lundi 19 septembre 2016





Batavia

26 avril 1937


J’ai mon papier sur la machine depuis 3 jours, et jamais je n’arrive à vous écrire. C’est fou ce que le temps passe et comme je vis dans un Gstürm (« bordel » désorganisation). On commence par m’appeler la femme la plus occupée de Batavia ! Non, ne vous en faites pas, ce n’en est pas encore là. Mais commençons par vous remercier de vos lettres, Padre, Charlot et Rötteli. Je les ai reçues cet après-midi. Ah oui, il y avait encore des photos… qui ne m’intéressaient pas beaucoup ( !) je ne les ai pas encore bien regardées, Rötteli ! Entre parenthèses, tu es rudement bien, sale femme ! Enfin, tu entendras encore mes critiques sur bulletin spécial !
Padre, mon cher Padre, tu ne sais pas comme j’ai eu du plaisir à revoir ta griffe une fois de nouveau. Merci, merci, d’en avoir écrit autant à ta Ge….
Et toi, Charlot, tu es un chic type, j’en profite mais je ne l’oublie pas.
Buby n’a pas encore lu vos lettres. Il est rentré du bureau et a dû repartir aussitôt pour discuter le mail avec Wittkoop qui est resté à la maison, malade soi-disant. La vraie cause, c’est qu’il a terriblement fait la noce et qu’il avait encore une gueule de bois. Il fait cela de temps en temps, ce miston, va. Mais je suis quand même contente que Buby puisse travailler sous lui, car il est tellement poltron qu’il n’ose prendre aucune décision, c’est tout Buby qui doit lui suggérer, lui conseiller. Tous les matins à 6 heures on reçoit les télégrammes d’Amsterdam ou de n’importe où, ensuite les cours de la bourse, et ensuite Buby reste pendu au téléphone jusqu’à passé 8 heures, télégraphiant les ordres aux fabriques, vendant aux clients, louant des tanks sur les bateaux pour le transport de son huile etc. Il travaille presque tous les soirs encore. Je lui donne toujours du Sanatogen, sans quoi il ne pourrait pas y tenir. Elout est encore toujours en voyage. Nous croyons qu’au fonds cela l’embête un peu que cela soit Buby qui ait la direction en mains et surtout que cela ne soit pas encore tombé à l’eau, car il s’y attendait fermement. Enfin, nous ne sommes pas encore à la fin, faut encore se tenir le pouce.
La semaine passée j’ai reçu une longue lettre de Bep (Bigot), et ce soir, en même temps que la vôtre, une de Jan (Bigot). Il a envoyé de beaux timbres à Oscar et il écrit très gentiment, aussi différentes choses du commerce. Il n’est pas mauvais, Jan, mon premier jugement de lui ne m’a tout de même pas trompée, seulement il est faible.  Il s’est laissé marcher dessus là-bas à Amsterdam. Naturellement cela a fait du tort ici, mais cela ne provient du moins pas de ce qu’il ait joué un mauvais tour ou quelque chose de ce genre-là. Par rapport à ce que je t’ai écrit dans une lettre précédente, nous en sommes bien contents. 
Il y a 15 jours j’ai donc été avec Ir et Bernard accompagner la vieille madame Baalde au bateau. Dans un mois elle aura 80 ans, et elle fait le voyage toute seule. Elle était bien un peu énervée, et oubliait et perdait toutes ses choses, mais à part cela, elle était étonnante. Bernard est reparti le même jour et n’est pas venu chez nous. Ir est restée quelques jours à Batavia chez une amie alors un soir nous l’avons invitée. Nous avons été au cinéma d’abord, puis souper au Capitol où nous sommes restés jusqu’à minuit. Tout était très bien et Ir en a joui, nous aussi d’ailleurs, mais zut, cela nous a coûté Fl. 15.--. Oui c’est cher de sortir ici, on ne peut pas se le payer souvent.
Nous venons d’apprendre par papa W. que l’oncle Heintzen vient ici pour un voyage d’inspection. La tante Mies, sa femme, l’accompagne. Ils arriveront un mois après Mlle Huguenin, non, un peu plus, à fin juin. Il faudra naturellement que nous les ayons chez nous et cela m’embêtait bien un peu vu que je ne peux pas faire grand’chose dans mon flat, avec mes deux feux à gaz. Mais voilà que hier j’ai reçu une lettre de la petite Lensink, qui sont à Palembang (Sumatra) maintenant, que je pouvais employer son potager à gaz (cuisinière à gaz). Elle l’avait acheté l’année passée, tout dernier modèle et elle cherchait toujours à le vendre. C’est celui que j’aurais aimé acheter et Buby n’a pas voulu. Enfin, maintenant je puis l’employer jusqu’à ce qu’elle trouve à le vendre. Cela me rendra service et il n’est pas dit que je ne l’achète pas plus