dimanche 18 septembre 2016





Batavia

12 avril 1937

Chère et unique sale femme
Il y a si longtemps que je ne t’ai plus écrit à mon aise, c’est-à-dire à la manière d’une bonne chnätschete (papotte, tchatche). Ce matin je vais prendre mon temps pour cela, d’autant plus que je puis le faire ouvertement de nouveau, vu que vous êtes à la maison. J’espère que vous aurez fait bon voyage et que les quelques jours à Venise ont été parfaits. Espérons aussi, pour le bien de la famille, que tu aies rapporté à Bienne une toute petite parcelle de ton cœur, qu’il ne soit pas resté éparpillé dans les gondoles à Venise et au… Vatican ! Avoir une pareille gondleuse de mère, c’est triste à en être jalouse !
Là, enfin, cessons les bêtises, ou plutôt commençons par les miennes.  Je reviens justement tu ne sais pas d’où ? du cours de modiste que je prends ! Oh, j’en ai un plaisir fou et  je vais encore prendre un cours pour faire des fleurs en soie etc. Ce cours de modiste se donne donc à notre club du Gemeinnütziger Frauenverein (association des dames bénévoles pour la communauté). Nous avons une très jolie villa avec des salons de lecture, 2 bureaux d’administration, une salle où se donnent les cours de coupe, de modiste, de dessin etc. et une petite salle de conférence, un lounge et un grand jardin. A ce cours de modiste nous sommes 6 femmes. Je dis des femmes, car je suis la seule dame !!! A part la modiste qui donne le cours et qui heureusement est européenne, il y a encore une autre femme qui ressemble un peu à madame Widmer, et le reste c’est tout des Indische et une chinoise. Celle-là, elle paraît encore la plus distinguée, mais les autres, brrr !  Il y en a une que j’ai surnommée la pétaradeuse, elle sait tout, elle fait tout, elle parle de tout. Parler, c’est trop joli, elle nous mitraille, c’est affreux, je dois me retenir pour ne pas lui dire de se taire. Heureusement que la dame du cours lui fait une observation, mais qui n’a pas servi à grand chose. Imagine-toi une femme qui ressemble à celle de Chaggi, mais noire, et avec des méchants yeux comme la Rickshaw, et le hollandais qu’elle mitraille, cela t’écorche les oreilles. Enfin, moi je n’ai pas ouvert le bec, car je ne veux pas me mêler à cette population. Heureusement que je suis placée à côté de la modiste, j’apprends bien, et j’ai eu la primeur pour former mon chapeau. Nous avons commencé par apprendre à faire des chapeaux en étoffe, moi j’en fais un en crêpe de chine brun foncé qui doit aller avec mes souliers de daim de la même couleur, et je les porte avec une robe en toile rose. Les autres femmes, elles ont apporté du tobralco, du satin blanc, etc, c’est à crier. J’ai aussi commencé une forme comme Irma en a une. Tu sais nous apprendrons aussi à façonner la forme pour le feutre etc. enfin tout ce qui concerne un chapeau, seulement là il faudrait de la technique, pour du chic, mais je n’y compte pas. Cela il faudra que je le trouve moi-même, mais je n’ai pas peur, avec un peu de courage et de culot je réussirai bien, au moins assez bien pour ici. Ce cours va durer …(illisible) et me coûtera 15 fl environ, donc Frs. 30.- Ce n’est pas bon marché, mais j’aurai vite rattrapé cet argent. Je ne dis pas que je ferai tous mes chapeaux moi-même, mais surtout pour transformer mes vieux chapeaux ce sera pratique et économe aussi. Le point noir dans tout cela, ce sont ces femmes, je t’assure qu’il faut un certain courage pour être avec elles, mais voilà, la Näggeli, elle n’est pas fière. D’ailleurs, j’ai aussi commencé à jouer au tennis le samedi matin avec un tas de femmes que je ne connais presque pas, sauf l’une qui est l’amie de Bep Bigot.
Tu sais j’ai mon temps bien rempli maintenant. Lundi de 8-10 cours de modiste, mardi correspondance et visites à recevoir, mercredi porter les lettres avion à la poste et en même temps filer en ville pour les commissions. Ce mercredi-ci, j’attends Ir et Bernard qui accompagnent leur mère au bateau. Elle retourne en Hollande après un séjour de presque 2 ans ici. Jeudi, mon cours de gymnastique, vendredi mon jour où je fais des visites (parce que c’est la « grossi putzete » (gros nettoyage) du flat, alors je me sauve). Samedi cours de malais après le tennis, dimanche c’est Oscarlitag (jour d’Oscar) ! Je t’en garantis, je n’ai pas le temps de m’ennuyer, vu qu’entre temps je cous encore toutes mes robes.
