jeudi 21 juillet 2016





Batavia

8 septembre 1936

Mes bien chers,
Il faut enfin que je mette à répondre à toutes vos chères lettres, et vous remercier tous de tous vos bons vœux pour les 7, 8 et 10 août (son anniversaire et mariage). Je ne sais vraiment plus quand je vous ai écrit pour la dernière fois, et il se peut que je me répète un peu, mes frères diront que leur sœur radotte mais je les prie de ne le croire qu’à moitié !
A Tjitere (Citere, au sud de Bandung, lieu de vacances en altitude) nous en avons aussi fait des courses, nous les avons toutes faites, du moins toutes celles qui étaient indiquées dans le prospectus de l’hôtel, sans compter celles que nous avons découvertes nous-mêmes.
Comme notre jour de mariage tombait sur un week-end nous avons été le passer à Padalarang, (ouest de Bandung) chez les van der Lee, un ancien copain de Buby, qui dirige là une fabrique de papier, la seule ici à Java. Sa femmelette a 22 ans, et attend déjà son second gosse. Elle est très jeune et sans expérience, mais bien gentille et nous nous entendons bien les 4. D’ailleurs je vais vous en envoyer des photos. Le jour de ma fête nous avons été au cinéma et d’abord chez les Elout le soir. Je crois que je t’ai écrit dans mon billet depuis Tjitere qu’en rentrant du bureau, le 10, Buby m’a dit que Mr. Jobsis (encore un directeur de la Banque à Batavia…) me faisait demander si je voulais traduire un rapport pour lui. Il avait d’abord demandé à Elout s’il croyait que je le ferais. Bien sûr que je le fais volontiers, mais je n’ai pas montré mon plaisir, sauf à Buby avec qui je me suis réjouie. Cela va me donner beaucoup de travail, ce sera long mais intéressant et bien que je n’en retirerai aucun avantage, je le ferai avec plaisir tout de même. Une semaine après notre visite nous nous embarquions pour 15 jours de vacances à Tjitere, au-dessus de Bandoeng.
Tjitere (Citere)


Le voyage en chiotte s’est bien passé, sans panne malgré tous les bagages. Ah oui, il faut encore vous en raconter une bonne. Ne pouvant pas entasser tous les bagages sur l’auto nous avons envoyé en avance une malle avec tous nos habits. Comme Oscar avait l’intention d’aller quelques fois à Bandoeng, (Tjitere n’en était qu’à 45 km) le soir, j’avais aussi emballé mes robes habillées. La malle est  partie le vendredi matin et nous devions suivre le samedi matin, je ne pouvais pourtant pas me douter que le vendredi soir il nous faudrait aller chez les Jobsis pour souper ! Quand Oscar m’a apporté la nouvelle, j’ai presque fait aux culottes. Il a fallu rassembler tout ce qui restait comme robe et vieux souliers et tâcher de faire un ensemble. J’ai mis cette robe rose faite moi-même (modèle Grieder) dans laquelle j’ai toujours eu beaucoup de plaisir jusqu’à présent, et vraiment j’en ai de nouveau eu. Il y avait là chez les J. encore un jeune homme, fils à papa, qui venait inspecter les fabriques desquelles il serait directeur sous peu, bien qu’il n’ait que l’âge d’Oscar, et ce jeune homme connaît bien Ans, notre future belle-sœur, la fiancée d’Eddy. Nous étions donc les 5 et la soirée s’est assez agréablement passée, sauf pour Buby qui s’occupait spécialement de madame J. et qui n‘arrivait pas à la faire parler. Ce pauvre garçon a presque sué du sang. Madame J. ne semblait avoir intérêt  à rien du tout, mais c’était compréhensible, elle avait actuellement un enfant à l’hôpital qu’on venait de sauver de la mort par une transfusion de sang de la mère. Elle avait naturellement ses pensées vers l’enfant, malgré ses obligations mondaines. Après le souper, nous avons été passer la soirée au cinéma de 10 heures à minuit. En rentrant je me trouvais embarrassée par le problème suivant : si les J. nous avaient invités par rapport à cette traduction, est-ce moi qui aurait dû commencer par en parler ou était-ce à Mr. J. ? Moi je n’ai rien dit et… lui non plus. Maintenant j’incline à croire que c’était à lui de m’en parler s’il en avait l’intention. Vu qu’ils avaient encore un invité, je ne pouvais pas savoir si j’osais en parler devant lui, et j’admets que Mr. J. est bien assez important et sûr de lui pour ne pas attendre que je lui tende la perche s’il avait quelque chose à me dire. Oh, je vous dis, la Näggeli a bien encore du fil à retordre de temps en temps pour des choses pareilles.
Tjitere n’était pas un hôtel mais un ensemble de bungalows, qui se compose d’un bâtiment central comprenant la cuisine, une petite salle à manger rustique et un petit lobby. Tout autour, sur un terrain très accidenté, sont groupés de petits bungalows à une, deux ou plusieurs familles. Il y en a de toutes les sortes, des luxueux et des simples. Nous avions presque le plus simple et aussi le moins cher. Il se composait d’une seule chambre avec les lits dans une alcôve. Je ne l’aimais pas trop, mais nous avions un petit jardin pour nous et d’ailleurs nous n’étions jamais dedans. On se levait le matin à 7 heures, nous déjeunions dehors, allions faire une course, rentrions vers 1 heures, lunchions dehors, et allions ensuite nous étendre sur nos chaises longues jusqu’au thé, au jardin. Après le thé encore un bout de promenade, puis vers 6 heures nous faisions un brin de toilette, (nous laver entre autres ! le matin c’était trop froid !) allions au lobby prendre un apéro, jouer à la besique (cartes), souper et à 8 heures nous étions le plus souvent au lit.  Ainsi nous avons vraiment joui de nos vacances et nous nous sommes fait du bien, pourtant en ce qui me concerne, je n’avais pas l’impression d’être tout à fait bien, j’avais souvent mal au ventre et l’impression qu’il me fallait prendre de l’alcool de menthe parce que cela me pesait sur l’estomac. D’ailleurs déjà à Keboemen j’avais souvent des troubles et mal au ventre. Jamais beaucoup, pas assez pour m’alarmer. Je crois que je t’écrivais quand j’avais la diarrhée, enfin je ne m’en faisais aucun souci. En rentrant de Tjitere j’ai eu la même chose, mal au ventre et diarrhée.
Entre temps nous est parvenue la nouvelle des fiançailles de la princesse Juliana. Nous étions les premiers à apprendre la nouvelle par la grande sirène du bureau de presse, nous avons sauté dans l’auto et sommes allés la porter aux Bigot, et là il fut décidé qu’on irait fêter la chose. Buby et moi sommes vite retournés à la maison, j’ai repassé ma robe d’organdi et… vive la fête. Je vous la décrirai la prochaine fois, mais c’était une fête, une bombe monstre. Nous ne sommes rentrés que ce matin à 5 heures, et les deux derniers jours le matin à 2 heures. Voilà 3 nuits que nous n’avons pas dormi ! Je vous écrirai plus la prochaine fois, je n’ai plus le temps maintenant et cette lettre doit partir.
Un muntschi à chacun de votre Ge… qui s’est follement amusée et Buby aussi.