tard. Nous sommes décidés à prendre une maisonnette si nous restons ici à Batavia. Ce flat me plaît toujours, mais à la longue il est un peu petit et surtout on n’a pas l’occasion de  sortir assez, d’avoir son nez à l’air frais. Chaque maison a un jardin ici, avec ce climat, toujours l’été, un jardin est presque indispensable. Et puis, nous avons bien joui de la ville, la nature nous attire de nouveau. Il y a aussi que nous avons beaucoup de connaissances maintenant, ici je ne peux pas recevoir. Enfin on verra encore. Pour le moment mes meubles sont en location à Keboemen. C’est le successeur de Does qui s’y installe. Sa femme, donc madame Engelenberg, vient à Batavia pour quelques jours et elle me rendra visite pour encore discuter et tout mettre au point. Nous ne leur avons demandé que Fl. 5.- par mois, ce n’est pas trop et je crois qu’ils en sont rudement contents. Ce Engelenberg est un frère de madame Oppel, la femme d’un des sous-directeurs de la Banque. Ils vont quitter bientôt alors elle a donné une matinée d’adieu pour les dames, grâce un peu à cette histoire de meubles, elle m’a aussi invité (voir lettre 12.04.1937). Je n’y allais pas avec plaisir, d’abord je suis arrivée un peu en retard et quand j’entre je vois toutes ces dames assises autour des tables de bridge. Mince, faudra y passer aussi, que je me dis, mais heureusement il y avait d’autres femmes qui ne bridgeaient pas. Quelle chance. Nous avons parlé, fait la conversation, quoi. Ainsi j’ai fait la connaissance d’une jeune Française qui venait du Japon. Son mari est aussi à la Banque. Elle ne sait que le français et l’anglais, alors la plupart de ces femmes l’évitaient, ayant peur de parler une langue étrangère. Vous pouvez penser comme elle a été contente de m’avoir. J’irai lui rendre visite mercredi probablement. Elles m’aiment bien toutes ces femmes, et grâce à mes années à Keboemen, je comprends leur difficulté, leur solitude et cela leur fait du bien de m’avoir. Je vais la mettre en relation avec la petite Neuchâteloise, je crois qu’elles iront bien ensemble. A propos, la madame Consulate, elle se cramponne à moi comme à une bouée de sauvetage. Elle voudrait me voir tout le temps. Elle s’appelle Mily de Torrenté de son nom de jeune fille, elle habitait Soleure (Solothurn, Suisse). Je crois que je vous l’ai déjà écrit. Elle n’a pas inventé la poudre, fiancée depuis longtemps, et jamais hors de la Suisse. Ses parents ne voulaient pas la laisser partir, sachant qu’elle partirait quand elle serait mariée, de sorte qu’elle a vécu à Soleure, joué à la fille de bonne famille et rien appris, mais absolument rien. En voilà une qui a des difficultés pour s’adapter, s’acclimater. Bon sang !!! C’est encore moi qui lui parle de ses devoirs de madame Consul, je vous demande un peu ! Lui, je ne le connais pas encore, mais d’après ce que j’entends, il doit être assez imbu de lui-même et j’ai bien l’idée qu’à propos de moi il se dit : qu’est-ce qui peut venir de bon de BIENNE ! Mais attendez, si je remarque cela, il n’aura pas fini, en voilà un à qui je ferai une fois une sortie sur la mauvaise opinion que les Suisses ont de Bienne, attendez seulement ! Jeudi prochain nous aurons donc cette réunion de dames suisses chez la Neuchâteloise. On verra ce que cela donnera.
Demain je vais à Tandjong Priok (le port) chercher ma caisse de bois de camphre que madame Smies (une amie de tante Engel) m’apporte de Hong Kong. La Neuchâteloise (elle s’appelle Jacqueline)  m’a offert d’y aller avec sa voiture et la Consulate viendra avec. Cela fera une petite partie de plaisir. Je suis sûre qu’elles n’y viennent que pour voir les beaux officiers. Elles sont toutes les mêmes, les femmes !!! hm !
Il y a aussi le frère de Ans, la fiancée de Eddy (frère de Oscar), qui vient ici aux Indes. Il restera à Batavia les premiers temps. Je vais demander à Ans de me commander des linges de toilette chez Ferwerda, et ce jeune pourra me les apporter. Papa W aimerait aussi nous envoyer quelque chose par lui. Il nous a demandé ce qui nous ferait plaisir, et maintenant que nous aurions l’occasion d’une fois désirer quelque chose, nous ne savons pas quoi !!! Il y a des gens qui sont bœufs au monde, hein ? Ce qu’on aimerait le mieux c’est des ronds (des sous) à verser sur le compte d’une nouvelle auto. 
Fiat Sedan 1932

