Batavia
8 septembre 1936
Mes bien
chers,
Il faut
enfin que je mette à répondre à toutes vos chères lettres, et vous remercier
tous de tous vos bons vœux pour les 7, 8
et 10 août (son anniversaire et
mariage). Je ne sais vraiment plus quand je vous ai écrit pour la dernière
fois, et il se peut que je me répète un peu, mes frères diront que leur sœur
radotte mais je les prie de ne le croire qu’à moitié !
A Tjitere (Citere, au sud de Bandung, lieu de vacances en altitude) nous en
avons aussi fait des courses, nous les avons toutes faites, du moins toutes
celles qui étaient indiquées dans le prospectus de l’hôtel, sans compter celles
que nous avons découvertes nous-mêmes.
Comme
notre jour de mariage tombait sur un week-end nous avons été le passer à Padalarang, (ouest de Bandung) chez les van
der Lee, un ancien copain de Buby, qui dirige là une fabrique de papier, la
seule ici à Java. Sa femmelette a 22 ans, et attend déjà son second gosse. Elle
est très jeune et sans expérience, mais bien gentille et nous nous entendons
bien les 4. D’ailleurs je vais vous en envoyer des photos. Le jour de ma fête
nous avons été au cinéma et d’abord chez les Elout le soir. Je crois que je
t’ai écrit dans mon billet depuis Tjitere qu’en rentrant du bureau, le 10, Buby
m’a dit que Mr. Jobsis (encore un directeur de la Banque à
Batavia…) me faisait demander si je voulais traduire un rapport pour lui. Il avait d’abord demandé à Elout s’il
croyait que je le ferais. Bien sûr que je le fais volontiers, mais je n’ai pas
montré mon plaisir, sauf à Buby avec qui je me suis réjouie. Cela va me donner
beaucoup de travail, ce sera long mais intéressant et bien que je n’en
retirerai aucun avantage, je le ferai avec plaisir tout de même. Une semaine
après notre visite nous nous embarquions pour 15 jours de vacances à Tjitere,
au-dessus de Bandoeng.
![]() |
Tjitere (Citere) |
Le voyage
en chiotte s’est bien passé, sans panne malgré tous les bagages. Ah oui, il
faut encore vous en raconter une bonne. Ne pouvant pas entasser tous les
bagages sur l’auto nous avons envoyé en avance une malle avec tous nos habits.
Comme Oscar avait l’intention d’aller quelques fois à Bandoeng, (Tjitere n’en
était qu’à 45 km) le soir, j’avais aussi emballé mes robes habillées. La malle
est partie le vendredi matin et
nous devions suivre le samedi matin, je ne pouvais pourtant pas me douter que
le vendredi soir il nous faudrait aller chez les Jobsis pour souper ! Quand Oscar m’a apporté la nouvelle, j’ai
presque fait aux culottes. Il a fallu rassembler tout ce qui restait comme robe
et vieux souliers et tâcher de faire un ensemble. J’ai mis cette robe rose
faite moi-même (modèle Grieder) dans laquelle j’ai toujours eu beaucoup de
plaisir jusqu’à présent, et vraiment j’en ai de nouveau eu. Il y avait là chez
les J. encore un jeune homme, fils à papa, qui venait inspecter les fabriques
desquelles il serait directeur sous peu, bien qu’il n’ait que l’âge d’Oscar, et
ce jeune homme connaît bien Ans, notre
future belle-sœur, la fiancée d’Eddy. Nous étions donc les 5 et la soirée
s’est assez agréablement passée, sauf pour Buby qui s’occupait spécialement de
madame J. et qui n‘arrivait pas à la faire parler. Ce pauvre garçon a presque
sué du sang. Madame J. ne semblait avoir intérêt à rien du tout, mais c’était compréhensible, elle avait
actuellement un enfant à l’hôpital qu’on venait de sauver de la mort par une
transfusion de sang de la mère. Elle avait naturellement ses pensées vers
l’enfant, malgré ses obligations mondaines. Après le souper, nous avons été
passer la soirée au cinéma de 10 heures à minuit. En rentrant je me trouvais
embarrassée par le problème suivant : si les J. nous avaient invités par
rapport à cette traduction, est-ce moi qui aurait dû commencer par en parler ou
était-ce à Mr. J. ? Moi je n’ai rien dit et… lui non plus. Maintenant
j’incline à croire que c’était à lui de m’en parler s’il en avait l’intention.
Vu qu’ils avaient encore un invité, je ne pouvais pas savoir si j’osais en
parler devant lui, et j’admets que Mr. J. est bien assez important et sûr de
lui pour ne pas attendre que je lui tende la perche s’il avait quelque chose à
me dire. Oh, je vous dis, la Näggeli a bien encore du fil à retordre de temps
en temps pour des choses pareilles.