Zut, ma lettre est arrivée trop tard pour le courrier de mercredi. J’en profite pour ajouter quelques mots. Donc notre belle fête, vous en savez déjà quelque chose. Nous avons été souper au club, c’était excellent et il y avait une musique militaire, commandée en hâte pour la circonstance. A un moment donné, la musique partait et comme nous voyions quelques couples qui la suivaient, nous  nous sommes immédiatement levés de table pour en faire autant. Nous marchions en bande, bras dessus et bras dessous, en chantant tous les chants nationaux hollandais jusqu’au Palais du Gouverneur, ici à la Konigsplein. Là, nous sommes entrés dans les jardins, jusque devant la maison et avons porté des ovations auxquelles il a gentiment répondu. Après avoir chanté le Wilhelmus, nous avons fait une immense polonaise sur la pelouse, et toujours avec la musique en tête nous sommes retournés à la Societeit Harmonie.
Societeit Harmonie Batavia

 Là, il y a encore eu un tattooe (tattoo, musique militaire) avec la marine. Oh, c’était beau, c’était unique, ces soldats, ces matelots et leurs officiers ! Nous étions donc avec les Bigots et un autre couple de leurs amis, et vraiment j’étais ravie comme Bep Bigot (Mme Bigot) fêtait avec comme un gosse, et lui aussi. Plus tard dans la soirée nous avons de nouveau pris la musique en tête et avons marché à l’hôtel des Indes où il y avait aussi une soirée pour l’occasion. Avec un culot formidable nous sommes montés le grand escalier de l’hôtel, jusqu’à la salle de bal, avec la musique en tête toujours, jouant tout ce qu’elle pouvait et supprimant complètement l’orchestre tzigane. Là, cela a donné un stampede formidable et je dois dire que Bigot et moi étions de ceux qi ont le plus chanté, crié, ri, dansé et sauté. C’était endiablé et vous me connaissez, je ne m’arrête pas si vite. Vers 3 heures du matin, Bigot par contre n’en pouvait plus, il n’avait plus un fil sec à son habit, on a décidé de rentrer. Mais une fois dans la rue, devant l’hôtel, voilà que l’orchestre se met à jouer Adieu, mein kleiner Garde Offizier, tu sais que cela me rappelle une belle soirée des officiers au Fantasio, alors on s’est mis à danser dans la rue et comme par enchantement on s’est de nouveau trouvé en haut dans la salle de bal où nous avons continué la fête. On entraînait tout le monde, on chantait, on dansait en sautant en rond, c’était fou.
Societeit Harmonie, jardin