Nous avons l’occasion d’en acheter une, une Fiat sedan, 1932, je ne l’ai pas encore vue. Savez-vous de quel modèle il s’agit, garçons ? On nous demande Fl. 500.- plus notre voiture en échange, mais il paraît que cette nouvelle est en bonne condition encore. Nous aurions bien voulu en avoir une toute neuve, mais c’est un rêve qu’il a fallu abandonner vu que cela nous jetterait dans les dettes. On pourrait la payer par mensualités de Fl. 25.- des conditions uniques parce que la Mexolie  a acheté 5 autos chez ce garage. Nous attendons encore toujours de savoir combien nous recevrons de gratification avant de nous lancer, car nous ne voulons pas de dettes, même si nous ne réussissons pas à faire d’économies.
Hier j’ai donc eu une courte visite de la Consulate et de la Neuchâteloise. J’avais justement une pile de Sie & Er que je voulais trier, alors ces deux femmes ont littéralement sauté dessus et maintenant toute la pile est loin. Je vais recevoir Candide et Gringoire de Jaqueline en échange de mes Illustré et Sie & Er (magazines hebdomadaires suisses, en allemand).
Charlot, tu peux naturellement avoir le rapport de Buby, il en a fait une copie pour lui-même, seulement mon vieux, c’est en hollandais ! Dis-moi si tu crois pouvoir le comprendre, alors je te l’envoie par retour, par bateau, sans quoi Buby m’a déjà dit que je pourrais le traduire !!!  Il se compose de 26 grandes pages à la machine. D’un côté ce serait bon pour toi de t’exercer au hollandais, on ne sait jamais. Réponds-moi dans une lettre de maman, car nous te l’envoyons avec plaisir, pouvant compter sur ta discrétion.
Cela me rappelle que dans une de tes lettres tu m’as demandé pourquoi nous n’allions jamais voir un match ou quelque chose de ce genre. Je ne sais plus si je t’ai répondu là-dessus, en tous cas la chose m’avait fait de l’impression et je me le suis demandé moi-même. La cause, c’est que les matches ici sont 1. joués par des jeunes javanais ou indos, 2. ils ont lieu à 4 heures de l’après-midi quand il fait encore bon chaud au soleil, ce qui nous obligerait presque à prendre des places sur la tribune, et 3. une place de tribune revient à Fl. 2.- !!! Il y a bien des matches entre clubs, mais alors il faut en faire partie et cela coûte aussi et notre enthousiasme n’arrive pas encore à ce niveau-là. Frank van der Stock est très sportif, surtout la nage, mais seulement pour regarder, on n’en a pas assez. Il te faut toujours me poser des questions pareilles quand l’une ou l’autre te passe par la tête, cela me fait réfléchir à des choses auxquelles je ne penserais peut être pas autrement, vu qu’elles ne rentrent pas directement dans mon cercle de vie, et tu sais bien que j’aime autant que possible mener une vie large (pas au sens matériel).
Gado gado
Mardi soir. J’ai donc été à Priok ce matin ensuite la Consulate est venue chez moi et je lui ai appris à manger du gado-gado, un légume javanais (en réalité une salade de plusieurs légumes)