Je viens d’en couper une pour Flock, surtout pour m’exercer car cela ne me réussit pas encore très bien, de couper sur le mannequin. Cette robe de Flock ne me coûte que Fl. 1.20 et c’est un joli petit cadeau pour sa fête.
Hier j’ai eu Frank et Go (van der Stock) pour manger de la soupe aux pois avec des gnaegis. C’était bon mais je n’en ai presque pas eu assez. J’avais aussi une très bonne saucisse avec. Mercredi je pense que Ir et Bernard mangeront ici et je ne sais au monde pas quoi leur donner, ils sont si gâtés et comme je serai au bateau avec eux jusqu’à midi, je ne peux pas m’occuper de la cuisine. Zut, je m’en balance, ils mangeront ce qu’il y a.
Je t’avais écrit dans le temps d’une jeune femme neuchâteloise qui habitait aussi ici dans le flat. Elle était partie pour l’Europe pour trois mois. Elle est revenue et je l’ai rencontrée ici. Elle était grande amie avec madame Földes, la Hongroise qui habite aussi ici, et qui est grande amie avec la Bos. Bon, il y a rogne maintenant entre la Földes et cette Neuchâteloise, de sorte que je me trouve entre deux feux, mais n’ayez pas peur, je sais bien m’en tirer.
Donc vendredi passé j’ai vite été chez la Neuchâteloise qui habite une très jolie maison maintenant, presque vis à vis des Jöbsis. Là j’ai fait la connaissance avec la femme du Consul suisse, je ne me rappelle plus son nom, ne l’ayant pas bien compris. Enfin, elle est une valaisanne qui a habité Soleure pendant bien des années. Son mari est Bernois, il a longtemps été consul à Leipzig. Elle m’a dit qu’il n’aimait pas du tout travailler ici. Ils n’y sont que depuis 2 mois. Elle ne m’est pas antipathique, mais pas sympathique non plus. Je crois que c’est une de ces bonnes catholiques, elle a vécu avec sa mère à Soleure pendant ces 10 dernières années, en attendant son mari. Je pense qu’elle a eu une mère égoïste et étroite d’idée, elle ne semble pas pouvoir se faire à ce nouveau milieu ici, elle a l’ennui etc. Enfin, patati et patata. Je pense que je la verrai encore et j’apprendrai à la connaître mieux. Elle parle bien le français, lui c’est un Bärner, j’en suis bien contente. La Neuchâteloise veut faire une petite réunion de tous les Suisses chez elle. Nous serons environ une 30 aine, aussi en comptant les demi Suisses (à cette époque les femmes perdaient leur nationalité en épousant un étranger) comme moi. Ce sera une sorte de Kränzli (petit cercle). Moi je suis contente d’être au flat, je ne pourrai pas les avoir chez moi, car elle va faire des mauvaises expériences aussi avec cela, la petite Neuchâteloise, mais moi je ne dis rien. Je suis tout de même contente d’avoir un peu de contact avec des femmes de mon pays. Ce n’est pas qu’elles soient plus gentilles que les hollandaises, ni même plus large d’idées, oh, non, je l’ai de nouveau pensé avec cette madame Consul qui pourtant devrait être une femme à la hauteur.  Bah. Mais cela fait du bien de parler français, c’est du vif, c’est du léger, au moins la petite Neuchâteloise.
Il y a ici au flat aussi des Suisses, des Zumstein, je n’ai pas encore fait leur connaissance. Elle me paraît assez sympathique, lui a l’air d’un miston, et le soir il se promène sans chemise, seulement avec ses pantalons au flat. Bien qu’il ait une raison excusable, cela a mauvaise façon pour un Européen.
Dis-donc, si jamais tu vas à Bruxelles, tu pourrais aller dire bonjour à Kitty (sœur de Ir). Elle ne demeure pas loin de la frontière, je crois. Zut ! voilà que j’écris en route ! Tant pis, je le laisse, tu pourras bien lire au moins.
