vendredi 2 septembre 2016





Batavia

19 février 1937

A sa maman
Et bien, tu en fais toi, du « gondlage » (gondle=se ballader) toi !  D’abord à St Gall et ensuite encore à Rome. Mais tu as raison, gondle, et fous-t’en une bosse, profite. Merci de tout cœur pour ta bonne longue lettre 154 que j’ai lue avec un immense plaisir comme toujours d’ailleurs.

J’avais justement été chez le docteur. Je t’avais donc écrit que mes intestins sont de nouveau bien en ordre, plus de trace de la dysenterie, plus d’amibes donc, et cela, je le dois à ce thé d’ici (sariawan tea), mais cela je ne l’ai pas dit au docteur. Par contre j’ai terriblement maigri. Je ne pesais plus que 52 kg 250, (pour 1m 72) et je me sentais bien fatiguée et sans entrain. C’est sûr, pendant longtemps, je ne mangeais pas beaucoup, jusqu’à ce que je m‘étais habituée à ce régime. Maintenant j’y en fous de nouveau, je bouffe et bouffe. Le docteur me donne donc de ces injections d’arsenicum, comme celles que Rummel m’avait données en son temps. J’en ai déjà eu 5 et on ne me reconnaît presque plus. J’ai une mine épatante déjà. Le docteur voulait m’en donner 20 mais vu que je réagis si vite, il ne m’en donnera que 10 ou peut être encore moins. En une semaine j’ai déjà augmenté de 1 kg 250. Je n’étais donc pas si faible que cela. Oh, je te dis, je jouis de nouveau de la vie, je vois tout en rose, et tous les jours je marche longtemps. Enfin, je suis contente de reprendre le dessus et maintenant je vais faire mon possible pour y rester. Je continue toujours mon régime, c’est à dire que je ne mangerai plus de porc, ni de choux et pas trop d’autres choses grasses. Pour le reste, c’est normal.
Mardi le 23 février 1937. Cette lettre est restée en suspens parce que j’ai dû écrire à Cunégonde (surnom de Coen le frère cadet de Oscar, voir lettre précédente) pour sa fête, puis à Ans, la fiancé d’Eddy. 
 Mahjong (plaquettes)

Samedi soir j’ai eu Boy et Mimi (Hausermann) à souper et jouer au mah-jong (jeu chinois très apprécié, style bridge mais avec des dés ou plaquettes). On a bien ri, et Boy, quand il a entendu que je savais faire la fondue, veut se charger de me procurer du Neuchâtel pour en faire une. Il connaît un Suisse ici qui fait toujours venir du Neuchâtel par caisse, mais cela lui revient très cher. Bref, il paraît qu’il en a les moyens, alors !!
Hé, voilà justement le Douglas qui arrive de Hollande, c’était très beau, il a passé juste au-dessus de moi. Vraiment il n’y a plus de distances !
Mamali, Rötteli, sale femme, tu vas me raconter tout au long comment tu fais ta fameuse fondue. Tu sais, je me le rappelle bien, bon sang, ces fameuses fondues, mais j’aime tout de même mieux encore l’avoir par écrit pour au moins être tout à fait sûre de ne pas me tromper. On a aussi des Dru- töpfli (casserole en fonte) ici, c’est pourtant dans un töpfli pareil que tu la fais n’est-ce pas ? Je ne sais pas encore quand cela se fera, mais j’aime toujours être préparée. Crois tu que je pourrais aussi en faire une avec du Bordeaux blanc, dry ? Qu’en pense-tu ? faut-il essayer ? Je peux acheter ici du Bordeaux sec à Frs. 3.- la bouteille. Je ne l’ai pas encore essayé, mais probablement qu’il n’a du Bordeaux que le nom.