 Ensuite nous avons encore été au restaurant de nuit, le Perroquet, où beaucoup nous ont suivi. Mais là c’était trop élégant, trop blasé, trop conventionnel pour notre état d’esprit.  Nous n’y sommes pas restés longtemps et à 4 heures nous avons fini à l’Harmonie de nouveau. Nous étions assis sur la terrasse, sous un beau ciel étoilé, à cuver nos cuites et manger du hareng salé sur glace avec du toast. Vers 5 heures, nous rentrions pour dormir encore un peu. Le lendemain les bureaux avaient congé depuis 11 heures, alors Bep et moi, avec une auto pleine de gosses, nous avons fait un tour par la ville chacun avec un immense fanion aux couleurs nationales, des serpentins etc. faisant un chambard du diable. Bep voulait que les enfants aient aussi du plaisir de cette journée, et je leur ai payé des glaces. Enfin on a eu du succès et nous les grands nous nous sommes autant amusés que les gosses.
Demain, jour de fiançailles officiel, Buby a congé tout le jour. Il y aura un grand cortège qui passera devant chez nous. Les Bigots viendront voir et je leur offrirai un petit souper aux sandwiches. Il faut bien que je me revanche un peu pour tout ce qu’ils nous ont payé à cette fête. Tu comprends, nous ne pourrions jamais avoir autant de plaisir s’il fallait que nous payions tout cela de notre poche. D’ailleurs Buby n’étant pas membre de l’Harmonie, nous ne pouvons pas aller là, si nous ne sommes pas introduits  par quelqu’un.
Oh, ta Ge s’est amusée, c’était fou. Buby aussi s’amusait bien avec Bep, seulement vers minuit elle est rentrée seule, ce qu’elle fait toujours par prudence pour sa santé. Ma robe a de nouveau eu beaucoup de succès seulement dommage qu’elle était trempée de transpiration et mes volants que j’avais pris tant de peine à repasser, ils étaient devenus aussi mous qu’une patte à relaver, mais zut ! J’ai au moins eu du plaisir. 
Maintenant pour en revenir à du sérieux. Je vous parlais donc d’une diarrhée que j’avais déjà eue quelques fois. Cette fois-ci, Buby m’a obligée à aller chez le docteur car il fallait craindre que j’aie de la dysentrie, vu que c’est un mal très répandu ici aux alentours de Batavia. Le docteur a fait 2 analyses du hmhm. Une fois, j’ai même dû aller faire là directement, mais il n’a pas trouvé de bactéries !  Par contre il m’a dit que j’avais de la dyspepsie, c’est un manque d’un certain suc dans l’intestin, qui pour cette raison ne digère pas bien la nourriture, surtout la graisse. Par cela il se formait des gaz empoisonnés dans mon intestin, et le sang ne recevait pas toute la nourriture qu’il devait avoir. Ce manque de suc digestif entraînait aussi la constipation, et si j’avais encore laissé traîner cela pendant quelques années, j’aurais pu avoir des troubles d’intestin sérieux, même la paroi de l’intestin attaquée. Maintenant je dois suivre un régime assez sévère, pas de porc, saucisses, chaux, sardines, chocolat etc. Pas de graisse, très peu de beurre et de lait, pas de fromage, beaucoup de fruits et de légumes, etc. Je suis ce régime depuis une semaine et c’est vrai, je me porte déjà beaucoup mieux. Il faudra vraisemblablement faire attention un peu à ce que je mange pendant tout le temps que je reste ici dans ce climat chaud. Ce n’est donc pas une maladie proprement dite, c’est seulement un manque, auquel il fait remédier par un régime pour acquérir le bon fonctionnement de l’organisme. Le docteur  croit que j’ai cela depuis longtemps, et entre nous, moi je le crois aussi. Elout a la même chose,  seulement lui ne fait pas attention et bouffe de tout, de sorte qu’il ne se porte pas bien.
Oh, tu vas dire si je te dis que nous avons découvert de la bonne bière brune et que nous en sommes fous. Ta Ge… qui n’en n’a jamais bu jusqu’ici, chercher chaque occasion pour ouvrir une bouteille, tout comme toi dans le temps. Juste à présent on vient d’en boire un verre, Buby et moi, et quand j’ai eu fini de boire, je me suis surprise à roter, comme toi tu le faisais. Tu te rappelles que je me fâchais toujours.
Il y a ici dans le flatgebouw aussi une Suisse française mariée à un juif. Je n’ai pas encore fait sa connaissance. C’est une jeune femmelette de 22 ans environ.
J’ai oublié de vous raconter que la semaine passée j’ai eu les Bigot à souper un soir. C’était la première fois qu’ils venaient chez nous au flat. J’ai donné du bouillon froid, des asperges puis simplement du pain, du beurre et quelques sortes de charcuteries et pour finir de la crème fouettée dans laquelle j’avais versé beaucoup de cognac et des jaunes d’œufs. Bigot a presque léché le plat, j’avais du plaisir.
Voilà, maintenant mes chers, je vous embrasse tous de tout mon cœur et spécialement mon Macaroni…….. toute la ratatouille, all the best from your Ge…..



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