Zut ! maintenant je ne sais plus quoi écrire de moi, j’ai épuisé toutes les nouvelles. D’ailleurs Buby va rentrer sous peu avec Seeuwen, alors je vais cacher ma lettre, car je ne me fie à personne, ils essayent tous de lire quand ils en ont l’occasion. Je reprendrai ma lettre ce soir, et entre temps je vais lire les tiennes pour pouvoir y répondre. Nous avons tant à nous dire, pas, ? Tu ne sais pas combien j’en jouis de tout pouvoir dire, critiquer avec toi car autrement je n’ai personne à qui je puis parler à cœur ouvert sauf mon Buby bien sûr, mais lui c’est un homme. De plus il a la tête pleine d’affaires maintenant qu’Elout est loin et alors il n’a pas tant d’intérêt pour tous ces papotages.
Voilà, nous venons de souper. Buby maintenant s’est remis au travail et moi j’en profite pour t’écrire. Ce matin en revenant de mon cours, j’ai marché à la maison et à la Koningsplein, juste au-dessus de ma tête il a passé un avion Douglas ! Je me suis encore dit que cela pourrait bien être l’oiseau de Hollande, malgré que nous ne l’attendions que demain. Mais je ne sais pas, en le regardant passer, j’ai bien eu le sentiment qu’il y avait quelque chose pour moi dans son ventre, et j’ai raison, car j’ai reçu cet après-midi ta lettre No 159, la dernière depuis Rome.

31.03.1937 Rome
Louis, Ebe Sossich, Rose

Je suis si contente que vous ayez eu si bon temps, que tu aies tant pu en profiter. Je ne peux pas te dire le plaisir que j’ai eu aux photos. Une fois de plus, tu es diablement jolie. Il est très très bien ton manteau, surtout avec ce col ouvert, et ce Hüteli (petit chapeau), d’où l’as-tu ? Il te va très bien. Tu es coquette, sale femme. Je te dis, j’en ai un plaisir fou et je me plais à m’imaginer ma Mamms se promenant par Rome, bien habillée et reluquant les beaux Tschingg (hommes italiens). J’espère bien que tu t’es rincé l’œil pour moi aussi. Oh, ce que je vais les yeuter ces beaux types, une fois, quand on ira se balader toi et moi ! Après tout, est-ce que tu t’es achetée une robe du soir à Rome ? Avez-vous été à l’opéra ? Tu aurais dû profiter de te faire faire de beaux souliers sur mesure en Italie. Je suis si contente que Nögg (Louis) ait aussi pu en profiter. Ce qu’il est devenu homme, mon Nögg ! Oh oui, il a bonne façon et il fait si bonne impression. C’est un jeune homme qui inspire confiance à la première minute. Je ne peux pas te dire combien il me plaît. Ses bonnes mains ne m’ont pas trompée. Charlot est bien aussi, il est beau surtout, mais je ne sais pas il a quelque chose de féminin sur lui. Enfin, comme je dois lui écrire, je vais lui dire mon opinion directement et quelques petites critiques par-ci par-là. Il est moins fait que Loulou, c’est dommage. Qu’il ait eu beaucoup de succès à Rome ne m’étonne pas, et je crois que c’est cela qui le gâte même un peu, on voit qu’il a très bonne opinion de lui même, tout en étant self-conscious. Il montre un drôle de mélange, Charlot.
Tout ce que tu m’as raconté d’Ebetine (Sossich) et de sa mère, c’est quand même triste (séparation ? faillite ?). Tu vois l’argent ne fait pas le bonheur. Ecoute, tu me diras ce que Sossich fait maintenant. Où travaille-t-il ? Crois-tu qu’ils aient eu tant d’argent qu’ils vous ont fait croire ? Enfin, je me réjouis de recevoir tes lettres depuis la maison où tu pourras parler ouvertement.
Cet appartement en ville, je suis sûre qu’ils l’ont pris pour ta visite, tu ne crois pas ?
Attends, j’ai dû m’interrompre  pour vite re-admirer les photos, je ne peux pas assez vous regarder. Oui, il a bien l’air anglais, Nögg, et toi tu es si tellement salement distinguée c’est à en crever de jalousie. Hein, Gondoleuse, tu vois cela, ta Nitzli qui devient jalouse de toi ! Oui, je sais bien que tu es un ange, toi, je n’ai pas besoin de te comparer avec une autre pour le savoir. Tout de même cette Carenini est terrible, et comme elle doit souffrir cette pauvre Ebe. Je suis contente qu’elle t’aime tant et que toi aussi tu puisses l’aimer. Tu sais, c’est beau une sympathie de femme, et surtout la différence d’âge entre vous rend cette amitié plus pure et plus profonde. Qu’elle essaye un peu de flirter avec les garçons tout en jouant à la petite sœur cela je l’ai deviné déjà bien longtemps, je l’ai senti déjà pendant ta visite à Como, il y a 2 ans environ. Mais tu as raison de ne pas t’en faire, c’est une belle école pour les garçons, et Ebe n’est pas mauvaise, elle est seulement « femme ». Tout comprendre, c’est tout pardonner ! Je comprends cela si bien.
Je comprends combien tu as joui de cette promenade au bord de la mer, dans cette forêt de pins maritimes. Pendant mon voyage avec Max et Tata j’en avais vu une pareille près de Nantes et cela m’avait aussi fait une si belle impression.
Je pense que c’est le moment de remercier Max pour la deuxième robe, ouf, il me faudra répondre. Je ne vais pas encore le faire pour ce courrier-ci, tant pis. Oui, maintenant qu’il est seul, il peut aller faire des voyages, avant quand Tata vivait il n‘avait jamais le temps, sauf pendant ses trois semaines de vacances par année. Oh oui, il a dû être affreux avec elle, pas méchant, mais une sorte d’égoïsme couvert sous le manteau du travail, de la gentillesse par devant le monde Oh, je puis si bien m’imaginer comment il était avec elle, c’est triste d’y penser encore, si seulement on avait eu les yeux plus ouverts avant.  Moi, il y avait longtemps que je me méfiais de quelque chose, mais elle prenait tant de peine de tout cacher. Tu as raison pourtant de ne pas critiquer Max chez Banely (Fanny qui tient son ménage, St Gall). C’est naturel qu’elle le voie d’un point de vue différent du nôtre et après tout il ne faut pas encore aller lui rendre la vie plus dure en lui ouvrant les yeux sur les fautes de Max. Cela ne servirait à rien du tout, et je me dis toujours que du moment que parler n’aide pas ou n’est pas absolument nécessaire il vaut mieux se taire. Est-ce que Banely est un peu payée au moins ? Combien reçoit-elle ? Mais tu verras si une fois Max se remarie, cela sera avec une femme qui saura bien le faire passer par où elle voudra, je te garantis qu’il sortira le dimanche avec elle. Je te le parie. Ah, non, c’est beau et bon de se dévouer, mais il faut faire attention quand et comment, sans quoi on se fait écraser complètement. Vois-tu, tu auras tellement raison de mesurer tes paroles, de ne pas trop laisser percer ton enthousiasme quand tu raconteras ton beau séjour. Oui, on ne peut pas assez cacher aux gens sa vie privée et ses sentiments. Tu as de nouveau une fois tapé dans le mille quand tu dis qu’il faut montrer aux gens une « binette vide ». C’est absolument cela. Une binette vide, vide, vide, c’est à quoi je m’exerce.
Je viens d’avoir un téléphone de la petite Neuchâteloise, elle est malade et elle a une garde, car son mari est en voyage pour deux semaines. Etant seule, le médecin lui a fait prendre une garde et elle a fait de très mauvaises expériences. Elle devait la payer 25 francs par jour et elle a attrapé la garde qui trichait avec le thermomètre, inscrivant plus de fièvre que la jeune femme n’en avait, ceci naturellement pour rester là le plus longtemps possible. Et c’était une Européenne !!! J’irai chez elle tout à l’heure. Cette réunion de femmes suisses est pour jeudi en 8, donc le 22 avril. Lundi c’est la madame Consul qui vient me voir. Elle s’appelle Leuzinger !  Le 21 avril, il me faut aller chez madame Oppel, un des sous directeurs de la Banque. Elle donne une matinée d’adieu pour les dames de la Banque. Cela ne m’ennuie pas, cela m’emmerde ! Je ne suis plus jamais à la maison, je mène de nouveau une vie de gondleuse, c’est affreux, et tu sais mon ménage s’en ressent. J’ai attrapé la baboe qui en faisait des siennes à la cuisine. Si on ne les tient pas sous une stricte surveillance, elles se relâchent comme le diable. Il faudra que j’y mette de l’ordre.
Maintenant il faut que je te quitte. Welcome home again. Tu seras sûrement aussi contente de retrouver ton nid, malgré tout le beau et bon temps que tu as eu, et aussi le Padre voyons !!! En attendant je jouis encore avec toi de ton beau voyage et me réjouis de recevoir tes prochaines lettres.
Voilà justement Buby qui rentre, décoiffé, transpiré et fatigué. C’est donc tout naturel que la Ge… va lui changer les idées.
Toutes mes bonnes pensées à chacun.
Pour toi, ma foi, qu’est-ce qu’on pourrait bien donner à une sale femme, aussi un muntschi peut être ?


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