Dis, il ne faut pas le dire à qui que ce soit, mais cela a tout l’air que Bigot a aussi gêné à Elout auprès de la direction à Amsterdam, en ce qu’il a pris sur lui tous les résultats et les bons coups de commerce que Elout a réussi avec la Mexolie pendant ces dernières années. Bigot en a parlé comme si tout venait de lui, alors que c’est Elout tout seul qui a « managed », et maintenant à Amsterdam ils ont l’idée que Elout n’a pas fait plus qu’un employé quelconque et que son salaire est trop haut pour le travail qu’il produit. Elout en est tout malade, car il avait mis sa confiance en Bigot pour retrouver un peu d’appréciation de la part d’Amsterdam. Cela a tout l’air qu’ils veulent se débarrasser d’Elout pour mettre Buby à sa place. Elout le croit aussi. Tu peux te penser comme Annie est aigrie, mais il y a de quoi Nous avons été chez eux dimanche soir, et sommes restés à souper. On s’entend bien, et ils nous aiment bien aussi, j’en suis bien contente. Mais vois-tu, le monde est mauvais, on ne peut avoir confiance en personne. Je ne peux pas encore croire que ce soit par méchanceté que Bigot a agi ainsi, je ne peux pas encore le croire mauvais, mais il est faible et il se peut bien qu’il ait déchargé sur le dos d’Elout absent les torts qu’on lui reprochait à Amsterdam et qu’il se soit paré des plumes d’Elout. Mais tout de même, enfin, c’est une bonne leçon et quoique nous n’en soyons pas touchés directement, nous en prenons un nez plein, Buby et moi. Naturellement je n’en fais pas les semblants où que ce soit, j’ai même encore écrit une gentille lettre à Bep (Mme Bigot) ce matin. Mais tu sais, au fond de moi-même je commence à ne plus avoir confiance en personne, sans toute fois devenir pessimiste. Non, pas du tout, mais plus on se méfie des gens, moins on en a des déceptions. Mais tu sais, ne dis rien à personne de tout cela, il faut être tellement prudent, et les B. sont maintenant en Europe, on ne sait jamais avec quelles gens ils peuvent avoir à faire. Je te dis, il faut être tellement prudent, et puis, nous ne savons encore rien de définitif, il se peut aussi que tout ne soit qu’un malentendu, alors je ne voudrais pas avoir fait du tort à B. Tu es la seule à qui je me confie.
Hier j’ai été chez le docteur pour ma 6ème piqûre, j’en aurai donc bientôt fini. Après le docteur, j’ai été chez Margot qui a toujours un grand plaisir quand je viens. Je ne sais pas comment les semaines passent. C’est fou, je suis aussi très rarement à la maison, sauf les mardis, jours fixés pour la correspondance, mais sans cela je suis toujours en l’air. Je me sens si bien maintenant, plus du tout fatiguée, et j’ai une mine resplendissante.
Demain je vais à Tandion Priok, (port de Batavia) voir partir les Peddemors, tu sais le docteur de Keboemen. Ils vont en Hollande pour de bon, parce que lui ne peut pas supporter le climat d’ici le métier est trop fatigant. Ce sera aussi toute une matinée de fichue et après on est de nouveau presque à la fin de la semaine.
Je viens d’avoir une courte visite d’Annie Elout avec Fransje. J’avais le trac qu’elle puisse lire quelque chose de ce que j’ai écrit plus haut, mais sans faire les semblants j’ai vite jeté un papier sur la lettre, ainsi ce n’était pas possible (elle laisse son papier dans la machine pour y ajouter au fur et à mesure un paragraphe). Fransje a eu du plaisir à boire du sirop dans un verre à liqueur, il faut pourtant peu aux gosses pour s’amuser. Annie veut toujours t’écrire, chaque fois qu’elle me voit elle dit, bon sang Nelly, je ne suis pas encore arrivée à écrire, qu’est-ce qu’elle va penser de moi ta maman ? Je l’ai assurée que tu ne lui en voulais pas, que tu comprenais bien qu’elle avait assez à faire avec son poupon.