Tjitere
n’était pas un hôtel mais un ensemble de bungalows,
qui se compose d’un bâtiment central comprenant la cuisine, une petite salle à
manger rustique et un petit lobby. Tout autour, sur un terrain très accidenté,
sont groupés de petits bungalows à une, deux ou plusieurs familles. Il y en a
de toutes les sortes, des luxueux et des simples. Nous avions presque le plus
simple et aussi le moins cher. Il se composait d’une seule chambre avec les
lits dans une alcôve. Je ne l’aimais pas trop, mais nous avions un petit jardin
pour nous et d’ailleurs nous n’étions jamais dedans. On se levait le matin à 7
heures, nous déjeunions dehors, allions faire une course, rentrions vers 1
heures, lunchions dehors, et allions ensuite nous étendre sur nos chaises
longues jusqu’au thé, au jardin. Après le thé encore un bout de promenade, puis
vers 6 heures nous faisions un brin de toilette, (nous laver entre
autres ! le matin c’était trop froid !) allions au lobby prendre un
apéro, jouer à la besique (cartes), souper et à 8 heures nous étions le plus
souvent au lit. Ainsi nous avons
vraiment joui de nos vacances et nous nous sommes fait du bien, pourtant en ce
qui me concerne, je n’avais pas l’impression d’être tout à fait bien, j’avais
souvent mal au ventre et l’impression qu’il me fallait prendre de l’alcool de
menthe parce que cela me pesait sur l’estomac. D’ailleurs déjà à Keboemen
j’avais souvent des troubles et mal au ventre. Jamais beaucoup, pas assez pour
m’alarmer. Je crois que je t’écrivais quand j’avais la diarrhée, enfin je ne
m’en faisais aucun souci. En rentrant de Tjitere j’ai eu la même chose, mal au
ventre et diarrhée.
Entre
temps nous est parvenue la nouvelle des fiançailles
de la princesse Juliana. Nous étions les premiers à apprendre la nouvelle
par la grande sirène du bureau de presse, nous avons sauté dans l’auto et
sommes allés la porter aux Bigot, et
là il fut décidé qu’on irait fêter la chose. Buby et moi sommes vite retournés
à la maison, j’ai repassé ma robe d’organdi et… vive la fête. Je vous la
décrirai la prochaine fois, mais c’était une fête, une bombe monstre. Nous ne
sommes rentrés que ce matin à 5 heures, et les deux derniers jours le matin à 2
heures. Voilà 3 nuits que nous n’avons pas dormi ! Je vous écrirai plus la
prochaine fois, je n’ai plus le temps maintenant et cette lettre doit partir.
Un
muntschi à chacun de votre Ge… qui s’est follement amusée et Buby aussi.
Zut, ma
lettre est arrivée trop tard pour le
courrier de mercredi. J’en profite pour ajouter quelques mots. Donc notre
belle fête, vous en savez déjà quelque chose. Nous avons été souper au club,
c’était excellent et il y avait une musique militaire, commandée en hâte pour
la circonstance. A un moment donné, la musique partait et comme nous voyions
quelques couples qui la suivaient, nous
nous sommes immédiatement levés de table pour en faire autant. Nous
marchions en bande, bras dessus et bras dessous, en chantant tous les chants
nationaux hollandais jusqu’au Palais du Gouverneur, ici à la Konigsplein. Là, nous sommes entrés
dans les jardins, jusque devant la maison et avons porté des ovations
auxquelles il a gentiment répondu. Après avoir chanté le Wilhelmus, nous avons
fait une immense polonaise sur la pelouse, et toujours avec la musique en tête
nous sommes retournés à la Societeit
Harmonie.
![]() |
Societeit Harmonie Batavia |
Là, il y a encore eu un tattooe
(tattoo, musique militaire) avec la
marine. Oh, c’était beau, c’était unique, ces soldats, ces matelots et leurs
officiers ! Nous étions donc avec les Bigots et un autre couple de leurs
amis, et vraiment j’étais ravie comme Bep
Bigot (Mme Bigot) fêtait
avec comme un gosse, et lui aussi. Plus tard dans la soirée nous avons de
nouveau pris la musique en tête et avons marché à l’hôtel des Indes où il y
avait aussi une soirée pour l’occasion. Avec un culot formidable nous sommes
montés le grand escalier de l’hôtel, jusqu’à la salle de bal, avec la musique
en tête toujours, jouant tout ce qu’elle pouvait et supprimant complètement
l’orchestre tzigane. Là, cela a donné un stampede formidable et je dois dire
que Bigot et moi étions de ceux qi ont le plus chanté, crié, ri, dansé et
sauté. C’était endiablé et vous me
connaissez, je ne m’arrête pas si vite. Vers 3 heures du matin, Bigot par
contre n’en pouvait plus, il n’avait plus un fil sec à son habit, on a décidé
de rentrer. Mais une fois dans la rue, devant l’hôtel, voilà que l’orchestre se
met à jouer Adieu, mein kleiner Garde Offizier, tu sais que cela me rappelle
une belle soirée des officiers au Fantasio, alors on s’est mis à danser dans la
rue et comme par enchantement on s’est de nouveau trouvé en haut dans la salle
de bal où nous avons continué la fête. On entraînait tout le monde, on
chantait, on dansait en sautant en rond, c’était fou.
