriger les Suisses qui viennent ici, pour donner des renseignements sur
le pays. Bon sang de bon sang ! Aucun intérêt pour apprendre à connaître
les Indes, the features of life here, la langue ils l’apprennent à contre cœur.
Il n’y a qu’à vous que je raconte tout cela mais cela me fait mal au cœur pour
la Suisse. Dä stier-stärne-donner borniert, gschtudiert Bärnergring (= tête de bernois de tonnerre, borné,
abruti etc, intraduisible mais drôle). Je ne le connais pas encore, mais
j’aurais envie de le secouer. Et elle, c’est encore pire, et c’est qu’elle est
têtue comme une bourrique. Il n’y a que Soleure, Soleure et Soleure. En
arrivant ici moi je me suis conduite comme un nouveau nez qui doit et veut bien
tout apprendre et il a fallu que je tombe sur des Rickshaw, et la Consulate qui
aurait autour d’elle un tas de femmes de bonne volonté, elle ne veut pas
apprendre mais en faire à sa tête. Mamali, hommage à la manière dont tu nous a
élevés !!! Garçons, three cheers for our Rötteli ! Et à mon Padre aussi,
pour la manière dont tu lui as laissé la main libre, à notre Mamms.
Et
maintenant parlons de notre caisse.
Elle est splendide et tout compte fait elle nous revient à Fl. 13.50. Elle est
en bois de camphre, cela sent très
fort, ce sera bon pour y conserver les habits de laine. Elle est toute sculptée
à la main, all over, dessus, devant, sur les côtés et derrière. Des motifs de
l’histoire chinoise. Vous en Suisse vous la trouveriez sûrement merveilleuse,
ici on s’y habitue parce qu’on en voit beaucoup, seulement si je l’achetais ici
elle me reviendrait à Fl. 35.- minimum.
….mince,
trois fois mince. Je viens de recevoir un téléphone de madame de Mastwyk qui me demande d’aller au cinéma avec elle, car
il paraît que les maris devront travailler toute la soirée. Et bien, c’est
justement quand moi je reste à la maison à dorloter mon Buby quand il a ainsi
beaucoup de travail. Et puis ce soir j’aurais dû écrire, finir cette lettre-ci
et encore écrire à papa Woldringh, et mon Buby qui n’est pas encore rentré et
moi qui doit partir dans une petite demi-heure. Pourvu qu’il arrive encore
avant. Je n’ai pas refusé ma compagnie à madame M. parce que lui c’est le directeur à Buby et en
Näggeli rouée il faut se soigner ses relations !!!
…Voilà, je
suis de retour du cinéma. Nous avons vu Romeo et Juliette
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