Je te l’ai déjà écrit, mais il faut que je te le répète, j’ai de si beaux cheveux maintenant que chacun m’en fait le compliment. Je n’en ai pas plus qu’avant, mais ils sont tellement bien ondulés maintenant. Et ce nouveau coiffeur a attrapé le coup aussi bien que Marcel, chaque fois il me répète que ce serait bête de me faire faire la permanente. Ils sont bien coupés aussi et j’ai vraiment le sentiment High life et cela fait du bien. De plus en plus je me  détache de Keboemen et redeviens vraiment élégante. Tu as peur que ces petites robes de Max soient de nouveau trop jolies, non, Mamali, laisse seulement faire Hedy. Vois-tu ces robes je les porterai à des occasion indépendantes, c’est à dire pour aller à un concert, ou danser à l’hôtel des Indes ou n’importe où, à des occasions où nous serons pour nous, tu comprends, où nous payons notre consommation, alors cela ne regarde personne ce que j’ai mis et j’ai bien le droit d’être bien habillée vu que je ne dois rien à personne. Avec la belle robe blanche, c’était ainsi, les circonstances ne m’ont encore jamais permis de la porter à une occasion pareille, indépendante, et qui demande une toilette chic. Comme soirée, il n’y a eu que celle de chez Jöbsis, et là j’étais invitée avec tout le monde de la banque, c’était officiel et je ne voulais pas faire de jalousies, vu que là chacun avait sa place et son rang.  D’ailleurs tu verras bien sur la photo que nous sommes presque au bout de la table avec les jeunes, quoique nous avons encore eu une meilleure place qu’il n’aurait fallu. Tu sais, cela ne veut pas dire qu’on nous traitait du haut en bas, mais c’est ainsi. Je suis sûre qu’à un dîner d’officiers, ce sont aussi ceux qui ont le plus de galons qui sont assis au haut de la table, enfin, tu comprends bien, hein !
D’ailleurs il paraît que Jöbsis en passant dans le bureau de Buby a de nouveau demandé comment je me portais et a dit que nous devions aller chez eux une fois. Maintenant Buby veut que j’aille chez madame J. un matin et alors probablement qu’elle nous invitera pour un soir.
Zut, je suis au bout de ma lettre et je m’aperçois que je n’ai pas encore répondu à la tienne. Allons, vite au travail !
J’ai eu du plaisir de lire comme tu as dansé avec Nöggu (Charlot) pour lui apprendre la valse. Est-ce qu’il a eu du plaisir à ce bal ?
So, so, donc vous avez eu Laurie en visite ! De lire cela m’a rappelé tout mon temps en Angleterre, tant de choses que j’avais presque oubliées. Je suis contente que Laurie soit devenu quelque chose de bien. Je voudrais tant qu’il rencontre Flock et que cela donne quelque chose, car je crois bien que le caractère de Flock s’adapterait bien à celui de Laurie. Te rappelles-tu quand tu avais peur que je le marie un jour ? Mais maintenant je ne crois pas que j’aurais pu être heureuse avec lui, et j’espère que toi non plus tu ne voudrais qu’il en soit ainsi, malgré qu’il soit en Europe.
Tu es quand même une sale femme quand tu écris que Buby lit dans mes livres de cuisine seulement parce qu’il n’a jamais bien à manger. Attends, quand je reviendrai, on va faire un concours entre les deux, on verra laquelle des deux aura plus de succès. Non ce n’est pas gentil de ma part, hein, moi qui te dois tout ce que je sais, mais enfin tu me comprends.
Quand tu te sentiras encore mieux que maintenant, ne reprendras-tu pas ton projet de venir aux Indes pour quelques mois ? Maintenant que cette jeune Huguenin y vient, je pense souvent à ton projet, ne penses-tu pas que tu pourrais entreprendre ce voyage, penses-y ! Ou bien alors je te reprendrai avec pour quelques mois. J’aimerais tant que tu voies ce beau pays.
Quelles nouvelles avez-vous encore de Bulgarie. Qu’est-ce qu’il fait, Ivan, et surtout Oswald, qu’est-ce qu’il devient, et elle ? (cousins germains par la sœur du papa de Nelly) Je lui avais écrit mais je n’ai jamais reçu de réponse.