![]() |
Societeit Harmonie, jardin |
Ensuite nous avons encore
été au restaurant de nuit, le Perroquet, où beaucoup nous ont suivi. Mais là
c’était trop élégant, trop blasé, trop conventionnel pour notre état d’esprit. Nous n’y sommes pas restés longtemps et
à 4 heures nous avons fini à l’Harmonie de nouveau. Nous étions assis sur la
terrasse, sous un beau ciel étoilé, à cuver nos cuites et manger du hareng salé
sur glace avec du toast. Vers 5 heures, nous rentrions pour dormir encore un
peu. Le lendemain les bureaux avaient congé depuis 11 heures, alors Bep et moi,
avec une auto pleine de gosses, nous avons fait un tour par la ville chacun
avec un immense fanion aux couleurs nationales, des serpentins etc. faisant un
chambard du diable. Bep voulait que les enfants aient aussi du plaisir de cette
journée, et je leur ai payé des glaces. Enfin on a eu du succès et nous les
grands nous nous sommes autant amusés que les gosses.
Demain,
jour de fiançailles officiel, Buby a congé
tout le jour. Il y aura un grand cortège qui passera devant chez nous. Les
Bigots viendront voir et je leur offrirai un petit souper aux sandwiches. Il
faut bien que je me revanche un peu pour tout ce qu’ils nous ont payé à cette
fête. Tu comprends, nous ne pourrions jamais avoir autant de plaisir s’il
fallait que nous payions tout cela de notre poche. D’ailleurs Buby n’étant pas
membre de l’Harmonie, nous ne pouvons pas aller là, si nous ne sommes pas
introduits par quelqu’un.
Oh, ta Ge
s’est amusée, c’était fou. Buby aussi s’amusait bien avec Bep, seulement vers
minuit elle est rentrée seule, ce qu’elle fait toujours par prudence pour sa
santé. Ma robe a de nouveau eu beaucoup de succès seulement dommage qu’elle
était trempée de transpiration et mes volants que j’avais pris tant de peine à
repasser, ils étaient devenus aussi mous qu’une patte à relaver, mais
zut ! J’ai au moins eu du plaisir.
Maintenant
pour en revenir à du sérieux. Je vous parlais donc d’une diarrhée que j’avais
déjà eue quelques fois. Cette fois-ci, Buby m’a obligée à aller chez le docteur
car il fallait craindre que j’aie de la dysentrie, vu que c’est un mal très
répandu ici aux alentours de Batavia. Le docteur a fait 2 analyses du hmhm. Une
fois, j’ai même dû aller faire là directement, mais il n’a pas trouvé de
bactéries ! Par contre il m’a
dit que j’avais de la dyspepsie, c’est un manque d’un certain suc dans
l’intestin, qui pour cette raison ne digère pas bien la nourriture, surtout la
graisse. Par cela il se formait des gaz empoisonnés dans mon intestin, et le
sang ne recevait pas toute la nourriture qu’il devait avoir. Ce manque de suc
digestif entraînait aussi la constipation, et si j’avais encore laissé traîner
cela pendant quelques années, j’aurais pu avoir des troubles d’intestin
sérieux, même la paroi de l’intestin attaquée. Maintenant je dois suivre un
régime assez sévère, pas de porc, saucisses, chaux, sardines, chocolat etc. Pas
de graisse, très peu de beurre et de lait, pas de fromage, beaucoup de fruits
et de légumes, etc. Je suis ce régime depuis une semaine et c’est vrai, je me
porte déjà beaucoup mieux. Il faudra vraisemblablement faire attention un peu à
ce que je mange pendant tout le temps que je reste ici dans ce climat chaud. Ce
n’est donc pas une maladie proprement dite, c’est seulement un manque, auquel
il fait remédier par un régime pour acquérir le bon fonctionnement de
l’organisme. Le docteur croit que
j’ai cela depuis longtemps, et entre nous, moi je le crois aussi. Elout a la
même chose, seulement lui ne fait
pas attention et bouffe de tout, de sorte qu’il ne se porte pas bien.
Oh, tu vas
dire si je te dis que nous avons découvert de la bonne bière brune et que nous en sommes fous. Ta Ge… qui n’en n’a jamais
bu jusqu’ici, chercher chaque occasion pour ouvrir une bouteille, tout comme
toi dans le temps. Juste à présent on vient d’en boire un verre, Buby et moi,
et quand j’ai eu fini de boire, je me suis surprise à roter, comme toi tu le
faisais. Tu te rappelles que je me fâchais toujours.
Il y a ici
dans le flatgebouw aussi une Suisse française mariée à un juif. Je n’ai pas
encore fait sa connaissance. C’est une jeune femmelette de 22 ans environ.
J’ai
oublié de vous raconter que la semaine passée j’ai eu les Bigot à souper un
soir. C’était la première fois qu’ils venaient chez nous au flat. J’ai donné du
bouillon froid, des asperges puis simplement du pain, du beurre et quelques
sortes de charcuteries et pour finir de la crème fouettée dans laquelle j’avais
versé beaucoup de cognac et des jaunes d’œufs. Bigot a presque léché le plat,
j’avais du plaisir.
Voilà,
maintenant mes chers, je vous embrasse tous de tout mon cœur et spécialement
mon Macaroni…….. toute la ratatouille, all the best from your Ge…..
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire