vendredi 29 juillet 2016




Batavia

9 octobre 1936

Il y a eu hier 3 ans que nous sommes arrivés ici, débarqués à Batavia, deux jeunes plein de courage et d’espoir, mais avec le cœur aux culottes un tout petit peu. Il me semble que ce n’est que hier, le temps a passé tellement vite. Quand je l’ai rappelé à Buby, il a absolument voulu fêter la chose, car enfin on a été heureux jusqu’ici sur la terre javanaise. Nous avons donc été au cinéma voir Maurice Chevalier dans « Beloved Vagabond », ensuite on a été boire une chope au Capitol, ce restaurant avec orchestre qui me rappelle tellement le Seefels. On y mange très bien et pas cher.
Sans cela la vie a passé assez tranquillement depuis ma dernière lettre. Ah, non, par exemple, j’oubliais presque de vous raconter qu’il n’en a fallu que d’un cheveu pour que Buby doive aller à Makassar (sud de l’île Sulawesi/Celebes) pour 3 semaines ou un mois.
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 Pendant leur dernier voyage, Elout avait amorcé un tas d’affaires, achat et vente de copra et il avait posté un homme là pour continuer les transactions. Mais ce dernier s’est laissé surpasser par les importeurs concurrents, surtout les juifs arméniens, qui sont forts comme tout. Comme cet homme ne pouvait agir que sur instructions d’Elout, cela perdait beaucoup de temps de toujours télégraphier et après plusieurs bonnes occasions perdues, et aussi beaucoup d’argent perdu, Elout a proposé que Buby aille là-bas, muni de pleins pouvoirs pour l’achat et la vente et je ne sais pas tout quoi. C’était une grosse responsabilité, et Buby en avait bien un peu la frousse, surtout parce que c’était la première fois qu’il devrait vraiment se lancer dans la mêlée avec sa propre peau, et que les chances de succès n’étaient pas grandes. Quand Elout a fait cette proposition, Bigot était absent, et nous pensions qu’il ne donnerait pas son consentement, car enfin cela pouvait porter un grand préjudice à Buby s’il ne pouvait pas faire un succès de cette affaire. Mais Bigot a jugé Buby assez fort pour lui laisser entreprendre la chose, et nous voilà donc à préparer ce départ. Bep m’avait déjà invitée à aller demeurer chez eux pendant l’absence de Buby. J’ai trouvé cela très gentil de sa part. Mais voilà justement la dévaluation est arrivée et ce projet n’a pas pu être suivi. Peut être plus tard quand la situation sera de nouveau un peu plus stable.
Il y a 15 jours Buby s’est cassé une dent de devant en suçant un caramel. Il a été chez le dentiste et j’ai profité d’y aller aussi, et j’ai eu une mauvaise surprise. Toutes mes dents que Winzu a plombées ne valent plus rien, parce que les plombages se sont rétrécis, ce qui a permis à la carie de ronger toujours plus loin et maintenant il n’y a presque plus moyen de remettre du plombage. Je pourrais le laisser aller mais alors il me faudrait faire arracher mes dents dans quelques années. Je ne veux pas cela non plus. Alors on va enlever tout ces plombages, me mettre des couronnes ou des plombages nouveaux où cela peut encore tenir. Ce charrette de Winzu aurait dû être à la hauteur et employer un alliage qui ne se rétrécisse pas pour ses plombages. Faites attention si vous allez encore chez lui, garçons ! Nous avons demandé un devis au dentiste et ma bouche me revient (ne tombez pas à la renverse) à Fl. 167.- donc Frs.suisses 334.- si le cours suisse reste de pair avec le hollandais. Buby doit avoir une nouvelle dent à Fl. 40.- pièce et d’autres travaux dont il n’a pas encore pu fixer le prix. Vous pensez peut être que ce dentiste est un voleur, cela se peut car ils le sont tous, mais nous avons pourtant pris bien soin de choisir un des meilleurs marché. Nous pourrions aller chez un Chinois, mais c’est tout de même une affaire de confiance avec laquelle on ne badine pas. Nous y voilà donc pour porter nos économies chez le dentiste, c’est fichant mais il n’y a rien à faire.
Ce mois, j’ai déjà eu Fl. 30.- de docteur. Ici les factures sont présentées tous les mois au fur et à mesure. Brrr !
Et notre chiotte (voiture) qui s’est mise à faire la bête aussi, ce qui nous a coûté Fl. 35.--, un nouvel accu et un starter. Enfin zut, faut pas s’en faire et jouir de la vie tout de même aussi longtemps qu’on est en santé.
Comment est la situation chez vous ? Est-ce que la vie a renchéri de beaucoup ? Ici cela va encore, le gouvernement y a mis le frein immédiatement. Cela fait bien mon affaire, mais pas celle de Buby. La Mexolie a fait de gros stocks et se réjouissait de spéculer avec, mais cela ne va pas comme ils l’entendent. Depuis la nouvelle de la dévaluation, ils travaillent tous les soirs jusqu’à passé 7 heures. Ce ne sont que des téléphones d’Amsterdam, des télégrammes, un va et vient fou. Tout le monde est énervé. Il paraît que Bigot n’est plus lui même presque, et Elout non plus, il a fini par s’engueuler avec un autre type de la Banque. Ils sont tous tendus comme des élastiques, et avec cela il fait une chaleur formidable ces derniers temps. Enfin, cela passera aussi comme le reste. Comment cela a-t-il été  chez vous, Faaather ? Est-ce que tu as pu faire quelque bon coup, ou est-ce que tu as perdu ?
Qu’est-ce que Chuggou (Louis) va de nouveau faire à Londres ? Voyager pour toi ? ou est-ce qu’il y va pour lui-même, pour son propre développement ? En tous cas, mon cher Chuggou, c’est all the best que je te souhaite, du succès sur toute la ligne, du contentement et des satisfactions et aussi un peu de bon temps, mon vieux.  Peut être que j’aurai une fois une petite lettre de Londres ? Qui sait ? 


Et toi, Charlot ? les journaux d’ici ont aussi mentionné cette Alpenfahrt internationale (1910-1936 Rallye international des alpes).
Hier soir nous avons vu un film en couleur du lac de Come etc. C’était beau et si doux de revoir des sites aimés. J’ai beaucoup pensé à toi, Loulou et au temps que tu y as passé.
Depuis quelques jours, j’ai une nouvelle baboe et si elle reste comme elle est, ce sera un très bonne servante. Cette fois-ci j’ai été assez intelligente pour d’abord en chercher une bonne avant de liquider la vieille. Cela m’a fait du bien de pouvoir lui dire qu’elle n’avait plus à revenir, car elle croyait qu’elle était indispensable et elle faisait ce qu’elle voulait, paresseuse comme tout. Il m’est un peu difficile d’avoir des baboes parce que je suis très peu à la maison et ces gens ne peuvent pas travailler sans surveillance, ils se relâchent tout de suite. Zut, je ne m’en fais plus et je continue de profiter de mon temps à Batavia.
Il y a eu ici un grand concours d’élégance à l’Hôtel des Indes. Toutes les femmes qui soupaient là étaient soumises au jury et pouvaient gagner une Chevrolet two seater. C’était donc souper et bal, très chic mais nous avons renoncé, vu que cette soirée nous aurait coûté minimum Fl. 40.-, car à des soirées pareilles il ne se boit que du Champagne. Il y a de l’argent ici !!! Et si comme on le prévoit, les affaires reprennent un peu, Buby espère bien  arriver à un petit pécule. Enfin, on espère toujours, cela c’est au moins gratuit !
Merci beaucoup pour ta lettre 143 que j’ai reçue avec un plaisir immense comme toujours. Je t’accorde de tout mon cœur si tu peux aller à Rome et profiter de voir tant de beau. Est-ce que les dames Sossich sont venues maintenant ? Mais au moins ne te fatigue pas à les vouloir entretenir, pense à toi en premier et n’oublies pas ta santé.
Justement je viens de recevoir un paquet de journaux de ma chère Banely.
Ge… et son Buby



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