C’est fou, c’est fou comme ces gens commencent leur vie ici. De la rijsttafel ils ne veulent rien savoir, elle ne veut pas prendre de baboe à l’hôtel pour laver son linge, prétendant que cela ne se fait pas. Oui, dans un hôtel en Suisse cela ne se ferait pas, mais ici c’est tout autre chose, seulement ils ne nous croient pas, ils sont bornés comme tout. C’est fou, et cela devrait être un consul pour diriger les Suisses qui viennent ici, pour donner des renseignements sur le pays. Bon sang de bon sang ! Aucun intérêt pour apprendre à connaître les Indes, the features of life here, la langue ils l’apprennent à contre cœur. Il n’y a qu’à vous que je raconte tout cela mais cela me fait mal au cœur pour la Suisse. Dä stier-stärne-donner borniert, gschtudiert Bärnergring (= tête de bernois de tonnerre, borné, abruti etc, intraduisible mais drôle). Je ne le connais pas encore, mais j’aurais envie de le secouer. Et elle, c’est encore pire, et c’est qu’elle est têtue comme une bourrique. Il n’y a que Soleure, Soleure et Soleure. En arrivant ici moi je me suis conduite comme un nouveau nez qui doit et veut bien tout apprendre et il a fallu que je tombe sur des Rickshaw, et la Consulate qui aurait autour d’elle un tas de femmes de bonne volonté, elle ne veut pas apprendre mais en faire à sa tête. Mamali, hommage à la manière dont tu nous a élevés !!! Garçons, three cheers for our Rötteli ! Et à mon Padre aussi, pour la manière dont tu lui as laissé la main libre, à notre Mamms.
Et maintenant parlons de notre caisse. Elle est splendide et tout compte fait elle nous revient à Fl. 13.50. Elle est en bois de camphre, cela sent très fort, ce sera bon pour y conserver les habits de laine. Elle est toute sculptée à la main, all over, dessus, devant, sur les côtés et derrière. Des motifs de l’histoire chinoise. Vous en Suisse vous la trouveriez sûrement merveilleuse, ici on s’y habitue parce qu’on en voit beaucoup, seulement si je l’achetais ici elle me reviendrait à Fl. 35.- minimum.

….mince, trois fois mince. Je viens de recevoir un téléphone de madame de Mastwyk qui me demande d’aller au cinéma avec elle, car il paraît que les maris devront travailler toute la soirée. Et bien, c’est justement quand moi je reste à la maison à dorloter mon Buby quand il a ainsi beaucoup de travail. Et puis ce soir j’aurais dû écrire, finir cette lettre-ci et encore écrire à papa Woldringh, et mon Buby qui n’est pas encore rentré et moi qui doit partir dans une petite demi-heure. Pourvu qu’il arrive encore avant. Je n’ai pas refusé ma compagnie à madame M. parce que lui c’est le directeur à Buby et en Näggeli rouée il faut se soigner ses relations !!!

…Voilà, je suis de retour du cinéma. Nous avons vu Romeo et Juliette





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