Ce que tu me dis de la Mineli, qu’elle travaille dans une fabrique, me renverse. Là ce n’est pas tout à fait comme cela devrait ; de plus en plus je crois que la Mineli a été mariée pour ses sous et rien de plus. Naturellement je ne connais pas les circonstances du Congo, mais cela me paraît impossible qu’une Européenne aille travailler dans une fabrique si elle n’y est pas extrêmement obligée. Moi je pense que ce type a eu un peu d’argent, qu’il a tout dépensé dans les premiers temps pour jeter de la poudre aux yeux de la Mineli, et maintenant elle doit lui aider à manger de la vache enragée, même peut être travailler pour lui, qui sait. Enfin, ne dis jamais tout ce qu’elle te raconte, ne vas pas ouvrir les yeux à madame Widmer, même pour l’empêcher de raconter des bêtises aux autres femmes. Qu’est-ce que cela peut bien faire les autres femmes à Nidau ne peuvent pas contrôler ce qu’elle raconte et ne sauront pas si c’est juste ou faux. La pauvre femme.
Dis-toi bien qu’il vaut mieux m’avoir heureuse aux Indes que malheureuse dans ton voisinage. Et maintenant je me sens de nouveau bien, je n’ai plus du tout mal à l’estomac ni au ventre. Le docteur a quand même eu raison quand il m’a dit qu’à la fin du copte il croyait que c’était les nerfs. Depuis qu’il m’a dit quatch ! vous n’êtes plus malade, j’ai commencé à me sentir mieux. C’est naturellement aussi ce thé seriawan qui m’a aidé. Je mange de nouveau comme un ogre et tout le monde me dit que je reprends bonne mine d’une manière fantastique. J’en suis contente et je te garantis maintenant je vais faire attention et me soigner aux fines herbes, toujours aller turnelele (la gym) et bädelele (se baigner)…
Ah, nous passons de belles soirées avec notre radio. Buby est étendu sur le banc et écrit à Coen. Il m’a chipé tous les coussins disponibles pour les fourrer sous son derrière ! Moi je suis assise à ma petite table à écrire devant la fenêtre ouverte.
Cette semaine j’ai encore eu la petite Lensink à dîner avant qu’elle parte rejoindre son mari à Sumatra. Elle aurait un joli potager à gaz (cuisinière à gaz), qu’elle avait acheté il y a une année. Un modèle très moderne avec toutes les perfections possibles qui a coûté Fl. 90.-. Elle me l’aurait laissé pour Fl. 45.-,  mais Buby n’a pas voulu, il préfère garder cet argent pour une auto.  Moi aussi d’un côté, mais d’un autre côté, j’aimerais pourtant beaucoup avoir un four, c’est si pratique. Enfin, je sais bien que s’il nous arrivait d’être placé hors de Batavia malgré tout, je ne pourrais plus l’employer et cela serait une chose de plus sur le dos. Tout de même, j’aimerais tant faire des tourtes, des gâteaux, me servir d’un grill… ! C’est bien la première fois que Buby ne tient pas à m’accorder un désir, et je n’insiste pas, vu que je me rends aussi compte des désavantages d’un achat pareil.
Motherli, voilà longtemps que je n’ai plus rien entendu du Padre. Comment cela va-t-il ? Est-ce qu’il pense encore à sa Ge… quelquefois ? Je ne suis pas encore arrivée à écrire à Mottet, ni à Charlot, ce qui me tracasse. J’ai peur que Charlot finisse par m’en vouloir ou croire que je ne lui porte pas assez d’intérêt, ce qui, bon sang, n’est pas le cas.
Maintenant, je vais te quitter, car demain matin je dois me lever tôt pour aller à Priok (le port). Tu feras ma commission à Charlot, et donneras aux hommes un bon muntschi de la Ge. Pour toi, comme d’habitude…. All the best pour vous tous.
Votre Ge…. et son Buby




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